Chapitre 32

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La première chose que les deux gendarmes virent en se garant devant la maison fut le chien assis sur le perron. Il ne dit rien à leur approche, ne bougea pas, comme s’il était éteint. Ils entrèrent dans la grande bâtisse, appelèrent, vérifièrent chacune des pièces, mais il n’y avait personne. Ils s’apprêtaient à remonter en voiture lorsqu’ils aperçurent des traces de pas dans la boue. Ils dirigèrent leurs lampes vers la forêt et les suivirent.

L’appel qu’ils avaient reçu était vague et précipité. Le jeune homme qui leur avait parlé semblait sincèrement inquiet, ce qui les avait poussés à se rendre aussitôt sur place. Le plus âgé des deux, Pascal, connaissait la jeune fille qu’on lui avait décrite pour avoir recueilli sa déposition deux semaines plus tôt. Et auparavant, il l’avait entendue à plusieurs reprises jouer du piano à l’église. Tout le village la connaissait, mais pas uniquement pour ses talents de pianiste : son beau-père faisait beaucoup parler de lui, bien avant la plainte de sa belle-fille. Ce n’était bien sûr que des rumeurs. Que pouvaient faire des gendarmes face à des rumeurs ?

Cela devait faire une demi-heure qu’ils marchaient dans la forêt lorsqu’Estelle, la nouvelle recrue fraîchement arrivée de la ville après avoir obtenu son diplôme, éclaira une ombre au loin, près du ruisseau. Ils s’approchèrent et découvrirent la jeune fille en question, accroupie, pieds nus, en pyjama et probablement frigorifiée. Elle tenait dans ses bras un petit garçon que tout le village connaissait également pour avoir entendu son rire résonner dans l’église.

Le petit garçon était mort. Son rire aussi.

***

Avril n’entendit pas les gendarmes approcher. Elle était pétrifiée, comme si son esprit ne pouvait assimiler un tel choc, que son corps ne pouvait le supporter. Elle sentit des mains l’attraper par les épaules et serra un peu plus Ronan contre elle.

— Il faut le laisser maintenant, murmura une voix de femme. Tu ne peux plus rien pour lui. Viens avec moi.

Avril ne voulait pas laisser Ronan. Mais son cerveau ne marchait plus, son corps ne répondait plus. Alors elle se laissa faire, comme un automate, et suivit la femme. Du coin de l’œil, elle aperçut un homme en uniforme occupé à téléphoner. Son visage lui était vaguement familier, mais elle n’y prêta pas attention. Ce n’était pas important. Plus rien ne l’était.

Après l’avoir guidée à travers la forêt, Estelle amena Avril jusqu’au perron où elle l’aida à s’asseoir sur les marches aux côtés de Bidouille qui posa sa tête sur les genoux de la jeune fille. La femme posa une couverture sur ses épaules et emmitoufla ses pieds dans une autre. Le temps s’écoula, bien qu’il soit figé depuis longtemps désormais.

Des sirènes retentirent au loin, des gyrophares illuminèrent les arbres et les murs de la maison. Les ambulanciers descendirent du véhicule et discutèrent avec la gendarme. Seul un mélange de syllabes indescriptibles parvint aux oreilles d’Avril. Estelle se tourna vers la jeune fille assise dans la nuit, amorphe. Elle hésita quelques secondes avant de s’approcher.

— Je reviens, d’accord ? Tu ne bouges pas.

Avril ne répondit pas et Estelle escorta les ambulanciers dans la forêt. L’un d’entre eux ausculta ses pieds avant d’aller récupérer du matériel dans le camion.

Pendant ce temps, la lumière des gyrophares réveilla Avril. Ses pensées reprirent un sens, ses yeux s’affolèrent. Elle tenta de se rappeler ce qu’elle faisait là. À la vue de l’ambulance, elle s’immobilisa et laissa les images de la nuit l’envahir.

Ronan était mort.

La rage contenue durant toutes ces années de torture explosa dans son être. Il avait tué son petit frère. Son propre fils. Et Il avait pris la fuite.

Submergée par la colère, Avril se leva et s’enfonça dans la forêt, droit devant, en direction du village, sans prêter attention à l’ambulance et à l’infirmier qui ne la vit pas s’éloigner. Elle longea la route visible sur sa droite, entre les arbres. Mais elle ne voyait rien, ne sentait même plus
sa cheville douloureuse. Elle courait comme une furie, débordant de rage et de douleur.

Elle enjamba le petit fossé qui séparait la route de la forêt et pénétra dans le village. Ses pieds quittèrent le goudron lisse et ne firent aucun bruit sur les pavés irréguliers du centre-ville. Elle passa devant l’église endormie et la boulangerie fermée. Elle courut sur une route ponctuée de nids de poule, contourna le magasin de bricolage, traversa le petit pont sans prêter attention à l’abri d’Émile, vide. Elle parvint devant sa maison dont elle ouvrit brutalement la porte avant de fouiller chacune des pièces. Mais elle dû se rendre à l’évidence : Il n’était pas là.

