C'est ainsi que le bal arriva, fatidique. Bien trop rapidement pour Prask. Il fit cependant un effort, mit des vêtements élégants pour l'occasion, se fit briller les cornes, et se présenta une heure en avance chez son ami pour se rassurer.

Il était inhabituellement angoissé, lui qui était toujours calme. Cela ne faisait que l'angoisser encore plus. Ce cercle vicieux ne fut pas arrangé par Lakr, qui lui donna mille et un conseils pour bien se présenter.

"Surtout, salue toujours les dames les premières. Pour paraître plus agréable je te recommande de faire un baise-main. N'appelle pas les nobles directement par leur surnom. Et ne lit pas en leur présence, cela serait malpoli, et suspect avec ça ! Ne t'assoie pas trop longtemps. Non, tiens-toi droit, tu es courbé !"

Prask essaya de mémoriser ces nombeuses règles de politesse parfois absurdes. Excepté le baise-main, ça jamais. Les contacts physiques lui faisaient horreur et il n'était pas du genre à se faire souffrir inutilement.

Alors arrivèrent les premiers invités. La crème de la société. Prask, malgré son statut de quasi-ermite, reconnut le seigneur Tragékios, propriétaire de nombreux théâtres, un homme très influent. Il repéra également la baronne Daliaska, qui riait de son rire cristallin dans une robe magenta qui la caractérisait et qui lui avait valu son surnom : la Rose Violette. Lakr, en bon hôte, saluait chaque fêtard, enchaînait les baises-main et les politesses. Prask, lui, le regardait faire, avant de se rendre compte qu'il s'était déjà mis à l'écart par réflexe. Décidément, ça allait être plus difficile encore qu'il n'y avait songé.

— Oh, suis-je en train de rêver ? Le ministre de l'information, ici ?

Prask se contracta. Pendant un instant il s'était sentit agressé. Lorsqu'il chercha d'où venait cette voix, il vit le regard souriant, presque narquois, de la baronne Daliaska.

— Avez-vous perdu votre langue, monseigneur ?

Prask retrouva sa contenance. Voici donc son premier adversaire.

— Nullement, Dame Daliaska. Je suis simplement étonné de pouvoir vous parler.

— Et moi donc ! éclata de rire la baronne. Vous êtes presque une légende, seigneur Prask. On dit que vous ne sortez jamais, que vous haïssez le monde, et même que votre retrait de la société serait dû à un visage effroyable. Je suis heureuse de constater que tout cela est faux.

Le ministre grimaça. Hormis cette grossière histoire de visage, on ne pouvait pas dire que ce soit si éloigné de la vérité.

— Ravi de pouvoir vous détromper en personne, alors. fit Prask avec une ébauche de sourire

Un silence dérangeant s'installa brièvement. La conversation n'était définitivement pas son fort. Heureusement, c'était celui de Daliaska, qui pouvait parler pour deux.

— Tout de même, je suis toute émoustillée ! Le grand ministre invisible, en qui le roi place sa confiance ! Ici ! Ce n'est pourtant qu'une petite fête, vous mériteriez une plus grande réception. Pourquoi être venu ?

— Je me suis dit qu'un bal de moindre envergure serait préférable pour me réhabituer à l'effervescence de la cour après mon absence. inventa Prask.

— Vous avez sans doute raison ! Tant de choses se passent à la cour. Figurez-vous qu'il y a peu la comtesse Elkoïse a trompé son mari avec leur domestique ! Leur domestique ! Le mari, découvrant qu'il était cocu, l'a bien sûr tué sur le champ. C'était affreux, commenta la Baronne d'un ton enjoué. Et la suite est tout aussi incroyable !

La baronne continuait, mais Prask ne l'écoutait plus. Son attention s'était focalisée sur son ami. Il discutait avec une démone élégante, probablement assez jeune, vêtue de noir. Sans être magnifique, elle avait du charme, avec ses cheveux d'un blond aveuglant. Lakr discutait joyeusement avec elle. Et quelque chose dans son regard semblait changé. Une étincelle que Prask n'avait jamais vue auparavant.

Le ministre ferma les poings. Quelque chose d'étrange venait de se dérouler en lui. Comme s'il venait de manquer d'air, comme si son cœur venait d'éclater. Les sons lui parvenaient étouffés, les paroles de la Rose Violette semblaient noyées dans un océan flou, l'univers entier s'était réduit à ces deux êtres. Lakr et cette démone.

Et c'était comme si un mur les séparait à présent, Lakr d'un côté, Prask de l'autre. Lui subissant les babillages de la baronne et Lakr menant la fête. Prask eu soudainement l'impression que tout les opposait. Son ami était grand, beau, sociable, courageux... Il ne voyait pas ces qualités chez lui. Il n'était qu'un misanthrope froid et apathique.

