7.2 : Lestaque

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Les Rugier, le commissaire demanda qu’on les lui amène au bureau. Il en avait marre du bavoir. À neuf heures pile, le brigadier qui les escortait s’effaça derrière deux petites choses fragiles et impressionnées. Christophe Rugier tenait sa sœur par la hanche, en un geste protecteur. Indécis, ils semblaient statufiés dans l’encadrement de la porte. Lestaque les encouragea :

— Madame Fantin, Monsieur Rugier… Entrez, je vous en prie.

L’homme mit la main sur la poignée, poussa légèrement la femme, la contourna précipitamment afin de lui tirer une chaise, et s’assit auprès d’elle. Amusé, le policier les considéra un instant, réfléchissant à la meilleure façon de les aborder. Il opta pour la manière franche :

— Comme je vous l’ai dit au téléphone, nous enquêtons sur les meurtres de Patricia et Marie-Odile Demécourt.

— Patricia ? Mais vous n’aviez parlé que de Marie, à ma sœur.

Celle-ci confirma en hochant la tête, visiblement aussi affectée que lui. Il chuinta :

— Elles sont mortes toutes les deux ? Quand ? Comment ?

— Monsieur, je comprends votre émotion. Je vous prierais de répondre à mes questions d’abord. Je crois qu’un accident entre votre véhicule et celui de Marie-Odile a causé le décès de votre femme ?

— Vous êtes direct, commissaire. Oui, c’était il y a sept ans. Et notre petit garçon vient de me quitter, lui aussi. C’est pour cela que j’étais injoignable… Pour m’éloigner de tout cela.

— Je vous prie de m’excuser de vous y ramener. Quelle était la nature de vos relations avec ces deux femmes. Vous deviez en vouloir à Marie-Odile ?

— Oh, non… C’est loin tout ça. Je suis le seul à blâmer, pour tout vous dire, dans cet accident. Je n’ai pas vu sa voiture arriver. J’ai démarré quasiment sous ses roues. Elle n’aurait rien pu faire.

— Vous avez pourtant porté plainte ?

— Oui, c’était logique, dans le contexte. J’ai mis du temps à assumer ma culpabilité.

— Avez-vous eu des contacts avec la famille Demécourt après l’accident ?

— Oui, elles font partie des rares qui m’ont soutenu.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, quand votre petit garçon n’a plus une vie normale, les gens vous fuient. C’est comme ça, on n’y peut rien. Même vos proches s’éloignent du malheur.

Pierre devina que la pudeur de Rugier cachait une souffrance indescriptible. Il lui signifia cependant son besoin d’un peu plus d’explications, et l’autre s’exécuta :

— Il faut que je vous dise comment c’est arrivé. Ludovic… c’est… C’était mon fils… Ludovic a dû subir plusieurs opérations à Paris. Ça a coûté cher. Pas les opérations, qui étaient remboursées à cent pour cent, plutôt les voyages, les séjours, les soins complémentaires… Les crédits… Enfin, bref. Mon avocat m’a convaincu d’attaquer Marie en justice, pour obtenir des indemnités. Se sont alors ajoutées à ma vie compliquée des querelles d’experts. Les huissiers, les enquêteurs… Leur violence a fini d’abattre le peu qui restait debout, en moi, mais en Marie aussi. Quand j’ai abandonné les poursuites, elle est venue me voir pour m’offrir une partie de l’héritage de son père. Je crois que son geste nous a sauvés de l’enfoncement, elle et moi.

— Et ensuite ? Vous les avez revues, Patricia et elle ?

— Oui, à chaque fois que je venais à Paris, nous mangions ensemble. Elles me gardaient Ludo quelques heures, pour me permettre de rencontrer Florence.

Christophe Rugier hésita avant de confesser :

— Je dois vous dire que Patricia me remettait chaque mois une enveloppe contenant deux cents euros, en cachette de Marie. Elle disait que cela la rendait heureuse.

— Vous êtes-vous rendu chez Marie-Odile, à Tremblay ?

— Oui, une seule fois. La semaine dernière. Je voulais m’assurer qu’elle ne porterait pas la culpabilité de la mort de Ludo. En alléger le poids en tout cas, car la culpabilité, elle l’avait en elle. On l’a en nous. Je voulais lui dire que Ludo serait à ses côtés comme il l’est avec moi, tous les jours, pour nous pousser à vivre tout ce que lui n’a pas pu vivre. Cela me semblait important, au moment où elle avait décidé d’assumer à son tour son destin de mère.

La sœur pleurait doucement. Pierre laissa passer un long silence, la gorge nouée. Christophe Rugier s’en aperçut :

— À chacun ses drames, commissaire. C’est la vie. Ludo et mon épouse, ce sont eux qui me donnent la force d’avancer. Ils me disent que si on ne profite pas à fond de notre présence sur terre, on ne la mérite pas. Je ne me voyais pas expliquer cela à Marie devant Patricia. Patricia est… était une femme très généreuse, mais un peu… négative… non, ce n’est pas le bon mot : pessimiste ? Découragée ? Je voulais aussi informer Maud des versements de Patricia durant toutes ces années. Qu’il n’y ait pas ce secret entre nous.

L’histoire terminée, l’homme estima avoir droit à des réponses, et demanda :

— Marie et Patricia ? Que s’est-il passé ?

Ébranlé par la dignité de son interlocuteur, le policier faillit déroger à sa règle de silence. Il se raccrocha in extremis à son fil :

— Où étiez-vous la nuit de mercredi dernier ?

— Chez Florence. J’y passe toutes mes nuits depuis bientôt un mois.

— Qui est Florence ?

— Je croyais que Sandrine vous l’avait dit ?

La sœur acquiesça. Le policier insista :

— Si vous pouviez me le préciser vous-même ?

— C’est le médecin qui a soigné Ludo. Je vis chez elle. Ne me condamnez pas, commissaire. Je vois bien que cela vous choque. Évidemment, j’ai l’impression de trahir mon épouse et mon fils. Je vois vivre ses deux garçons, et je me retourne en cherchant le mien. Pourtant il ne faisait pas beaucoup de bruit mon Ludo, mais quand on a surveillé la respiration de son enfant pendant six ans, en craignant de ne plus l’entendre d’un instant à l’autre… C’est ma pénitence, même si aucune souffrance ne contrebalancera mon crime, si tant est qu’une balance existe quelque part. Aujourd’hui, je veux juste rendre cette femme heureuse et profiter de la joie qu’elle m’apporte.

— Et vous Madame, où étiez-vous ?

— J’étais chez moi. Je gardais mon petit-fils pour que ma fille se repose un peu. Il a quatre mois et ne fait pas encore ses nuits.

Lestaque leur présenta son jeu de photographies. Ils ne reconnurent personne.

— Très bien, ce sera tout. Je vous tiendrai au courant des suites de l’enquête.

Il resta prostré après leur départ. Au fur et à mesure des témoignages, le portrait des deux victimes se complexifiait : deux braves femmes qui tentaient de survivre avec leurs armes. Le seul élément ne cadrant pas dans le tableau était la drogue, mais voilà que Mouss d’abord, Rugier ensuite, venaient d’en apporter l’explication : le moyen d’expier une faute.

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