4.9 : Lestaque

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— Commissaire ? Il faut savoir s’arrêter, tu sais !

Affairée à ranger son bureau, Audrey lui renvoyait avec malice son propre reproche. Leurs habitudes s’étaient constituées ainsi, lui le premier arrivé, elle la dernière partie. Elle n’aimait rien tant que fermer la boutique. Or depuis peu, il déstabilisait leur tacite arrangement.

En réalité, Pierre était de moins en moins chez lui. Il mangeait, dormait, rêvait police, prenait des vacances police. Il sourit involontairement, attendri : il reproduisait ce qu’il critiquait autrefois chez ses parents. Eux n’existaient que pour leurs copies à corriger, les cours à préparer, la visite de l’Inspecteur. Décidément, cette famille avait contribué à la Nation. Des fonctionnaires… Des profiteurs de régimes spéciaux, à n’en pas douter. La pilule de la médisance populaire restait difficile à avaler : son père était mort avant d’avoir pu goûter à la retraite, et sa mère n’avait jamais décroché, tenant une antenne de soutien scolaire de la Croix Rouge à bout de bras bien après la limite d’âge.

Il aurait été l’heure de retrouver Sophie et l’ennuyeux récit de sa journée. Pierre ne s’en sentait pas capable. Trop las et désabusé. Il adorait sa femme, là n’était pas le problème, seulement il n’avait plus rien à lui dire, alors il sombrait dans la facilité de l’évitement conjugal : bricolage, télé, dodo, boulot. Fausses excuses, vraie fatigue. Il s’était mis à marcher pour « faire de l’exercice ». Une dérobade, encore une. Un soir qu’il faisait trop froid, il avait poussé la porte d’un bar à Pigalle, en face du « Paradis des Cancans ». De là avait germé l’idée d’y inviter son neveu. L’itinéraire avait été tracé pour lui par un djinn facétieux, songeait-il à présent. Non seulement la danseuse objet de ses obsessions avait été tuée, mais en plus c’était lui qu’on avait chargé de l’enquête. Pour avoir voulu cacher son attirance pour Maud, il allait décevoir la personne dont la considération lui importait le plus. Celle-ci ne le regardait déjà plus dans les yeux, malgré son application à se comporter comme si de rien n’était. Il la connaissait tellement bien. Écœuré, il se résolut à convoquer Audrey pour un entretien en privé. Elle le devança :

— Écoute, PL, je n’ai pas besoin d’explications, je te fais confiance.

— Audrey, je suis désolé, c’était une erreur, une gaminerie. Je ne suis allé dans ce club que trois ou quatre fois. Ce n’est pas interdit par la loi que je sache.

— Tu sais bien que ce n’est pas le problème. Le problème, c’est que cette Cygne t’accuse d’avoir flashé sur la victime. Même si elle est givrée, ça risque de nous exploser à la gueule. Même moi, elle m’a fait douter…

— Tu as cru que j’aurais pu agresser une danseuse ?

— Ça m’a traversé l’esprit, je t’avoue.

— Mais enfin Audrey !

— Laisse tomber. Dis-moi plutôt comment tu comptes expliquer ta proximité, réelle ou supposée, avec « Modesty ».

— J’assumerai si nécessaire. Et toi tu diras que tu n’as pas cru Moret, si elle mentionne qu’elle t’en a parlé.

— Aucune chance pour que tu abandonnes l’affaire ?

— Non. Je gère. Je te jure que rien n’interférera avec l’enquête.

— Bien, dans ce cas, moi je m’en vais. Bonne soirée.

— Audrey ? Merci de n’avoir rien dit aux autres pour le moment. Et d’avoir préparé le terrain en faisant passer Cygne pour une mytho.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Un long moment après le départ de son adjointe, il ne parvenait toujours pas à réfléchir à l’enquête, son cerveau s’y refusait. Son crédit auprès de sa partenaire était irrémédiablement démoli. Il ferma le poing, asséna un grand coup sur la table en alu, sombra dans des pensées décousues. En désespoir de cause, quitte à pédaler dans la semoule, il s’attribua une dernière tâche pour la journée.

