Chapitre 31

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Avril traversa le couloir en évitant de faire craquer les lattes et murmura à Ronan qui se réveillait dans ses bras de ne pas faire de bruit. Bien qu’encore endormi, le petit garçon sembla comprendre le message. Des pas résonnèrent sur le carrelage de la cuisine, se rapprochant de plus en plus. Apercevant le lourd rideau opaque sur le palier, Avril décida de se cacher derrière. Elle se colla dans un coin, dissimulée par le fauteuil, espérant passer inaperçue.

Au rez-de-chaussée, Bidouille continuait d’aboyer, de grogner. Elle L’entendit protester. « Tu vas la fermer sale clébard ! ».

Les marches de l’escalier grincèrent, Il montait. Avril retint sa respiration et suivit sa progression aux bruits qu’Il faisait. Les tapis du couloir étouffèrent Ses pas, les portes grincèrent lorsqu’Il les ouvrit. Elle compta. Une porte. Deux portes. Trois portes. Quatre portes. Voilà, la maison était vide, Il n’avait trouvé personne, Il pouvait partir. Elle pria pour qu’Il parte.

Il repassa dans chaque pièce, renversa les meubles, vida les sacs. Alors qu’Il repassait pour la troisième fois dans la chambre d’Avril, Il se figea. Au même moment, la jeune fille se souvint avoir laissé le téléphone sur le lit.

— Je sais que vous êtes là, murmura-t-Il.

Il sortit dans le couloir, observa chaque recoin, chaque mur, chaque morceau du plafond. C’est là qu’Il vit la trappe. Avril L’entendit faire descendre l’échelle avant de monter lentement dans le grenier.

— J’arrive.

Alors que le plafond craquait au-dessus de sa tête, Avril saisit l’opportunité qui se présentait. Elle écarta le rideau, dévala l’escalier à toute vitesse et sortit par la porte d’entrée, ignorant Bidouille qui grognait depuis la cuisine.

Elle courut pour se mettre à couvert, sous les arbres. Elle ne s’arrêta pas, même parvenue à la lisière de la forêt, poursuivit sa course, pieds nus, en pyjama, son petit frère dans les bras. Envahie par la peur, elle n’osa pas se retourner, n’osa pas ralentir. Elle écrasa les brindilles, glissa sur le sol boueux, écarta les branches qui lui barraient le passage, laissa les ronces lui griffer les jambes.

Dans l’obscurité, Avril distinguait à peine les arbres, les évitant au dernier moment. Elle suivait son instinct et continuait de courir. Elle crut entendre du bruit derrière elle et se força à accélérer malgré son corps qui lui criait de s’arrêter. Les quelques plaques de neige restantes lui glacèrent tant les pieds qu’elle finit par ne plus les sentir. Elle devinait les battements du cœur de Ronan qui s’accéléraient à mesure que la peur le gagnait. Elle le lui avait promis, Il ne le toucherait pas. Jamais.

Essoufflée, gelée, la gorge brûlante et les bras douloureux, Avril ne s’arrêta pas. Elle se passait en boucle sa promesse et continuait d’avancer, bien que les formes environnantes devenaient de plus en plus floues, l’obligeant à avancer à l’aveuglette. Son pied droit se coinça dans une racine, manquant de la faire tomber. Chaque pas lui faisait désormais horriblement mal, la ralentissant. Elle suivit le bruit du ruisseau et lorsque ses pieds touchèrent les galets, elle s’arrêta pour poser Ronan.

— J’ai froid, souffla le petit garçon entre deux claquements de dents.

— Je sais. Moi aussi. Mais j’en peux plus. Je me suis tordue la cheville.

— Avril…

— Ça va aller, on va marcher tranquillement jusqu’au village, ça va nous réchauffer.

— Avril…

— On dormira chez le père Mathieu. J’appellerai le groupe de là-bas.

— Avril…

— Merde, je connais pas le numéro. Tant pis, on ira à la gendarmerie, ils trouveront bien un moyen de les prévenir.

— Avril…

— Mais ça va aller, on va s’en sortir.

— Avril ! s’exclama Ronan, agacé.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

Ce n’est que lorsqu’elle cessa de parler qu’Avril entendit les bruits ambiants. Des brindilles qui craquaient. Des branches qu’on écartait. Si seulement elle avait écouté plus attentivement, si seulement elle n’avait pas parlé aussi fort. Il les avait entendus, elle L’avait guidé jusqu’à eux.

Un buisson bougea, une silhouette se faufila, et la seconde suivante Il était là, près d’eux, essoufflé. Avril n’entendait plus le bruit du ruisseau, la forêt semblait retenir son souffle.

— Vous rentrez, ordonna-t-Il entre deux halètements.

— Non, répondit Ronan en repensant à sa sœur qui Lui avait tenu tête quelques jours plus tôt.

