[NON MAJ] Chapitre 8 : Acubens (Partie 1/3)

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15 Cancri 16 893

— L... Laissez-moi partir ! Je vous en supplie ! crie l'homme allongé en tremblant de tout son corps.

— Donne moi un instant pour réfléchir, tu veux bien ? ricane Rakovina tout en continuant d'appuyer du bout de ses talons le dos du pauvre joggeur, maintenu au sol par une force que jamais il n'aurait imaginée venir d'une femme.

— S'il... S'il vous plaît, je n'ai rien fait de mal ! Je... Je sais pas qui vous êtes, je vous ai jamais vue !

— Je confirme, répond-t-elle en appuyant de plus belle, ne t'en veux pas, j'avais envie de faire crier quelqu'un aujourd'hui, et c'est tombé sur toi. Alors, fais-moi plaisir et crie !

L'écho des hurlements de douleur du malheureux résonnent à travers la forêt, là où hélas aucune oreille salvatrice ne peut l'entendre.

— Ah, cela faisait si longtemps que je n'avais pas eu l'occasion de m'amuser avec ceux de ton espèce ! Le plus drôle, c'est que tu ne réalises toujours pas qui je suis. Les humains sont-ils devenus ignares, ou bien c'est toi qui n'as tout simplement pas suffisamment appris tes leçons ?

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez, se défend l'homme entre deux cris, vous êtes... vous êtes complètement cinglée !

— C'est pourtant évident, réplique Rakovina dans un début d'agacement, nous sommes au mois de Cancri, j'apporte la chaleur de l'Été avec moi, et la couleur du sang orne mes cheveux. Mon identité est-elle si difficile à deviner ?

Elle lui donne cette fois-ci un coup de pied sec, si puissant qu'on entend un os se briser. Les nouvelles plaintes mêlées de sanglots et de toux ensanglantées confirment la destruction pure et simple d'au moins une côte.

— Pitié, pitié... J'ai une famille... Laissez-moi m'en aller, de grâce...

Après un instant de silence, la Déesse finit par lever les yeux au ciel et relâche sa prise en soupirant :

— Très bien, va. De toute façon, je commençais à m'ennuyer avec toi. C'est moins amusant quand je ne suis pas prise au sérieux.

L'homme libéré rampe péniblement sur quelques mètres avant de réussir à se relever, le dos rouge des coups qui lui ont été infligés. Il jette un œil apeuré derrière lui, pour constater que sa ravisseuse n'est plus là. Soulagé, il se met à courir aussi vite qu'il le peut, malgré ses membres tremblants et douloureux. Ce chemin, il le connaît par cœur, il l'emprunte tous les jours pour son heure de jogging quotidienne. Dans peu de temps, il atteindra la ville, et il sera sauvé.

Il ne sait pas encore ce qu'il dira à son épouse, son médecin, ses enfants et ses collègues de bureau. Doivent-ils vraiment savoir qu'il s'est pris une raclée par une femme délirante en costume de carnaval ? Ils ne le croiront pas, c'est bien trop ridicule ! Pourtant, c'est ce qu'il s'est passé, et ça aurait sûrement pu être pire ! Il doit se dépêcher, même s'il souffre le martyre. Il ira d'abord se faire soigner, ensuite il portera plainte contre cette folle qui se prend pour une spartiate.

L'une de ses jambes est soudainement prise d'une crampe, et le malheureux tombe au sol en ne pouvant retenir un énième cri de douleur. Il lutte avec toute la force du monde pour ne serait-ce que se mettre à genoux, et il sait qu'il lui sera d'autant plus difficile de se relever. Alors il serre les poings et pousse sur le sol, pousse sur ses pieds. La souffrance est intenable, mais il doit le faire. Le pire, c'est que son téléphone a heurté une pierre quand il a été poussé au sol la première fois : l'écran est cassé et il ne s'allume plus. C'est bien sa veine !

Un bruit de branchages attire soudain son attention. Ça vient des buissons adjacents. Le cœur oppressé par l'adrénaline, il se fige et s'attend au pire... pour voir un jeune lapin bondir joyeusement devant lui. Ses grands yeux noirs innocents et son adorable frimousse font apparaître un sourire légèrement apaisé sur le visage boueux de l'homme. L'animal le fixe un instant, intrigué, puis s'approche de lui tout doucement en humant continuellement l'air. Soudain, il lève la tête et s'immobilise. Ne comprenant pas ce comportement, le randonneur sent soudain une main empoigner ses cheveux pour le forcer à regarder en arrière.

— Encore vous ! balbutie-t-il en pâlissant.

Pour toute réponse, Rakovina lui offre un sourire des plus terrifiants.

— Je... Je croyais que vous me laissiez partir...

La jeune femme se penche sur lui, et dans son regard brille le sadisme au paroxysme :

— Je ne t'ai jamais garanti que je ne te poursuivrais pas...

