5.4 : Lestaque

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— Bon, on se le fait, notre petit week-end ?

— Dis donc, il n’a pas l’air de te traumatiser, ta tête de lard !

— Fabio ? Oh, non, j’ai l’habitude… pour tout te dire, je craignais pire. Oublie ça, maintenant ! On se tire !

Pressé sans doute de rattraper les années passées, Luc l’entraîna à sa suite hors de l’hôtel de police, sans un mot pour les collègues qu’ils croisèrent dans les couloirs.

Chez les Talbot, il y avait des jouets partout, un écran de télévision surdimensionné, des bibelots, des tapis, un feu de cheminée. De délicieux fumets s’échappaient de la cuisine. La bedaine de Luc provenait, avoua-t-il, des talents culinaires de sa femme Sun-Li, une Chinoise de trente-deux ans, rencontrée sur Internet. Il précisa avec une candeur touchante : « Tu sais, quand on est timide et qu’on n’est pas un canon de beauté, c’est pas facile. J’ai cru que je finirai tout seul. Et puis on s’est bien entendus, et on a décidé d’avoir notre enfant. Notre conte de fées s’écrit à trois ». Un arrangement consenti ? Pourquoi pas ? Il y avait ici une bonne odeur de famille, et Pierre ne pouvait s’empêcher d’envier leur complicité, tout en restant circonspect face à l’absence de gestes tendres dont ils firent preuve en se retrouvant. Quoique. Avec Sophie, eux aussi avaient passé l’âge de la passion et des manifestations d’amour. Qu’est-ce que ça sentait, chez les Lestaque, pour le nez d’un invité ? Sophie était sa moitié, ils avaient mûri ensemble et partageaient à coup sûr bien plus que Luc et Sun-Li. Pierre aurait été amputé sans elle. Il se souvint avoir pensé une chose équivalente à propos d’Audrey, dans un cadre professionnel. Cela faisait-il de lui un homme incomplet ? Une entité qui ne tenait pas debout de manière autonome ? Ou seulement un être humain ?

Que d’énergie perdue en introspection ces jours-ci, se reprocha-t-il. Lui qui avait toujours cru que regarder son nombril était un truc de bonne femme ! Connaître son moi profond ? Bullshit, c’est comme ça qu’on finissait par s’enliser dans sa propre merde. Donner, recevoir, avancer, c’était ça, vivre. Pour sa part, il avait choisi d’assumer son histoire, avec les cicatrices, les souffrances et les manques qui en découlaient. À quoi bon gâcher la chance d’être là en se torturant inutilement les méninges ? Il aurait l’occasion de se retourner, peut-être, l’âge venu. N’empêche que la crise de la quarantaine le taraudait bel et bien, et que ses relations avec sa femme s’étaient dégradées. Au point qu’il regrettait d’avoir accédé à la proposition de Cul, en l’invitant elle aussi.

Le samedi fut agréable. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentit détendu en société. Il devinait que Sun-Li l’appréciait. D’habitude, ils fréquentaient surtout des amis de Sophie, et même ceux qui avaient d’abord été les siens devenaient finalement plus proches d’elle. « Forcément, tu fais l’ours. Tu fais peur à tout le monde. », critiquait-elle. Il n’était tout simplement pas capable d’assumer les bavardages les plus convenus, les plus ennuyeux, les plus « bobos ». Ce soir, il pressentait un désastre.

En ramenant Sophie de la gare dans la voiture de Luc, l’appréhension lui tomba dessus. Comment avait-il pu s’embarquer dans cette réunion à quatre ? Il envoya sa femme dans la cuisine et traîna vers la chambre le bagage bien trop volumineux pour une seule nuit. Sous son nez, Sun-Li déboula de la salle de bains. Elle pinça sa lèvre inférieure avec les dents, en une charmante mimique navrée :

— Oh, tant que ça ?

Et elle rit. Il n’avait pourtant rien divulgué de sa situation conjugale, il en était certain. Il sourit à son tour, déposa le bagage dans la pièce, revint s’accrocher à son coude, fataliste :

— Allons-y !

Contre toute attente, Sophie et Sun-Li se plurent tout de suite et la discussion s’engagea naturellement. Après le repas, l’épouse de Pierre en vint même à vanter ses talents de bricoleur. Luc s’empara du sujet :

— Toi aussi, tu t’es mis au bricolage, Chemise ? Quand on devient proprio, on n’arrête plus, pas vrai ? Moi j’ai construit le barbecue, la terrasse… et aussi l’extension, qui est votre chambre d’amis. S’il flotte sur vos têtes cette nuit, vous apprécierez mes talents de couvreur !

— Oh, moi, c’est plutôt la menuiserie…

Sophie renchérit :

— Oui, il a fabriqué la plupart de nos meubles. Il passait tous ses loisirs sur ses machines, et puis ça lui est passé du jour au lendemain. J’ai même cru qu’il me trompait, mais non, c’est la justice qui est une maîtresse exigeante. J’imagine que vous êtes au courant.

Le silence s’installa, à la mesure du défi que ses yeux lançaient à Pierre dont le cœur cessa de battre. Il revit les seins de Mod, les chassa de ses souvenirs, soutint son regard. Le calme pesant fut rompu par l’éclat de rire de Sun-Li :

— Et dire que la soirée ne fait que commencer. On ne va pas s’ennuyer avec vous deux ! Soyez la bienvenue, Sophie, une femme de policier ne peut qu’être mon alliée. Partons ensemble à la conquête du peu que leur « maîtresse exigeante » nous laisse !

Ses yeux pétillaient, ses erreurs de français étaient charmantes, elle incarnait l’hôtesse parfaite. Elle venait de le sauver de la déroute.

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