[NON MAJ] Chapitre 8 : Tensions (Partie 1/2)

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Cela fait maintenant plusieurs heures que la Déesse marche aux côtés du Prêtre Serpentis. Puisque son mal des transports, indésirable résidu parmi les caractéristiques que la part humaine de sa nouvelle biologie conserve, persistait à rendre tout voyage en véhicule impossible, ils n'ont pas eu d'autre choix que de confier la voiture de Klade au commissaire qu'il avait contacté plus tôt. Kozoro a dû se cacher dans les bois en attendant que la conversation entre le chasseur de primes et l'homme de loi s'achève. Sa présence aurait trop compliqué les choses, qui auraient alors été beaucoup plus difficiles à expliquer avec cohérence. Klade a simplement prétexté que sa voiture représentait un risque pour sa mission actuelle, ce à quoi son interlocuteur a cru avant de partir avec le véhicule sans poser de questions, ce ne devait donc sans doute pas être la première demande inhabituelle de sa part.

Et depuis, tous deux ne font qu'utiliser leurs jambes. Le recours aux transports en commun était également hors de question, d'une part car ils n'auraient de toute façon jamais pu les emmener à destination, d'autre part parce que ni l'un ni l'autre ne les apprécie. Non pas qu'ils soient claustrophobes, asociaux ou paranoïaques, mais... Tous ces gens, toute cette masse, cette sensation désagréable d'être piégé, épié, volontairement ou non ; tout ce bruit, tous ces regards, ces interrogations, ces jugements... C'est tout bonnement insupportable pour eux. Tous deux partagent un goût prononcé pour le calme et la tranquillité, par conséquent la solitude.

Tout ce monde autour d'eux ne leur inspirerait que trop de mal-être, en particulier si tous les regards sont rivés sur l'étrange tenue de la Déesse. Elle refuse catégoriquement de se changer : elle est ce qu'elle est, elle l'assume ! D'autant plus que cette robe ne semble pas facile à enlever. Mais plus important encore, ce serait comme renier son identité. Rien ne pourrait justifier cela, et compte tenu de sa situation, c'est tout à fait compréhensible. Autant laisser les choses ainsi, peu importe ce que l'on pourrait en penser. La rue, la route, c'est toujours mieux qu'un train bondé. De toute façon, il est impossible de passer totalement inaperçu, de se rendre invisible au monde.

Les téléphones, les caméras, les satellites... Même si elle le voulait, elle ne pourrait échapper à aucun œil en cette ère. Elle commence à sérieusement regretter l'époque où la technologie la plus incroyable et futuriste se résumait à l'éclairage à la bougie. Là, au moins, elle pouvait être certaine de passer tranquillement devant une foule sans prendre le risque d'être immortalisée sur un écran et partagée dans le monde entier accompagnée d'un pitoyable #TropBizarre. En ce temps là, les gens savaient se taire et respecter son intimité. Mais elle ne peut pas vraiment leur en vouloir : plus personne ne sait aujourd'hui qui elle est et ce qu'elle représente. Personne, à part les Prêtres Serpentis.

Klade mène la marche, silencieux. Elle l'observe minutieusement, songeant à de multiples questions. Ils ont décidé de mettre leurs différends de côté pour le voyage, certes, mais cela ne veut pas dire qu'elle doit lui accorder sa totale confiance. Elle continue d'hésiter, de douter, et elle n'aime pas du tout ça. Elle aimerait pouvoir enfin trancher, se libérer du poids de la méfiance. Mais comment le pourrait-elle ? Il semble si sincère lorsqu'il affirme vouloir l'aider, qu'il se défend de lui avoir causé le moindre mal ; mais ses souvenirs ne la trompent pas.

Il avait arrêté de geindre. Il l'a regardée droit dans les yeux, puis s'est levé, sa lance en main, pour s'approcher d'elle. Il ne semblait plus être le même, mais elle était trop terrifiée pour y accorder de l'importance, et tandis qu'elle reculait, elle a buté contre un arbre. Puis cette horrible douleur l'a transpercée de part en part. Il s'est reculé, toujours en la regardant, pour reprendre sa position initiale. Et quelques secondes plus tard, sa mascarade prenait place, comme si rien ne s'était passé. Comme si, l'espace d'un instant, il était devenu un autre homme.

