[NON MAJ] Chapitre 10 : Les roses de la gloire (Partie 1/2)

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15 Cancri 16 893

Un froid glacial parcourt soudain son échine, hérissant chaque poil de sa douce peau pâle. Elle ferme les yeux un instant, puis les rouvre après avoir pris une longue et profonde inspiration. Elle est prête. Son visage se pare d'un air détendu et désintéressé tandis qu'elle achève de se préparer mentalement à ce qui va suivre pour la troisième fois de la journée.

— Je suis heureux de voir que tu es encore là, Styr, lance avec douceur une voix masculine légèrement grave.

— Je profite un instant de plus de cette chaleur avant de retourner chez moi, répond la Déesse du Scorpion. Que vas-tu me dire cette fois-ci, Vodnar ?

L'homme, aux hanches vêtues d'une épaisse cape d'hiver blanche pourvue par endroits de dorures et de fourrure bleu ciel, fait d'un pas déterminé le tour du rocher sur lequel la jeune femme se reposait, surplombant l'immense vallée boisée de la constellation du Serpentaire. Ses yeux d'un doux bleu marine se posent sur les lèvres pulpeuses et rosées de celle dont il va une fois de plus tenter de ravir le cœur.

— Que pourrais-je te dire de plus qui puisse te convaincre ? Excepté, que je regrette sincèrement de ne pouvoir toucher ces magnifiques joues qui sont les tiennes.

Il lève son bras lourdement ganté et approche ses doigts de la divine peau avant de se raviser, plus par habitude que par réprimande. Ses longs cheveux d'un vert tendre, parsemés de mèches rebelles et d'épis, flottent dans le vent chaud en y portant une légère odeur de pin. Et bien qu'elle semble apprécier cette senteur, Styr n'est pas du genre à se laisser attendrir si facilement.

— Pourquoi n'abandonnes-tu pas, ne serait-ce que pour aujourd'hui ? Tu sais déjà ce que je vais te répondre : la même chose qu'à tes deux premières tentatives de la semaine, ainsi que toutes les précédentes. Je n'ai nul besoin, ni nulle envie d'une telle attention de ta part. Pourquoi donc t'acharner ?

À la neutralité sans équivoque du ton employé, Vodnar ne peut que sourire d'un air séducteur.

— Ai-je besoin d'une raison pour te glorifier, mon aimée ?

Il s'agenouille cette fois devant elle, l'une de ses mains dissimulées derrière son dos, et lorsqu'il la tend vers sa sœur, il y tient une rose brillant comme du cristal, faite de la glace la plus pure.

— Accepte-la au moins en gage de ce lien qui nous unit, quel qu'il soit à tes yeux.

La Déesse du Scorpion les lève au ciel, inspirant profondément. Une de plus, une de moins, qu'est ce que cela changera ? De toute façon, ce n'est pas pour lui qu'elle le fait, mais pour le plaisir d'avoir quelque chose à admirer dans l'enceinte de son domaine. Il n'y a pas grand-chose à voir dans un monde majoritairement fait de sable et d'oasis. Tout du moins, rien qui ne sorte de l'ordinaire. Une parcelle entière y est donc dédiée à ce jardin de roses des glaces, qui ont pour avantage de ne jamais fondre. Il faut dire que le Dieu du Verseau aime immortaliser ses œuvres, en particulier lorsqu'il lui en fait présent.

— Fort bien, se décide-t-elle en attrapant délicatement la rose des trois doigts nus de sa main droite, les autres étant recouverts par l'alliage d'argent de ses gantelets. Maintenant, relève toi et va-t'en avant que je ne change d'avis.

Le jeune homme s'exécute, et ainsi se termine l'entrevue tant escomptée et tant redoutée à la fois. Il n'est ni satisfait, ni déçu, ni surpris. Ce n'est pas qu'il espère, ni qu'il a perdu espoir. C'est simplement une habitude. Son quotidien. N'importe qui dirait « j'ai arrêté de compter » face au nombre de râteaux encaissés. Lui, il compte encore, et n'oublie pas. À 820 ans, ses tentatives s'élèvent à 611 789, précisément. Mais il n'arrêtera pas, au grand jamais.