— Discutez pas !

Avril sursauta, des oiseaux s’envolèrent.

— Non, on ne rentre pas, affirma-t-elle.

— Toi, comment t’as pu aller raconter des conneries pareilles aux flics ?! Tu sais ce qu’on raconte maintenant au village ? Tu vas me le payer, en commençant par retirer cette plainte à la con !

— Non. J’ai dit la vérité.

— La vérité ? Tu t’es jamais plein il me semble. Et d’un seul coup, Madame fait son intéressante !

Avril sentit son dîner lui remonter dans la gorge.

— Et toi Ronan, tu es mon fils, ta place est auprès de ton papa. Tu ne voudrais pas que je le jette ?

Il brandit alors une peluche en forme de renard de derrière Son dos, récupérée dans la maison lors de sa fouille.

— Neil ! s’écria le petit garçon.

— Non, Ronan ! cria Avril.

Mais pour un enfant de cinq ans, serrer un doudou contre son cœur, c’est comme s’assurer que tout ira bien. Quand on se rend compte qu’on l’a perdu, le monde s’arrête. Les petits pieds de Ronan avancèrent sur les galets qui parsemaient les rives du ruisseau. Avril tenta de le rattraper, mais elle glissa, trahie par sa cheville. Sentant la main de son père se refermer sur son bras, Ronan cria. Il cria, cria aussi fort qu’il le put.

La plupart des enfants ont peur des monstres qui se cachent sous les lits ou dans les placards. Ils ont peur des monstres qui n’existent pas mais que leur imagination leur fait voir. Ronan avait peur d’un monstre qui ne se cachait pas, qui vivait sous son toit, de l’autre côté du mur ou de la table. Et ce monstre venait de l’attraper, c’était fini, il avait perdu.

— Arrête de crier ! s’énerva-t-Il, serrant toujours le bras du petit garçon, bien trop petit pour une si grosse main. Tu rentres avec papa.

— T’es pas mon papa ! T’es pas mon papa t’es pas mon papa t’es pas mon papa…

Avril vit la colère sur le visage de son beau-père. Elle vit la main qui serrait si fort ce petit bras le lâcher. Elle vit cette même main se lever dans les airs avant de s’abattre sur la joue de Ronan et résonner dans un claquement sec. Elle avança, tendit les bras, mais ne fut pas assez rapide.

Ronan tomba par terre.

Sa tête heurta les galets qui parsemaient le bord du ruisseau.

Un craquement résonna dans la nuit, déchirant et monstrueux.

Des oiseaux s’envolèrent.

Le silence retomba.

Avril ne percevait toujours pas le bruit du ruisseau. Elle n’entendait plus rien, ne voyait plus rien d’autre que ce petit corps allongé par terre. Ce petit corps qui ne bougeait pas. Elle s’accroupit tout doucement, avança à quatre pattes, s’approcha lentement, effrayée. Elle n’avait jamais eu aussi peur. Ces quelques secondes interminables étaient empreintes d’incompréhension et de frayeur.

Elle était à ses côtés, elle pouvait le toucher, l’observer, l’écouter. Elle se pencha plus près de son visage, chercha. Mais ne trouva pas. Elle regarda son ventre, chercha. Mais ne trouva pas. Elle colla son oreille à son torse, chercha. Mais ne trouva pas. Elle le toucha de ses doigts délicats. Ses joues, son nez, ses mains, ses jambes, ses pieds, ses épaules, elle toucha, chercha. Mais ne trouva pas.

Sa respiration s’accéléra, comme si elle respirait pour deux. Elle le prit dans ses bras et continua de chercher. Un souffle, un battement de cœur, un pouls. Tout. Rien. N’importe quoi. Un signe de vie.

Elle regarda ses yeux. Ses yeux de givre. Mais elle ne vit rien. Uniquement le reflet du ciel étoilé. La joie qui les rendait si vivants avait disparue. Alors, son cœur effrayé qui battait si vite jusqu’à présent se déchira. Puis c’est son corps tout entier qui se fendit en deux. En trois. En cent. En mille et mille morceaux.

— Mais qu’est-ce que t’as fait ? murmura-t-elle. Qu’est-ce t’as fait ? QU’EST-CE QUE T’AS FAIT ?!

Elle leva la tête mais Il était parti. Elle était seule. Terriblement, horriblement, monstrueusement et douloureusement seule, au milieu de la forêt, en pleine nuit, le corps de son petit frère dans les bras.

— Je t’aime Ronan, dit-elle tout bas, espérant qu’il poursuive leur petite chanson. Je t’aime je t’aime je t’aime je t’aime je t’aime…

Mais Ronan ne répondit pas. Dans le ciel, la lune avait disparu. Elle s’était éteinte en même temps que son petit cœur.

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