[NON MAJ] Chapitre 6 : Compromis (Partie 1/2)

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6 Juillet 2200 / 15 Cancri 16 893

— Êtes-vous certaine de ne pas en vouloir ?

— Je ne le répéterai pas éternellement : je n'ai pas faim.

L'odeur des œufs brouillés est, peut-être, plutôt alléchante. Le Prêtre Serpentis étant un humain, il a des besoins auxquels il doit répondre s'il veut survivre. C'est pourquoi ils se trouvent toujours au chalet, elle assise à la table du salon, lui aux fourneaux de la cuisine, comme si de rien n'était. Et c'est déjà la troisième fois qu'il lui demande si elle a faim. Évidemment que non !

— Ce n'est pas ce que j'ai cru entendre.

D'accord, il se pourrait que son ventre émette quelques légères plaintes. Mais elle n'a pas faim ! Elle n'a plus de besoins maintenant qu'elle est redevenue une Incarnation. Ce qui veut dire que la nourriture peut devenir nocive pour elle. Elle n'a définitivement pas besoin de ça.

— Avec tout le respect que je vous dois, mêlez-vous de ce qui vous regarde.

— Votre bien-être et tout ce qui vous concerne de près ou de loin me regarde, Ma Dame.

— Cessez donc vos flatteries. Je garde à l'esprit que vous avez tenté de me tuer. N'allez pas croire que je vous laisserai me berner.

— Et je vous répète que je n'ai jamais agi de la sorte. Je commence à désespérer de vous convaincre un jour.

— Et bien continuez, de cette façon je serais libérée de vos vaines tentatives.

— Très drôle, soupire-t-il en coupant le feu sous la poêle, cette même poêle qui fut violemment utilisée contre lui la veille. Vous êtes vraiment certaine de ne pas en vouloir un peu ?

— Absolument certaine, oui ! Vous m'exaspérez, bord... bon sang de m... mouise !

Elle ignore comme elle peut les gargouillis de plus en plus insistants de son estomac. Oui, elle l'admet, elle ressent encore de la faim. Mais ce n'est sans doute qu'un reste de son ancienne biologie humaine. Il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Tout ce qu'elle doit faire, c'est rester le plus digne possible dans cette situation des plus absurdes. C'est alors que Klade revient pour déposer non pas une, mais deux assiettes sur la table.

— Comme je vous le disais, reprend-t-il en commençant à manger, beaucoup de choses ont changé en votre absence. C'est comme si le monde entier avait oublié jusqu'à votre existence. Plus de rites, plus de célébrations. L'Humanité ne regarde même plus vos étoiles avec respect.

— Je le sais déjà, rétorque Kozoro sans jeter un regard sur son assiette, c'est ce que me montrent mes souvenirs de mes différentes vies.

— Néanmoins, vous ne semblez pas du tout surprise.

— J'ai eu 500 ans pour m'y faire. Je suis stupéfaite, bien sûr, mais dans le même temps, à cause de toutes ces vies passées dans l'ignorance et la logique de la nouvelle civilisation, je crois que je me suis habituée à cette réalité. J'avoue que c'est assez étrange... et paradoxal, d'une certaine manière. Je ne sais même pas s'il existe un terme pour décrire ce genre de sentiment.

— Avez-vous une idée de ce qui a pu arriver ? Votre culte a été pratiqué durant des millénaires par le monde entier, littéralement ; on ne peut pas faire silence radio et tout oublier du jour au lendemain !

Kozoro lui répond par un signe de tête négatif :

— C'est arrivé peu de temps avant ma mort. J'ai enquêté moi-même à ce sujet, je me souviens y avoir passé des journées et des nuits entières, jusqu'à m'en donner mal au crâne. Mais je n'ai trouvé aucune explication.

— Je vois... dit-il en faisant tournicoter sa fourchette.

— En revanche, je ne trouve en rien surprenant que seuls les vôtres aient échappé à cette amnésie collective. Je pense que le lien qui vous unit à Père vous en a protégés.

Klade arrête soudainement de manger. Son visage s'assombrit, et il détourne le regard.

— Il y a quelque chose que je dois vous dire à propos des Prêtres Serpentis. Au début, malgré la situation, ils arrivaient à s'en sortir. Ce n'était pas un si grand inconvénient. Mais plus les années ont passé, plus les temps ont changé, et plus ils ont commencé... à s'amenuiser.

Le son de sa voix s'est aggravé. Kozoro elle-même réalise ce qu'il est en train de lui dire, et ce n'est pas bon du tout.