Comment résister à ces prunelles d'améthyste ? À cette allure, cette prestance ? Cette grâce du geste, cette noblesse du regard ? À l'instant même de sa naissance, à l'instant même où ses yeux se sont posés sur cette femme, il l'a aimée. Ses premiers mots furent « je t'aime », et ils lui étaient destinés. Elle avait été fortement surprise, et sur le moment, elle n'avait pas su quoi lui répondre. Mais elle s'est très vite rattrapée par la suite : depuis, tout en elle ne dégage qu'indifférence à son égard. Toutefois, jamais aucune de ses réponses n'a fait état d'un « non » catégorique. Elles restent vagues, parfois même se détournent de la conversation d'origine, aujourd'hui encore. Ou bien, il ne veut pas l'entendre. C'est tout à fait possible.

Mais il ne pourrait agir autrement. Chaque rencontre avec elle est pour lui une bouffée d'oxygène, peu importe l'issue. Lorsqu'il la quittera, il sait qu'il sombrera à nouveau dans ses inévitables ténèbres, et bien qu'il n'en donne pas l'impression, il déteste ça. Tout du moins, c'était autrefois le cas. Il ne saurait dire quel est son sentiment à ce sujet aujourd'hui. Il ne veut pas imaginer qu'il s'y est habitué. C'est hors de question ! L'habitude n'est que la première étape, et c'est pour l'éviter qu'il continue ces incessantes avances, aussi contradictoire que ce soit.

Il peut lui arriver de rester seul des jours entiers, cloîtré dans un coin de sa constellation, muré dans le plus grand silence. Cela ne se voit peut-être pas en cette situation, mais il n'aime guère la compagnie. Non pas qu'il déteste les gens. Calme et isolement sont simplement ses mots d'ordre, et se trouver en public, comme lors de l'assemblée de cette matinée, le met très mal à l'aise. C'est, d'une manière générale, un sentiment commun, pour ne pas dire presque propre, aux signes d'Hiver. Même Ryby des Poissons, si extravagante et mondaine, ne peut le nier.

Un frisson indélébile s'empare soudainement du cœur de Vodnar. Qu'il peut haïr cette sensation ! Pourtant, il sait que dans quelques instants, il s'en accommodera, et n'y prêtera plus aucune attention jusqu'à ce que ça empire. Il ne peut même plus dire que ça lui fait peur. C'est une émotion qui a été depuis longtemps déjà effacée de son être. En vérité, il s'en fiche. Il n'y en a qu'une seule qu'il désire sauver, et jusqu'à présent, ça a plutôt bien marché. Mais c'est difficile. Il aurait abandonné depuis longtemps s'il n'avait pas le bonheur de se trouver en la présence de son sublime Scorpion. Et même face à elle, il doit lutter en permanence. Chacun de ses regards, chacun de ses mots, qu'ils soient ou non pourvus d'indifférence, sont pour lui un ancrage.

— As-tu au moins été heureuse de me voir ?

Styr lève à nouveau les yeux vers lui, cette fois par surprise. Ce n'est pas une question qu'il lui pose très souvent. Elle remarque alors l'inexpressivité de son visage, nuancée uniquement d'une très légère micro expression de tristesse. Lui-même ne doit probablement pas s'en rendre compte. La Déesse ne le montre pas, mais cela la peine grandement. Elle ne peut imaginer ce qu'il doit vivre au quotidien. Elle sait parfaitement ce qu'elle représente à ses yeux, et c'est pour elle un fardeau. Ce n'est pas que ça l'ennuie... Mais elle aurait préféré ne pas être la seule à en avoir la responsabilité, d'autant plus qu'elle est âgée de 842 ans.

Décédée plus tôt que les autres lors de sa première vie, elle a vécu en décalage d'eux, témoignant ainsi de leurs derniers jours et de leur changement de personnalité. Ce sont des événements assez perturbants, même pour elle. Connaître des frères et des sœurs d'une certaine manière durant des siècles, pour les voir mourir et les retrouver plus tard complètement différents, procure à chaque fois questions et mal-être. Que doit-il donc en être pour Ophiuchus, qui y assiste à chaque fois que l'un de ses enfants trépasse et ne peut en être soulagé par l'oubli ? Si elle n'était pas morte précocement, elle n'aurait jamais eu à vivre ça aujourd'hui.