C'est un détail auquel elle n'avait pas forcément prêté le plus d'attention, mais c'est paradoxalement la principale raison de sa méfiance. S'il avait assumé jusqu'au bout ses actes, elle aurait tout de suite pu trancher en sa défaveur. Mais ce n'est pas le cas. Maintenant, elle y réfléchit, ça lui revient peu à peu. Et plus elle y pense, plus elle se focalise sur ce détail. Elle ne connaît pas cet homme, c'est vrai, mais ce visage si sombre, si vide, ne pouvait être le sien. Il était trop différent de celui qu'il arborait juste avant. Pourtant, c'était bel et bien lui.

Il est difficile de se concentrer quand près de 2811 ans de souvenirs sont emmagasinés dans la tête. Kozoro pensait pouvoir les contrôler, les organiser parfaitement, mais elle sait au fond que c'est impossible. Elle pourrait confondre un souvenir avec un autre, voire les mélanger. Elle pourrait en oublier au profit d'autres, elle pourrait même croire avoir vécu quelque chose alors que ce n'est pas le cas. Sauf qu'en ce cas précis, elle a une confiance totale en ses souvenirs : ils sont trop récents pour avoir été altérés par sa renaissance.

Plus elle réfléchit, plus des détails, des bribes, des mots lui reviennent. Et tout à coup, elle se souvient : elle pourrait avoir raison, ou bien il pourrait dire la vérité, ou bien il pourrait s'agir d'autre chose. Une troisième version des faits, englobant à la fois l'une et l'autre. Le corps de Kozoro est pris d'un imprévisible frisson, comme pour lui montrer qu'elle est sur la bonne voie. Cela pourrait en effet répondre à toutes les questions, sans pour autant régler le problème de confiance. Mais au moins, la faute n'en reviendrait pas au Prêtre. En vérité, elle a désormais pitié de lui. Bien sûr, pour rendre cette hypothèse valable, il lui faut une preuve. Et la seule manière de l'obtenir, c'est de parler au jeune homme.

— Vous semblez avoir bien récupéré des conséquences de notre rencontre, commence-t-elle en prenant un air désintéressé.

— Je souffre encore de quelques engelures, mais ce n'est plus grand-chose maintenant.

— C'est une bonne chose. Peu d'humains s'en seraient sortis tout aussi bien que vous. En particulier alors que vous ne portiez pas ce manteau et ces gants. Mais, dites moi, maintenant que j'y pense... Vous n'en aviez pas lors de notre altercation, et ce fut le contraire quand vous êtes revenu me voir. Vous n'avez pas trop chaud ? Ce sont des vêtements d'hiver, et nous sommes en été ! Votre simple vue me donne des coups de chaleur...

Elle ne l'a pas dit volontairement, mais c'est la vérité. Comment peut-il supporter cette canicule avec tout cet attirail ? Elle est déjà assez sensible aux températures estivales comme ça, et son compagnon de route risque bien de la tuer en lui inspirant cette affreuse sensation !

— Pour rappel, je n'ai plus de coffre où les ranger. Et de toute façon, je... Je me suis habitué à les porter en toute saison. Ne vous en faites pas pour moi.

Quelque chose dans sa voix sonne faux. Pour une raison inconnue, le Prêtre ne semble visiblement pas disposé à réagir aux plaintes de Kozoro, et le fait savoir plutôt maladroitement. Une habitude ? À d'autres ! Elle a connu des charlatans bien plus convaincants. Il aurait tout à fait pu attacher son manteau à sa taille et mettre ses gants dans ses poches, comme n'importe quel être sensé l'aurait fait, surtout qu'il les portait encore bien avant de ne plus avoir de voiture. Il y a quelque chose qui cloche. Toujours décidé à lui cacher la véritable raison de cet emmaillotage ? Fort bien. Puisque la manière douce n'a pas marché, il reste encore la manière forte.

— Veuillez les retirer. Je ne veux plus les voir sur votre dos. Vous n'allez quand même pas me faire croire que vous supportez les hautes températures avec ça ? Allez ! ordonne-t-elle avec autorité.

Oui, les manières douces et fortes se résument pour elle aux mots. Mais les mots ont un grand pouvoir, bien trop souvent sous-estimé. Après avoir poussé un léger soupir, incapable de désobéir à un ordre divin, Klade s'exécute et déboutonne son manteau pour l'attacher à sa taille, révélant un uniforme fait de cuir noir et couvert de résille sur le thorax, où s'affiche fièrement l'emblème scintillant du Serpentaire. Ses bras nus s'avèrent à la grande surprise de la Déesse être presque bleus, et ses mains sont couvertes de petites plaques rougeâtres.