— Pourquoi ? Que s'est-il passé ? lui demande d'elle sur un ton adouci.

Klade tourne à nouveau les yeux vers elle, constatant qu'elle est véritablement intriguée, et continue ses explications.

— Les épouses ne considéraient plus comme un honneur de devoir laisser leurs fils partir faire leur formation aux temples, puisque qu'elles n'en connaissaient plus la raison, raison qu'elles ne pouvaient plus croire, et ça a empiré à l'avènement de l'époque contemporaine.

— J'imagine que certains pères ont quand même tenté de les y emmener.

— Oui, et ils ont terminé entre les impitoyables griffes de la justice. Prison, surveillance, ordonnance restrictive, parfois même asile psychiatrique... Le monde a beaucoup trop évolué, nous ne pouvons plus agir ni échapper aux vigilances comme il était auparavant possible de le faire, et nous en subissons les conséquences. Voilà pourquoi il est au fil des années devenu bien plus difficile pour les Prêtres Serpentis d'avoir une descendance. Autrefois, nous pouvions être des dizaines. Aujourd'hui, nous ne sommes plus qu'une poignée. Et je crains que dans quelques années... nous n'existions plus.

C'est une chose à laquelle Kozoro ne s'attendait pas. Sa considération des Prêtres Serpentis en tant qu'ennemis s'estompe soudainement, comme si elle avait été prisonnière d'une cage et que la porte s'était ouverte. Cette méfiance maladive était, encore une fois, attisée par sa transformation et le traumatisme que cela lui a infligé. Elle se rend à l'évidence : elle n'est pas encore « elle-même ». Son être est encore en pleine purge. Ce sont des petits détails de ce genre qui font toute la différence et lui font prendre conscience de son état et de ce qu'elle ne devrait pas ressentir.

Ici, entre autre, elle prenait les Prêtres Serpentis pour des ennemis à cause de leur lien avec Ophiuchus, à cause de cette odeur dans leur sang qui lui rappelle encore si douloureusement ce qu'elle a subi 500 ans plus tôt. Alors que ces hommes sont au contraire les êtres humains les plus précieux qui soient, qu'il faut à tout prix préserver, car ce sont eux qui, dans un futur proche ou lointain, seront les seuls à pouvoir sauver l'Humanité.

Face à Klade, elle réagit comme un animal blessé. Mais il a tenté de la tuer, elle s'en souvient très bien, alors d'un côté, il mérite tout de même sa méfiance. Peu importe, car ce qu'elle a appris est bien plus important : les Prêtres Serpentis sont en voie d'extinction. Et Klade en est l'un des derniers représentants. C'est en effet très inquiétant, et cela pourrait devenir catastrophique dans les prochaines décennies. L'amnésie de l'Humanité ne la dérangeait pas tant que ça, mais elle se rend désormais compte des conséquences.

— Alors nous avons de la chance que vous soyez venu au monde.

Klade lui-même est surpris par cette remarque, et ne peut s'empêcher de la regarder d'un air presque reconnaissant. Un léger rictus apparaît sur son visage tandis qu'il empoigne à nouveau sa fourchette pour déguster ses œufs brouillés avant qu'ils ne refroidissent. Quant à Kozoro, elle ne peut définitivement plus déterminer quel genre de regard elle pose actuellement sur lui. Elle est toujours méfiante, mais il est évident qu'il est sincère, et qu'elle se sent malgré tout concernée par sa situation.

Nombreux sont les humains au cours de ses vies passées qui ont tenté de la tromper, et elle a jusqu'ici toujours été en mesure de voir clair dans leur jeu. Mais avec Klade, c'est différent. Il lui est impossible de trancher entre l'absolue méfiance et l'absolue confiance. Elle soupire longuement en réalisant que les choses seront beaucoup plus compliquées que prévu à accepter.

— Comment vous sentez-vous ? Cette femme vous a fait beaucoup de mal tout à l'heure, nous n'avons pas eu l'occasion d'en discuter, s'enquiert le jeune homme avec inquiétude.

— Il n'y a rien à en dire, répond Kozoro en haussant les épaules, ma sœur est toujours aussi fidèle à elle-même. Je ne suis pas surprise, jamais je ne me serais attendue à ce qu'elle change d'un iota. Les hémorragies ont stoppé dès qu'elle a cessé d'utiliser son pouvoir, je n'en garderais pas de séquelles. Et maintenant que je me suis débarbouillée, cela semble moins effrayant, n'est ce pas ?