Les restes de son cœur en morceaux semblaient exploser encore. Tout seigneur qu'il était, Prask n'avait jamais ressentit cela. Ou alors si, dans un temps lointain totalement révolu. Enfant il était ami avec un jeune démon. Mais lorsqu'il ne jouait pas avec lui, il se sentait abandonné, seul, trahi.

C'était cette impression qui le tenaillait à présent.

— Vous rêvassez monsieur le ministre ?

La voix perchée de la baronne ramena Prask à la réalité.

— Pardonnez-moi, j'ai eu une absence. Je suis honoré de vous avoir rencontré, Baronne Daliaska, mais je dois vous laisser. Au plaisir de vous revoir.

Et sitôt avoir prononcé ces formules d'usage, Prask s'éloigna de Daliaska. Probablement un peu trop rapidement pour que cela soit poli. Mais qu'importe. Ce n'était de toute façon pas elle qui allait rejoindre la résistance.

Il avala le hall en quelques enjambées pour arriver près de Lakr. Et de sa copine.

— Bonsoir.

Lakr le regarda, semblant sincérement surpris. Etait-ce aussi un air de reproche que Prask décelait dans son regard ? Bah. À quoi son ami s'attendait-il ? Il envoyait Prask en mission et en profitait pour flirter ? Hors de question que ça se passe de la sorte.

— Monsieur le ministre de l'information, fit Lakr, c'est un plaisir de vous avoir parmi nous ce soir. Je vous présente Dame Laki, dites "La dame des piques". C'est la première fois qu'elle vient.

— C'est un plaisir de faire votre connaissance, monsieur le ministre.

Prask la jaugea. Elle avait l'air sympathique, moins bouffie par cet orgueil idiot que les autres nobles. Moins frivole aussi. Mais, et il savait que c'était injuste, il n'arrivait pas à l'apprécier. C'était un danger.

— Hum. Le plaisir est partagé, dit-il sans entrain, de la même façon qu'il aurait pu dire "Hors de ma vue". Permettez-vous que je discute rapidement avec le seigneur Lakr ?

Prask devina un haussement de sourcil sous le masque de Lakr.
— O-oui, si vous le souhaitez, monsieur le ministre, bredouilla la noble. Au revoir, seigneur Lakr.

Elle s'éloigna ensuite, rejoignant la foule en mouvement.

— Par Jikalko, Prask, qu'est-ce que tu me fais là ? murmura Lakr entre ses dents.

— Tu insistes pour que je vienne t'aider alors même que tu sais que je hais ces mondanités et puis tu t'amuses à flirter ? Tu me lâches avant même que la fête ne commence vraiment pour une démone ? Et la résistance, l'as-tu oubliée aussi ?

— Chuut ! Ne dis pas des choses pareilles en public ! Bien sûr que non je ne l'ai pas oubliée ! Mais on ne peut rien faire sans connaître un minimum les personnes susceptibles de nous rejoindre.

— Tu me demandes maintenant de faire connaissance avec tous ces... nobles ? grimaça Prask, retenant un autre terme plus injurieux. Lakr, tu m'en demandes trop. Il n'y a que la moitié des invités et déjà je me sens agressé. Et ta musique, par Karalagam, comment se fait-elle qu'elle soit si forte !

— J'avais prévu la musique pour qu'on puisse uniquement discuter en petit groupe sans être entendu. Ecoute Prask, soupira le seigneur, je suis désolé de t'en demander autant. Mais tu n'es pas ministre de l'information pour rien. Le roi a beau être notre ennemi, il n'en est pas moins capable de percevoir le talent et il en a vu en toi, sans quoi il ne t'aurais pas nommé. Alors il n'y a pas de raison que le roi soit le seul à en profiter. Tu es ministre de l'information. Alors fait ce que tu sais faire et informe-toi. Découvre les petits secrets de la cour. Apprends qui est lié avec qui. Ainsi tu sauras qui est digne de confiance ou non. Maintenant, Prask, je suis désolé, mais il serait louche que nous discutions aussi longuement.

Prask laissa l'hôte rejoindre ses invités, trop songeur pour s'en préoccuper. Peut-être son ami avait encore raison. Tellement que c'en était agaçant. L'information l'avait toujours servie dans son travail. Il était doué pour les recueillir, pour la simple raison qu'il était un vrai fantôme. C'était d'ailleurs le surnom qu'il avait accepté. Le Spectre. On ne le voyait pas mais il entendait tout.

Il se tourna vers cette foule. Ses secrets, ses intrigues. Cette cour de lâches ou d'assassins. Alors soit. Il allait enquêter, se renseigner, connaître chaque détail de la vie pathétique des nobles. Mais il savait très bien par qui commencer.

Son regard se tourna vers sa cible. Il allait enquêter sur cette Dame Laki en premier lieu.