— Vous ne mentiez pas tout à l'heure. Vous me semblez gelé malgré cette chaleur étouffante.

— Je ne voulais pas que vous voyiez ça, répond le jeune homme en détournant la tête.

— Pourquoi donc ? C'est mon œuvre, après tout. Je n'ai pas... à en avoir honte.

Son ton laisse suggérer le contraire. En vérité, elle n'aime pas la vue de « son œuvre » et commence à regretter d'avoir contraint le Prêtre Serpentis à lui obéir. Il est la preuve vivante qu'elle a fait du mal à un humain, elle qui se bat depuis toujours pour protéger cette espèce ! Ceci dit, sa simple joue bouffie par le coup qu'elle lui avait porté la veille aurait déjà dû la mettre sur la voie. Une chance qu'à ce moment là, sa force était encore celle d'une humaine, autrement, la tête aurait été à cette simple gifle expulsée si loin du corps qu'elle-même n'aurait jamais pu la retrouver.

— Je suis désolée d'avoir réagi ainsi hier soir, murmure-t-elle avec sincérité.

— Ce n'est pas grave, Ma Dame. Je vous assure, ça partira au bout d'un certain temps.

Un court silence s'installe entre eux. Ce n'est pas une nouveauté depuis qu'ils ont quitté la ville. Cela fait un bon moment qu'ils crapahutent sur une petite route secondaire longeant la forêt. Peu fréquentée, c'est la voie parfaite pour les mener à destination sans trop de difficultés. Kozoro jette un regard vers les montagnes se dressant à l'horizon, si loin qu'elles en paraissent minuscules, se demandant combien de temps il leur faudra pour s'y rendre. Et il ne s'agit pas là de leur destination finale, seulement du point de départ. Si elle veut apprendre quoi que ce soit, c'est maintenant qu'il faut poser la question. Mais par où commencer ? Il y a tant de choses qu'elle aimerait savoir, sans oublier sa propre investigation. Après tout, c'est la première fois qu'elle côtoie un représentant de la plus haute élite humaine en cette époque contemporaine. Certains éléments pourraient avoir changé.

— Père me parlait souvent des Prêtres Serpentis, commence-t-elle avec le premier souvenir qui lui passe par la tête. Il disait qu'ils restaient cloîtrés toute leur vie dans le temple où ils grandissaient. Que sortir des enceintes était interdit, sauf pour raisons maritales. Est-ce toujours le cas ?

— Disons que c'est effectivement encore en vigueur aujourd'hui.

— Dois-je comprendre que votre présence à mes côtés signifie vous êtes marié, ou en quête d'une épouse ?

Klade a bien failli s'arrêter brusquement à cette question. Fort heureusement, il s'en est empêché au dernier moment, sa seule réaction physique étant le rougissement progressif de ses joues ; si tant est qu'elles puissent l'être davantage.

— Ai-je dit quelque chose d'inapproprié ?

— Non, non, en aucune façon. J'ai juste été surpris par cette question. Pour vous répondre, je ne le suis pas. À vrai dire, je n'ai jamais vraiment songé à ce genre de choses jusqu'à maintenant.

Et ça commence mal. Un Prêtre Serpentis en-dehors de son temple sans raison valable est considéré comme étant déviant. Et autrefois, les déviants étaient châtiés par leurs pairs pour ce genre de trahison. Cela peut sembler barbare, mais c'était le seul moyen de faire régner l'ordre et la discipline.

— Pourquoi être parti, alors ?

— Je sais ce que vous pensez de moi, je sens la méfiance dans votre voix, inutile de le dissimuler. Vous savez désormais que je suis un dissident et je suis au courant de ce que cela implique. Je pourrais essayer de me justifier en vous avouant que je ne me sentais pas totalement à ma place, que j'avais la sensation que quelque chose m'appelait à l'extérieur des murs et que j'ai fini par écouter mon instinct, mais je n'en ferais rien, ce serait vain. Sachez seulement que n'ai pas pris cette décision à la légère, et j'en assumerai toutes les conséquences.

— Nous sommes tous soumis à notre instinct. Sur ce point, je n'ai pas à vous juger, ce serait hypocrite de ma part. Avez-vous au moins trouvé ce que vous cherchiez ?

