Chapitre 1 : L'appel (Partie 1/2)

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Les voilà. Après d'innombrables heures passées à les attendre, tapi dans la plus grande obscurité, enveloppé par la chaleur des nuits d'été, il peut enfin les voir. Les étoiles. Ce n'est pas la première fois qu'il guette la dispersion des nuages, parfois en vain. Mais même dans l’échec, il ne perd pas goût à ces moments-là. Comment pourrait-il se lasser de cette magnificence, de ces diamants illuminant le ciel de leur splendeur sacrée ? Sacrée, oui, c'est le mot qu'il emploie. Un mot qu'hélas trop peu emploient.


Pratiquement plus personne n'en a conscience aujourd'hui, mais les étoiles étaient autrefois adulées, vénérées. Nul ne les considérait comme de vulgaires amas de poussière répartis dans l'espace infini. Ceux qui pensaient ainsi étaient perçus comme des fous, des ingrats. De nos jours, lui seul serait vu de cette manière s'il divulguait ce qu'il savait. De toute façon, pourquoi le ferait-il ? On ne le croirait pas.


L'Humanité a depuis longtemps abandonné ses croyances et ses rites, à jamais tombés dans les ténèbres. Si ce n'était que ça... Mais elle a délaissé l'essentiel : le respect qu'elle doit aux étoiles qu'elle observe, et qui l'observent. Klade, lui, n'a pas oublié. Et tant que la beauté du ciel nocturne s'offrira à lui, il n'oubliera pas.


Maintenant que les nuages ont complètement disparu, il peut enfin se perdre parmi les astres, dans une danse rituelle que seuls les observateurs de la nuit connaissent. Au bout d’un moment, son regard s’arrête sur un plan bien précis de la voûte céleste. Là où la plupart des gens ne voient qu’un vide parmi tant d’autres, lui, il voit la vérité. Ce qui devrait se trouver là. D’après les calculs des astronomes d’autrefois, c’est vers quatre heures du matin que cette constellation était visible à cette époque de l’année. Sur le papier, il sait quelle forme elle était censée avoir, mais tout là-haut… c’est difficile de la situer avec exactitude.


C’est un fait assez méconnu, mais bon nombre de constellations ont été changées ou oubliées avec le temps. L’exemple le plus probant est celui du Navire Argo, divisé à cause de sa grande taille, ce qui donna naissance à la Carène, à la Poupe et aux Voiles. Certaines eurent le même destin qu’Antinoüs, que l’on a fusionné avec l’Aigle. D’autres n’ont même pas pu avoir une place dans le ciel en premier lieu, comme le Mont Mailanos, qui se serait trouvé sous le Bouvier si les astronomes l’avaient accepté. En outre, plus personne n’est en mesure de dire à quoi ces groupes d’étoiles ressemblaient, ou auraient pu ressembler.


Pourtant, cette constellation-là… Voilà cinq-cents ans qu’elle a disparu, et jamais elle n’est tombée dans l’oubli. Est-ce à cause de son rang particulier qu’elle a droit à un tel traitement de faveur ? Klade n’a pas la réponse à cette question, et de toute façon, ce n’est pas vraiment ça l’important. L’important, c’est qu’on en parle encore, tout simplement. Tant que les humains s’en souviendront, elle ne sera pas complètement perdue. Le contraire serait insupportable, ni plus ni moins.


Un petit soupir frustré s’échappe de ses lèvres lorsque les nuages commencent à reprendre possession du royaume des astres. Il n’aura pas profité de la vue très longtemps… Enfin, c’est sans doute pour le mieux. Il a tendance à tout oublier quand les étoiles lui font la grâce de leur présence. La faim, la soif, et même le sommeil. Or, demain (ou plutôt, aujourd’hui) va nécessiter toute son énergie. Du moins, si ses informations sont fiables. En général, il évite de suivre les appels anonymes, mais sa dernière paye ne sera bientôt plus qu’un souvenir et les contrats se font rares en ce moment. Si ce qu’on lui a dit est vrai… alors il a intérêt à être prêt.


C’est dans un mélange de détermination et d’appréhension que Klade quitte la colline plongée dans l’obscurité. Après quelques pas, il se retourne pour jeter un dernier coup d’œil sur la ville en contrebas, à quelques kilomètres de là. Il a toujours aimé ce genre de paysage : une agglomération ni trop grande, ni trop petite, nichée au creux d’une forêt, avec quelques montagnes aux alentours. Comme c’est souvent le cas, il n’était jamais venu ici avant aujourd’hui. Si tout se passe bien, peut-être ira-t-il y faire un tour, pour une fois. Plus il se rapproche de sa voiture, une Mercedes noire qui a déjà bien vécu, plus l’idée lui plaît. Il est resté sur la route trop longtemps depuis la dernière fois, il n’y a pas de mal à se poser un peu…



—   Et voilà, je m’égare encore, se dit-il en secouant la tête avant d’ouvrir la portière arrière.