Les émotions la submergèrent, mêlées aux souvenirs, sublimes et douloureux. La souffrance mordit chaque parcelle de son corps, la colère qui l’envahit l’aveugla. Incapable de contenir autant de chagrin, elle tourna en rond dans le salon, se frappant la tête et la poitrine. Elle attrapa finalement le premier objet qui lui tomba sous la main et le vase se brisa contre le sol froid de la salle à manger. Elle balaya tout ce qui se trouvait sur la commode. Le contenu des placards se fracassa par terre. Chaque objet devenait un morceau du passé, trop pénible pour être conservé, idéal à détruire. Ainsi, Avril réduisit en miettes tout ce qui l’avait entouré auparavant, tout ce qu’elle avait toujours détesté. Les souvenirs se mêlèrent aux morceaux de verre brisé, la poussant à continuer sa valse destructrice.

Ronan riait sur sa balançoire. Les magazines tombèrent au sol. Ronan soufflait ses bougies. Le téléphone fut balancé par-dessus la table. Ronan jouait avec Bidouille. Le rideau de douche se déchira. Ronan souriait dans son costume. Le placard de la salle de bain fut vidé. Ronan lisait Le Petit Prince. Le miroir se brisa. Ronan s’allongeait contre sa sœur amochée, à même le sol. La chambre parentale fut réduite en miettes. Ronan s’appliquait à peindre un gros chien sur une planche de bois. Les plumes des oreillers se dispersèrent dans la pièce. Ronan apprenait à nager dans le lac. Les vêtements s’éparpillèrent au sol. Ronan racontait ses rêves avant de s’endormir. Les papiers furent déchirés. Ronan écoutait de la musique dans le placard, serré contre sa sœur. La vaisselle se cassa sur le carrelage. Ronan jardinait avec le père Mathieu. Les portes claquèrent, abîmant les murs. Ronan faisait sonner la cloche de l’église. Les cadres s’écrasèrent au sol. Ronan ouvrait la porte de la chambre, son doudou sous le bras. La télévision se fracassa par terre. Ronan trouvait un nouveau galet dans le ruisseau. La nourriture fut disséminée aux quatre coins de la cuisine. Ronan faisait sa première rentrée à l’école, son petit sac sur le dos. La table fut renversée. Ronan faisait ses premiers pas dans l’allée de l’église. Les étagères furent arrachées des murs. Ronan disait son premier mot, « Lune ». Le canapé fut déchiré à coups de couteau. Ronan la regardait depuis son berceau en plastique. Un cri de douleur animal s’échappa d’Avril.

Elle se précipita sur la dernière porte, prête à tout détruire, aveuglée par la souffrance. Mais les draps à carreaux sur le petit lit la firent se figer sur place. Dans un coin de la pièce se trouvait un petit sac à dos qui attendait de retourner à l’école.

Avril était fatiguée, épuisée, son corps devint douloureux, retranscription physique de son chagrin. Reprenant peu à peu sa place dans le monde qui poursuivait sa course autour du soleil, Avril se dirigea vers le placard et l’ouvrit, retenant son souffle. Les lumières étaient éteintes. Il était vide.

Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle espérait. Peut-être y voir son frère, réaliser que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve. Mais son dernier espoir s’envola. Elle se faufila dans le placard et referma la porte derrière elle.

***

À leur arrivée à la maison aux lanternes, les gendarmes avaient expliqué à Tim et ses amis qu’Avril avait disparue. Ils n’avaient d’abord pas compris, croyant que son beau-père l’avait retrouvée. Puis, le brancard était sorti de la forêt, avec un sac bien trop petit pour être celui d’un adulte. Refoulant ses émotions, Tim avait immédiatement compris où se trouvait Avril et était remonté dans le camion. Les gendarmes l’avaient suivi en voiture.

Lorsque Tim pénétra dans la maison, il eut l’impression qu’un cyclone y était passé. Il tenta de traverser le couloir sans trébucher et regarda derrière chaque porte, les gendarmes le suivant de près. Lorsqu’il parvint à la dernière pièce, il vit que rien n’avait bougé. S’approchant du placard, il ouvrit doucement le battant et la vit, recroquevillé dans ce qui semblait être un sanctuaire. Il ne dit rien, tendant simplement la main, et attendit. Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, ce qu’il découvrit lui renversa le cœur. Tant de douleur en un seul être humain tuerait n’importe qui.

Avril prit sa main, se leva péniblement, et se dirigea vers la sortie. Les yeux rouges, le suivant comme un automate, elle quitta cette maison pleine de fantômes. Personne ne vit le galet qu’elle serrait fort dans sa main gauche. Un galet bleu, strié de doré, qui, selon les dires d’un petit garçon, contenait l’univers.

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