Et pour la dernière fois résonnent dans la sourde forêt les hurlements de la première victime du Cancer.

* * *

La Mercedes s'arrête face au feu venant de virer au rouge. Le trajet s'est jusqu'ici déroulé sans encombres... et sans un mot.

— Quand ce sera vert, tournez à gauche.

Enfin, mis à part les indications de Dame Kozoro. C'est tout ce qu'elle daigne dire depuis sa surprenante révélation. Une Cortégienne, ici ! Mais quand bien même la question brûle les lèvres de Klade, il n'ose en demander plus pour le moment.

— Eh bien, qu'attendez-vous ? Nous pouvons y aller !

Et voilà pourquoi. Il n'arrive plus à se concentrer avec tant d'informations se bousculant dans sa tête... et surtout, avec Dame Kozoro à ses côtés. Sa présence emplit l'habitacle entier d'un froid glacial, mais grâce à son manteau et ses gants, ça ne le dérange guère. De toute façon, le froid n'a rien à voir là-dedans, c'est elle, simplement elle. Pendant des années, il a lu des études sur les Incarnations, leur histoire, leurs pouvoirs, leurs exploits, les coutumes mises en place par les humains en leur honneur... De tous les divins, il n'a pas honte de le dire, elle a toujours été sa préférée. Et aujourd'hui, elle est là, assise dans sa voiture, les yeux rivés sur le paysage urbain.

Elle avait enlevé sa couronne pour pouvoir s'installer. Et à chaque fois que Klade tourne la tête pour la regarder le temps d'une seconde, il a l'impression de revoir l'humaine qu'elle était il y a encore quelques heures à peine. Dans ses yeux brillait alors tellement de peur et de colère... maintenant, c'est tout bonnement indescriptible. Elle se méfie de lui, il en est conscient. Elle doit sûrement le jauger, le tester en tout instant... mais il ne comprend pas pourquoi. Et il ne comprend pas pourquoi elle refuse de se justifier. Pas seulement sur ça, mais aussi sur ses accusations à propos du Seigneur Ophiuchus. C'est insensé !

— Nous y sommes.

On lui a toujours appris qu'il aimait ses enfants et ne levait jamais la main sur eux. Enfin, sauf cette fois-là où... Mais c'était une situation différente ! Et puis, si le Dieu qu'il a fait le serment de vénérer pour le restant de sa vie est réellement responsable de la chute du Capricorne... cela pourrait signifier que... Non, il ne peut se résoudre à l'envisager. De toute façon, c'est impossible ! Parce que si tel était le cas, cela ferait bien des siècles que cette Génération se serait éteinte. Toute cette histoire... ce ressentiment... ce ne doit être qu'un malentendu.

— Hum... Arrêtez-vous...

Dame Kozoro n'a plus ses pouvoirs, peut-être qu'elle n'a également plus toute sa tête. Elle l'a déjà prouvé avec ces étranges sautes d'humeur et de langage. On pourrait l'assimiler à tout ce à quoi elle fait face en ce moment, mais Klade sent... sait que ce n'est pas normal. Il y a vraiment quelque chose qui cloche chez elle. Pour autant, il n'y a aucun mépris dans le cœur du chasseur de primes. Seulement une profonde admiration, et de l'inquiétude. Ainsi qu'une pointe de regret. Oui, il aurait voulu que leur rencontre se déroule autrement. Toutefois, il n'est toujours pas en mesure de dire ce qui est arrivé... et pour une raison ou une autre, c'est malheureusement cet événement qui est à l'origine de leur discorde. Certes, ils ont partagé un repas et fait la conversation, elle a même eu quelques mots gentils à son égard... mais tant qu'elle n'aura pas confiance en lui, tout cela ne vaudra rien...

— Stop !

Klade reprend soudainement ses esprits et écrase la pédale de frein, entraînant un violent arrêt de la voiture. Passé le choc, la jeune femme enlève sa ceinture de sécurité d'un geste sec et se tourne vers lui, les yeux emplis de dureté :

— Mais qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? Si vous n'êtes même pas capable de conduire correctement sur quelques kilomètres, qu'est-ce que ça va être pour la suite de notre voyage ! Dois-je plutôt aller au temple en bus, en taxi ? Soyons fou, à vélo ! Au moins, j'arriverais en un seul morceau !

Et sans lui laisser le temps de répliquer, elle ouvre la portière pour s'élancer à l'extérieur.

* * *

— Et comment avez-vous dit que ça s'appelait ? demande à nouveau Rakovina, absorbée par la vitrine du magasin d'audiovisuel.

— Euh... Télévision... mademoiselle... répond en bégayant son voisin aux joues rougies, les yeux allant et venant du haut au bas de son corps.

— Télévision... Quel drôle de nom pour cette drôle de boîte magique.