Selon Fantômas, le mystérieux père avait noué un rapport avec Maud à la suite d’un accident de voiture. Ça valait la peine de se renseigner. Il pénétra dans le réseau interne de la Police nationale, en quête des coordonnées du commissariat de Metz, avec l’espoir que quelqu’un décroche un téléphone à cette heure tardive, et accepte de lui parler des agissements suspects d’un collègue en poste six ans auparavant. Le projet lui paraissant tout compte fait hasardeux, il songeait à le remettre au lendemain quand il eut l’heureuse surprise de reconnaître un nom, en tête de l’organigramme qui s’afficha. Luc Talbot était commandant là-bas ! Pierre s’ébroua, attrapa le combiné, s’empressa de composer le numéro, s’identifia et vit son appel transféré. Il eut du mal à ne pas s’étrangler de rire par anticipation en s’apprêtant à lancer le surnom fétiche, qui franchit ses lèvres sitôt le vieux copain en ligne :

— Comment ça va Cul ?

La réponse vint immédiatement. L’accent rocailleux du Sud-Ouest résonna :

— C’est toi, mon vieux Chemise ! Quelle surprise ! Si tu savais le nombre de fois où j’ai pensé à toi depuis qu’on m’a dit que tu étais monté à Paris ! Et puis le temps passe… Comment ça va ?

— Bien ! Je suis sur une affaire qui m’entraîne vers Metz, et par hasard, je découvre ton nom. Tu es commandant ?

— Depuis trois ans, oui. C’est pas aussi reluisant que Paris, mais j’aime bien. Oh, La Chemise, tu me sauves ma journée. Que dis-je, ma semaine ! Comment va Sophie ?

— Bien. Vingt ans de mariage…

— Eh ouais. Des gosses ?

— Non, et toi ?

— Un. Il a trois ans. Bon, dis-moi ce qui t’amène, vieux ? Il est encore un peu tôt pour les bavardages du week-end.

— Une danseuse de revue.

— Une call-girl ? Dis donc, on s’emmerde pas à Paris. Moi j’ai une agression antisémite, un vol crapuleux et un trafic de coke. On échange ? Bon, trêve de plaisanteries.

— Ouais. J’ai deux meurtres. La danseuse et sa mère. C’est encore assez flou, il semblerait que j’aie des fils à tirer par chez toi. Un accident de la route qui a fait une victime. L’autre truc est plus délicat : un amant maltraitant. Un collègue à nous à ce qui se dit.

— Merde. Ça arrive, je ne peux pas dire le contraire, mais ce n’est jamais bon.

— Les deux femmes auraient fui à Paris pour lui échapper. L’histoire est un peu compliquée.

— Tu as des noms ?

— À part celui de mes victimes, non. Des dates.

— Bon, donne-moi ça, je fonce aux archives, parce qu’on n’a pas encore numérisé cette période. Tu veux la jouer « officiel » ?

— Non, non, je t’enverrais la paperasse si tu me déterres quelque chose.

Au bout de quelques minutes, Luc rappela :

— Alors, pour l’accident qu’a provoqué Marie-Odile Demécourt, j’ai sorti le dossier. Deux victimes, une mère et son enfant. J’ai une adresse et un numéro de téléphone. Le numéro n’est plus attribué, pour l’adresse je ne sais pas si elle est encore bonne, il faudrait voir dans les fichiers, mairie ou impôts. Pour ton ex violent, je suis un peu emmerdé. Il y a un de mes hommes qui aurait bien le profil, et qui était là à l’époque, mais je ne sais pas trop comment prendre le truc. Faut que je réfléchisse… Hé, Pierre, tu sais que t’es qu’à une heure et demie ? Viens ! On bossera ensemble demain, comme avant. Et gigot chez moi, dimanche ? Tu amènes Sophie ?

— Allez ! Je prends le premier TGV demain matin.

Volonté de s’évader ou désir de revoir son ami, c’était venu tout seul. Il n’avait jamais su dire non à l’enthousiasme communicatif de Luc pendant leurs classes à Montpellier. De crainte de changer d’avis, il réserva sa place dans le premier TGV du lendemain matin. Sophie le rejoindrait si elle le voulait.

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