Sans plus attendre, il s’allonge sur la banquette, plie soigneusement son manteau et le cale sous sa nuque comme un oreiller. Il ne tarde pas à rejoindre les bras de Morphée : outre son admiration face à leur beauté intemporelle, les étoiles ont toujours suscité chez lui une facilité à s’endormir déconcertante. Sans doute parce que leur vue est la seule chose en ce monde qui lui apporte un réel sentiment de paix, de la même manière que le sourire d’une mère.


À son réveil, la journée est déjà bien avancée. Un peu trop par rapport à ses habitudes, mais il a encore une bonne marge de manœuvre. Une petite brise vient l’accueillir une fois le pied posé à l’extérieur. Pour un début d’été, il ne fait pas si chaud que ça, c’est plutôt agréable. Surtout avec cet uniforme qu’il porte en permanence. A priori, on pourrait le croire incapable de se mouvoir sans gêne dans tout ce simili cuir, mais c’est une habitude qu’il entretient depuis plus de douze ans, de jour comme de nuit, en toute saison.


Après s’être adonné à quelques étirements, il remonte dans la Mercedes et descend en ville. Avec les maigres économies qu’il lui reste, il peut tout juste se payer un café et un repas décent dans un bar. C’est toujours ça de pris. Compte tenu de la situation, c’est même parfait. Instantanément, Klade opte pour un sandwich à la mayonnaise et au poulet fumé.



—   Il est vraiment très bon, concède-t-il après seulement une bouchée, mais pas autant que ceux de maman.



Tout doucement, ses grands yeux noirs s’illuminent de la joie de l’enfance, tandis que le souvenir de cette saveur unique s’invite dans son palais. Ce qu’il donnerait pour la goûter à nouveau ! En près de cinq ans, il a mangé un bon millier de ces sandwichs dans l’espoir de la retrouver, et jusqu’à présent, pas un seul ne s’en est approché.


Le jeune homme termine rapidement son déjeuner et quitte le bar sans s’attarder davantage. Une fois derrière le volant, il attrape une bouteille de parfum dans la boîte à gants et s’en asperge abondamment. Ce n’est pas l’idéal niveau hygiène, mais c’est mieux que rien. S’il avait pu, il se serait volontiers offert une chambre d’hôtel, ne serait-ce que pour le plaisir d’une bonne douche décrassante. Le point positif, c’est que si tout se passe bien aujourd’hui, il pourra en avoir trois d’affilée s’il le souhaite.


Comme la circulation est plutôt faible, il trouve sans problème la boutique d’antiquités et prêts sur gages du coin, et se gare à l’autre bout de la route. Il n’y a plus qu’à patienter. Dix minutes, vingt minutes, une heure passe dans le silence et l’ennui le plus total. Il n’y a pas eu le moindre signe de vie. Aucun véhicule, aucun piéton, pas même un chat. Ah, si, une seule exception : une cliente venant tout juste d’arriver. L’espace d’un instant, Klade se laisse distraire par sa longue chevelure châtain, légèrement ondulée, que le vent chaud vient porter dans une mouvance élégante. Il s’amuse alors à deviner la raison de sa présence : est-elle venue mettre en gage, ou acheter ? Et, aussi vite qu’elle était apparue, la femme quitte son champ de vision en entrant dans la boutique. Retour au boulot.


Cette fois, le jeune homme n’a pas à attendre très longtemps : pas moins de trente secondes plus tard, un imposant pick-up noir s’arrête sur le trottoir d’en face. La portière s’ouvre, dévoilant un véritable colosse au crâne rasé et recouvert de cicatrices. Klade s’empare d’une paire de jumelles afin de l’observer plus précisément : un petit front marqué par des rides saillantes, de fins yeux bleu habités par une lueur malsaine, un gros nez en patate, un menton proéminent où loge un piercing rouge, et enfin, un tatouage au creux de la nuque représentant un cercle transpercé par de multiples lames. Pas de doute, c'est bien sa cible : Tosel Dogorov, tueur en série russe recherché dans cinq pays pour au moins dix-huit meurtres.