Il ne lui répond pas tout de suite, semblant hésiter tandis qu'il s'arrête. Il tourne ensuite la tête vers elle pour la regarder droit dans les yeux, comme si la réponse s'y trouvait, avant de finalement acquiescer. Et, sans qu'aucun des deux ne s'en rende compte, ils restent ainsi durant de longues secondes, si longues qu'elles paraissent être des minutes. N'accordant d'attention ni au vent caressant leurs visages, ni aux chants des moineaux, des geais et des mésanges berçant leurs oreilles, ni à la chaleur dégagée par la route qui commence à se faire ressentir sous leurs chaussures ; seulement aux yeux de l'autre. C'est Kozoro qui, la première, finit par s'en rendre compte, et brise cet étrange moment en fuyant le regard de Klade.

— Ceci dit, je ne comprends pas, continue-t-elle en reprenant la route, pourquoi donc retourner en un lieu qui vous est désormais hostile ?

Ne s'attendant pas à ce que cet instant – qu'il doit avouer, bien qu'il ne puisse se l'expliquer, avoir trouvé fort plaisant – s'achève aussi vite et brusquement, il met un peu de temps à réagir et ne rejoint Kozoro qu'au bout d'une dizaine de secondes, ce qui l'oblige à répéter sa question.

— Pourquoi je retourne là-bas ? Parce que je n'ai pas le choix, Ma Dame. Vous avez besoin d'y être conduite de toute urgence et je suis le seul à pouvoir vous y guider.

La jeune femme fronce les sourcils, peu convaincue par cette réponse :

— Et c'est tout ? Vous allez risquer votre vie juste pour ça ?

— La risquer pour vous est le plus grand honneur qu'il m'ait été fait.

Elle ralentit sa cadence, presque choquée :

— Votre existence a-t-elle donc si peu de valeur à vos yeux ?

— La vôtre en a bien plus que la mienne, répond-t-il après un instant de silence.

— C'est faux. Nos vies valent tout autant l'une que l'autre. Vous l'avez dit vous-même, vous êtes le représentant d'une élite en voie d'extinction. Le rituel qui a lié les Prêtres Serpentis au Dieu du Serpentaire a été oublié même de nous ; nous ne pourrons pas le réitérer si les vôtres venaient à disparaître. Vous devez vivre !

Vient-elle réellement de dire vouloir sauver cet individu ? Alors qu'à l'instant précédent, son statut de dissident jouait en sa défaveur car susceptible d'être une preuve de l'hypothèse qui la taraude ? Kozoro se rappelle alors de ce que certains considéraient chez elle comme une faiblesse et qui a conduit à sa perte : elle savait déjà qu'elle aimait les humains, mais elle n'avait pas réalisé à quel point. Pour eux, elle pouvait mettre sa vie en péril, pour les meilleurs comme pour les pires et pour le meilleur comme pour le pire. Elle était capable de tout pour préserver la moindre âme. Et il semblerait qu'elle le soit toujours.

— De toute façon, j'ignore ce qui m'attend là-bas. Ceux qui m'ont précédé dans cette voie sont tous morts sans être revenus au temple. On pourrait tout aussi bien me châtier que m'épargner. Vous voir à mes côtés pourrait inciter à me juger avec clémence. Ou alors la nécessité, puisque nous ne sommes plus que sept.

Kozoro a bien failli s'arrêter brusquement à cette révélation. Fort heureusement, elle s'en est empêchée au dernier moment, sa seule réaction physique étant le palissement progressif de ses joues ; si tant est qu'elles puissent l'être davantage.

— Sept ? Seulement sept ? À l'époque de Père, vous étiez une cinquantaine ! Vous m'aviez dit que votre situation avait dégénéré au fil du temps, pas qu'elle était aussi catastrophique !

Des flocons de neige se mettent à lentement tomber sur eux, pour s'étendre légèrement sur une petite zone.

— Je peux ressentir votre inquiétude à travers cette neige... murmure Klade avec fascination et tristesse à la fois.

— Est-ce si étonnant ? lui répond-t-elle avec franchise.

— Ce qui m'étonne, sans vouloir vous offenser, c'est qu'hier encore vous parliez du Seigneur Ophiuchus avec tant de hargne, et qu'aujourd'hui je perçois de l'affection dans votre voix lorsque vous le mentionnez.

Constatant qu'elle n'a aucunement l'intention de répondre, se murant dans le silence et détournant même son regard de lui, il accélère subitement le pas et vient se poster devant elle, la forçant à s'arrêter :

— Ma Dame, pardonnez ma vivacité mais je cherche à comprendre et ne veux pas perdre de temps. Hier, vous étiez en colère contre lui. Et maintenant, c'est avec douceur que vous prononcez son nom. Pourquoi une telle transition ?

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