Presque toutes les Incarnations ont aujourd'hui 820 ans, ou sont sur le point de les avoir. Plus personne autour d'elle n'y prête attention, mais pour Styr, son âge fait partie du fardeau qu'elle porte : sa troisième et actuelle vie a commencé bien avant les autres, de ce fait elle se terminera bien avant les autres également. Elle se rappelle donc de ce qui est arrivé à Vodnar durant sa précédente existence, et lorsqu'il perdra celle qu'il aime... Il risque bien de finir de la même manière, le pire étant qu'elle ne s'en souciera probablement plus, ou plus autant que maintenant ; et c'est ce qui l'effraye le plus.

Ces terribles souvenirs du passé lui glacent le sang : il ne méritait pas de subir ça à l'époque, il ne le mérite pas non plus aujourd'hui. Peut-être trouvera-t-on entre-temps un moyen de l'en délivrer, mais Styr en doute fortement. Et le voir ainsi, un coup si vivant, un coup incapable de la moindre émotivité, lui rappelle à quel point l'équilibre, qu'elle est seule à détenir, est fragile, et qu'elle se doit de le rétablir dès qu'elle le peut. Le nombre de roses que Vodnar lui offre chaque jour est un indicateur du semblant de bonheur qu'il peut encore ressentir. En tout cas, c'est comme ça qu'elle formule la chose. La plupart du temps, il lui en donne une, parfois deux. Trois roses en une journée sont assez rares, et aussi contradictoire que cela paraisse, le voir ainsi l'agace autant que ça la soulage. Ce sont au contraire aux jours sans cadeau qu'elle s'inquiète le plus.

— Bien sûr que oui, répond-t-elle alors, pourquoi donc te poser une telle question ? Sache que je n'ai jamais été mécontente de ta visite, quoi que tu puisses en penser.

Est-ce uniquement dû à ses mots, ou parce que son ton était moins neutre qu'à l'accoutumée, qu'un immense sourire mêlant joie et soulagement est apparu sur le visage de Vodnar ? Elle le laisse se rapprocher d'elle et lui retirer son gantelet pour lui baiser la main avec douceur, et peut lire dans son regard tout l'amour du monde. C'est presque comme si l'on pouvait y voir les vibrations des battements effrénés de son cœur.

— J'espère sincèrement que ce que tu me dis est vrai, murmure-t-il avec affection. Je vais maintenant te laisser, puisque tel est ton désir.

Il renfile tout aussi affectueusement la fine main dans son gantelet d'argent, le remettant soigneusement en place, et laisse lentement glisser ses doigts sur les siens jusqu'à ce qu'ils soient totalement séparés l'un de l'autre. À ce moment là, il aurait voulu se déganter lui aussi, jouir de cette sensation de peau contre peau dont il a toujours rêvé... Mais il sait qu'il n'aura jamais droit à cela. Alors, même si ce n'est pas vraiment une sensation similaire, il profite avec délectation de chaque contact avec cette femme dont il est conscient qu'il n'obtiendra probablement jamais l'amour.

Comme il jalouse – quand il le peut – les hommes qui l'entourent ! Ils peuvent la toucher et l'aimer pleinement, contrairement à lui. Mais elle semble heureuse ainsi, et malgré l'envie qui le ronge parfois et tout le mal que cette simple pensée peut lui faire, il estime qu'il est mieux pour elle qu'elle ne lui rende jamais son affection. Oui, c'est paradoxal. Oui, il ne vit que pour la séduire. Lui-même ne saurait l'expliquer. Mais n'est ce pas ainsi que l'amour fonctionne ?

Sur ce, il tourne les talons et s'éloigne d'elle, sentant peser sur lui son doux regard jusqu'à ce qu'il soit hors de son champ de vision. Il continue son chemin seul jusqu'à atteindre le portail de la constellation du Verseau, et le traverse sans s'arrêter. Un monde fait de neige et de glace, à l'horizon peint de chaînes de montagnes blanches et brillantes, apparaît alors autour de lui. De majestueuses cascades entourent la plateforme de glace où est situé le portail dont il vient de sortir, et l'air apporte son bienvenu souffle gelé.

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