Au nom de la gloire, de l’argent ou de la justice, bien des gens se sont lancés à ses trousses. Policiers, mercenaires, chasseurs de primes, tueurs à gages, anciens partenaires… À tous, il leur a échappé. Mais aujourd’hui, cette cavale prendra fin une bonne fois pour toutes ! Enfin, c'est ce que Klade se répète sans cesse pour se donner de l'assurance… Malgré son jeune âge, il a déjà une carrière bien remplie avec pas mal de captures au compteur. Normalement, il ne devrait pas s’inquiéter. Ceci dit, en général, ses cibles ne font pas deux mètres trente ! Si Dogorov parvient toujours à s'enfuir, c’est pour une bonne raison, et elle tient entre quatre planches. Plus que de courage, c’est de prudence dont il va falloir faire preuve…


Klade attend que le criminel pénètre dans la boutique pour sortir discrètement de sa voiture. Rue déserte, pas de caméras de surveillance, aucun témoin potentiel en-dehors du prêteur sur gages et de la cliente, pour l’instant, les choses s’annoncent bien. Dogorov a des habitudes très spécifiques : après avoir assassiné ses victimes, il les dépouille et revend son butin exactement trois jours après le méfait, toujours à la même heure. Nul ne sait pourquoi. Le lieu de revente, en revanche, est aléatoire. Il peut se trouver près du lieu du crime, ou dans un autre pays. Donc, quand cet appel anonyme est tombé… Honnêtement, Klade a d’abord pensé à une mauvaise blague. Qui pouvait avoir de telles informations, en-dehors du meurtrier lui-même ? Un complice ? Un médium ? Il ne le saura jamais, la personne a tout simplement balancé les coordonnées et a raccroché avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche. Il a failli ne pas venir… puis il s’est dit que, de toute façon, il n’avait rien à perdre. Apparemment, il avait raison.



—   Viens à moi, Helkath...



Répondant à son murmure, une lance se matérialise dans sa main droite. Maintenant, il est fin prêt. Alors qu’il tend la main vers la poignée, la porte s’ouvre brusquement. Instinctivement, il s’écarte du passage pour éviter une éventuelle attaque… Mais ce n’est que la cliente. Après avoir manqué de lui rentrer dedans, elle balbutie des excuses à voix basse et s’éloigne d’un pas hâtif, les bras serrés autour d’un objet soigneusement empaqueté. Nul doute en ce qui concerne la cause d’un tel empressement. C’est une bonne chose, au moins elle ne risque plus de devenir une victime collatérale.



—   Que la fête commence…



Le vif tintement de la cloche de porte interrompt Dogorov dans ses négociations. Si, du moins, on peut appeler « dégainer un pistolet et le pointer sur le gérant » négocier. Il tourne lentement la tête vers le nouveau venu, juste pour voir de qui il s’agit, sans lui prêter d’attention particulière… jusqu’à ce que son regard s’arrête sur ce qu’il tient en main. L’expression de son visage change du tout au tout, puis il commence à lui crier dessus dans sa langue natale tout en le visant.



—   Tiens, je ne savais pas que j’étais connu en Russie, se dit Klade alors qu’il évite le coup de feu dans une roulade.



C’est qu’il n’y en a pas beaucoup, des chasseurs de prime de son genre. En général, on préfère s’armer d’un couteau, d’un revolver, quelque chose qui soit facile à manier. Mais une lance ? C’est pratiquement du suicide ! En tout cas, ça l’est pour quelqu’un d’inexpérimenté. Pour Klade, elle est tout sauf un simple signe distinctif.


Juste avant que le criminel ne tire pour la seconde fois, le jeune homme s'élance vers lui et plante fermement Helkath dans le plancher. Il prend appui sur elle et se retrouve dans les airs, évitant à nouveau la balle qui se contente de frôler sa jambe droite, endommageant tout de même son pantalon au passage. Ses pieds atterrissent brutalement sur le sternum de Dogorov qui est repoussé en arrière, le souffle coupé. Mais c’est loin de neutraliser le colosse : une fois son adversaire au sol, il réplique d'un coup de genou dans la mâchoire, l'envoyant valser sur le dos dans un très audible craquement.


À peine Klade reprend-t-il ses esprits que Dogorov pointe déjà son arme dans sa direction. Réagissant au quart de tour, il frappe son poignet avec le manche d'Helkath afin de dévier son tir, puis le déstabilise d'un mouvement de balayette. Ces quelques secondes lui donnent tout juste le temps de se relever et de projeter le pistolet au loin du bout de sa botte. Mais l’assassin n’a pas dit son dernier mot : profitant de cette fenêtre d’action, il attrape Klade par la cheville et le fait violemment tomber par terre. Ce dernier tente d’attraper sa lance, que le choc lui avait fait lâcher, mais Dogorov le traîne à lui dans une facilité déconcertante, puis l’immobilise en pressant son genou sur son torse. Impossible pour lui de s’échapper malgré tous ses efforts. Les épais doigts calleux viennent se placer autour de son cou et serrent, serrent…


Klade n’arrive plus à respirer. C’est comme si sa tête allait exploser. Son bras s’agite sur le plancher dans l’espoir de récupérer Helkath… en vain. Le monde commence à devenir flou. Où est… Où est le prêteur sur gages ? Voit-il ce qui se passe ? Ça n’a plus d’importance. C’est une question de vie ou de mort, désormais. Il n’y a plus d’autre choix…

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