— C'est pas de la magie, c'est... c'est de la technologie... Vous devez venir d'un pays très éloigné pour ne jamais avoir vu de télé de votre vie...

— On peut dire ça comme ça, oui. Ah, silence ! La femme qui devait parler de ma sœur a réapparu !

L'Incarnation du Cancer, toute excitée, focalise son attention sur l'écran d'où vient de retentir le jingle d'une chaîne d'informations, suivi d'un fondu sur une présentatrice.

— Comme je vous le disais avant la page de publicité, un événement incroyable s'est déroulé aujourd'hui : en cette matinée du 6 Juillet 2200, le monde s'est réveillé sous les lueurs d'une constellation qui n'existait pas hier encore, ou plus exactement, qui n'existait plus. Il s'agit du Capricorne, qui selon les historiens s'était éteinte il y a de cela 500 ans. Comment une telle chose est-elle possible ? Est-ce un miracle parmi les mystères de l'univers ou bien une blague extrêmement élaborée ? La suite dans notre reportage inédit...

Un quart d'heure plus tard, la jeune femme ne cache pas sa stupeur et sa déception :

— Qu'est ce que c'était que ces balivernes ? Pour commencer, quand le mois de Cancri est-il devenu Juillet ? Et le 15, le 6 ? Et cette histoire de 2200 ? Je n'étais même pas née, à cette époque ! Ensuite, pourquoi tous ces hommes parlaient de ma sœur comme d'un objet, sans jamais la mentionner, ne serait-ce que son nom ? Ces élucubrations étaient d'un ennui mortel, en plus d'être totalement mensongères !

— Parce que vous, vous prétendez en savoir plus sur cette constellation que les plus grands experts du monde ? Et pourquoi vous l'appelez votre sœur ? Vous êtes... bizarre...

— Pourquoi je l'appelle ma sœur ? Mais enfin, parce qu'elle l'est ! C'est vous qui êtes bizarres, les humains ! Vous me posez toutes ces questions sans queue ni tête, sans compter que l'une des Déesses les plus adulées de l'Humanité refait surface après que vous ayez porté son deuil durant cinq siècles, et vous ne préparez même pas de banquet en son honneur ! Vous ne vous réunissez pas pour chanter sa gloire ! Aucune offrande, aucune célébration auprès de ses autels ! Si c'est comme ça que les humains traitent leur protectrice favorite, qu'en est-il de celle qui les révulse ?

— De... de quoi parlez-vous ? Mademoiselle, je ne sais pas ce que vous avez fumé, mais vous devriez arrêter...

La fixant comme si elle était une pestiférée tout droit sortie d'un asile, l'homme fait quelques pas en arrière avant de tourner les talons et s'éloigne d'elle le plus rapidement possible, la laissant seule avec ses interrogations.

— Je ne sais pas ce qui ce passe, mais quelque chose cloche... se dit-elle en fronçant les sourcils.

Peut-être que les humains ont simplement la mémoire défaillante ? Dans ce cas, elle n'a qu'à la leur rafraîchir ! Si elle défile suffisamment longtemps à leurs côtés, ils finiront par retrouver leurs esprits et enfin s'agenouiller devant elle en implorant son pardon pour leur méprise. Et ça tombe bien, il y a justement des dizaines et des dizaines d'yeux rivés sur elle !

Qu'importe s'il est choqué, enjôleur ou à la limite du vulgaire. Qu'importe s'il est suivi de commentaires moralisateurs ou proches de l'indécence. Un regard est un regard, et plus Rakovina est regardée, plus sa réputation grandit. Elle reste toutefois un peu déçue, au bout d'une bonne heure, de n'y percevoir aucune forme de terreur. À croire que tous les humains du coin ont le cerveau aussi embourbé que celui de la forêt. Quel était son nom, déjà ? Elle a oublié. Ou bien elle ne l'a pas demandé. Quelle importance ?

Elle n'est en ville que depuis peu, et malgré le long sourire qui orne continuellement son visage, elle ne peut s'empêcher de ruminer sa frustration. Pourquoi les humains ne s'inclinent-ils toujours pas devant elle ? Pourquoi ne tremblent-ils toujours pas à son passage ? Leur impression à son égard n'a quand même pas pu changer à ce point, même après 500 ans !

Et en parlant de changement, hormis ce qui semble être un tout nouveau calendrier absolument insensé, depuis quand leur architecture est-elle devenue aussi immonde ? Quelle pâleur, quelle tristesse reflètent ces plates façades grises ! Et que dire de ce sol si dur et laid qui n'est de toute évidence ni de la terre, ni de la pierre, ni du marbre ? Et que sont donc ces grandes boites de métal dans lesquelles les humains se déplacent et qui dégagent une odeur absolument infecte ?

— Je me sens souillée de l'intérieur, marmonne-t-elle après une soudaine quinte de toux, comment ma sœur a-t-elle réussi à survivre dans cette porcherie ?

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