— Certes... Au moins je peux être rassuré sur ce point... Mais vous ne m'avez pas répondu, est ce que vous vous sentez bien ?

La Déesse ne réplique pas tout de suite, inspirant d'abord très profondément.

— Aussi bien qu'on puisse l'être quand une âme divine revient d'entre les morts, privée de pouvoirs, pour harceler un esprit simple de souvenirs millénaires jusqu'à la folie, et se faire de nouveau mettre en pièce par une harpie qui ne jure que par le sang. Est-ce suffisant, ou bien dois-je encore gaspiller ma voix pour tes pu... vos stupides questions ?

À la vue du Prêtre visiblement intimidé, baissant les yeux en silence, elle se rend compte de son absurde brusquerie et se racle la gorge avec gêne.

— Je... Je vous présente mes excuses. Je ne voulais pas me montrer impolie à votre égard.

Pour toute réponse, l'intéressé lui adresse un léger sourire, le regard ne brillant d'aucune rancune que ce soit. Se maudissant d'avoir une fois de plus échoué à maintenir sa personnalité pacifique et distinguée pour laisser place à la violence et la vulgarité d'une autre, Kozoro lorgne un instant sur son assiette, et ne pouvant plus résister aux appels de son estomac, s'ose à prendre une bouchée, puis une autre.

Son corps est toujours en pleine phase d'adaptation aux changements biologiques qui opèrent en elle, ce qui veut dire qu'elle est toujours soumise aux besoins primaires des humains. Qui aurait cru que ce serait aussi simple et rapide ? Au moins, ce n'est pas aujourd'hui qu'elle s'empoisonnera. Et il faut bien avouer que Klade est un excellent cuisinier, même si ce ne sont que des œufs brouillés.

Ce dernier a déjà englouti toute son assiette, révélant au passage une certaine gloutonnerie cachée. Ou simplement une grande rapidité ? Elle se sent presque gênée de manger maintenant qu'elle est la seule à le faire, surtout après sa précédente véhémence. Elle ne le regarde pas, mais elle peut sentir posé sur elle son regard satisfait, oui, satisfait, exactement ! Se fait-elle des idées, ou est-il en train de la narguer ?

Elle termine son assiette en silence et dans une grande lenteur. C'était froid depuis longtemps, mais ça ne l'a pas dérangée le moins du monde. Un autre avantage à faire partie des signes d'Hiver. Alors qu'elle relève la tête, elle aperçoit celle de Klade tournée vers la pendule du salon. La fascination peut être lue dans ses yeux. Il faut dire que cette « pendule » n'est pas vraiment ordinaire.

C'est un sablier. Oui, un sablier. C'est son père humain qui l'a confectionné, et elle n'est pas peu fière de l'y avoir assisté. Le sable met une heure pour tomber totalement, et lorsque le dernier grain rejoint ses semblables, le sablier se retourne automatiquement via un système complexe, et une petite lumière intégrée s'enclenche pour donner l'impression que le sable a changé de couleur. À chaque heure, sa couleur. Actuellement, le sable est fuchsia et est à moitié tombé, ce qui signifie qu'il est 13 heures 30. Kozoro est tellement habituée à vivre avec ce sablier pendule qu'elle peut y lire l'heure à l'exacte minute près.

— Vous n'avez jamais vraiment arrêté de vous sentir liée au temps, n'est ce pas ? murmure le jeune homme dans une réelle fascination.

— Je ne dirais pas les choses ainsi, mais... c'est exact. Mes vies ont beau avoir défilé, j'ai beau avoir revêtu de nombreuses et différentes personnalités, le Temps a toujours eu une place dans mon cœur.

L'espace d'un instant, elle oublie la méfiance. Elle oublie l'urgence et la gravité de la situation. Elle se laisse simplement bercer par le silence, la douce sensation du Temps caressant son être, continuant sa course infinie, mais laissant son invisible empreinte sur sa peau. Elle avait oublié ce sentiment, et à quel point elle l'adorait. Oui, qu'elle soit humaine ou Déesse, le Temps fera toujours partie d'elle.

— Je sais que je ne devrais pas vous le demander, en tout cas pour le moment, mais... j'ai vraiment besoin de savoir. Que vous est-il arrivé il y a 500 ans ? Pourquoi êtes-vous morte sur Terre ?

Et la réalité revient à elle en un éclair. Sa paisible béatitude s'évanouit, et le poids du souvenir oppresse à nouveau son corps et son cœur.

— Vous avez raison. Vous ne devriez pas le demander.

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