4.8 : Lestaque

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Peu pressé de rentrer chez lui, Lestaque s’octroya la récompense d’un soda à la machine. Il venait de franchir à nouveau le seuil de l’étage lorsqu’Audrey, alertée par le dysfonctionnement de la porte, battit des bras dans sa direction :

— PL ! J’ai Emmanuel Fontagne, il dit qu’il peut se présenter dans dix minutes.

— Qui ?

— Fontagne, les messages sur le téléphone de Maud… Fantômas…

— Ah ! Oui ! Oui, je le reçois dans mon bureau. Préviens-les, en bas, de nous l’amener dès qu’il se pointe.

A peine assis, le commissaire s’empara de la chemise « Fantômas », remplie de dizaines de pages de transcriptions. Encore n’étaient-ils pas remontés au-delà d’un mois pour leurs sorties papier. Au marqueur, il ajouta : Emmanuel Fontagne.

D’aussi loin qu’il l’aperçut, il fut sidéré par l’aspect de l’individu en question. Il paraissait bien plus âgé que Maud. Il était sans doute de ces hommes prématurément vieillis, de ceux pour qui l’âge mûr est une bénédiction, à mesure que leurs congénères les concurrencent dans leur calvitie et leur embonpoint. La soixantaine quand même, calcula le policier lorsqu’il lui tendit la fiche remplie à l’accueil. Il attaqua :

— Monsieur Fontagne, comment analysez-vous les milliers de textos que vous avez échangés avec Marie-Odile Demécourt ?

Le suspect se recroquevilla, terrifié, de l’autre côté du bureau. Le commissaire réprima l’envie soudaine d’abuser de son autorité, voire d’outrepasser ses fonctions. C’était le genre de personnage qui attirait l’excès de zèle. Un regard insaisissable. Un air de culpabilité à se faire condamner d’office par un jury sans preuve. Comment Maud avait-elle pu tomber dans ses rets ? À sa décharge, l’écrivain qu’elle surnommait Fantômas mais qui signait Manu montrait du caractère, il était décidé, charmeur, rassurant, ses messages chaleureux, sensuels, virils. Tout le contraire de ce qu’il incarnait physiquement. Sa correspondance n’avait pas préparé Pierre à un tel manque… d’envergure. Aucun autre terme ne lui venait. Il opta pour une stratégie moins abrupte :

— Comment avez-vous fait la connaissance de Marie-Odile ?

L’homme chercha à occuper encore moins d’espace, en réaction à l’attention dont il était l’objet. Le policier se retenait de contourner le bureau pour le secouer, lorsqu’enfin il répondit :

— Je n’ai jamais rencontré Marie.

— Vous n’êtes pas « Manu », celui qui correspondait avec elle par messagerie tous les jours ?

— Si ! Si, c’est bien moi. Mais nos échanges sont restés… virtuels, en quelque sorte. Nous ne nous sommes jamais vus.

— Expliquez-moi ça.

— Il y a six ans, je travaillais dans un centre d’écoute aux victimes d’accidents de la route. J’ai répondu à l’appel de Marie… Marie-Odile…

Lestaque lui fit signe de poursuivre.

— Ce n’est pas mon métier, je suis fonctionnaire dans l’administration des marchés publics.

Encore une fois, le policier marqua son impatience et le petit homme enchaîna très vite :

— J’ai eu envie d’aider cette jeune fille. Je lui ai donné mes coordonnées pour approfondir notre conversation en dehors.

— Quelle teneur, la conversation ?

— Elle ne se sentait pas capable de continuer à vivre après son accident.

— Quel accident ?

Pierre se remémora à toute vitesse ses connaissances sur Maud. Aucun souvenir d’avoir vu passer un accident dans les rapports. Puce s’était-elle trouée ?

Fontagne précisa :

— La semaine où elle a eu son permis, elle a percuté un chauffard qui a grillé une priorité. Lui s’en est tiré, mais pas sa femme, et leur fils est resté invalide.

— Et Marie-Odile a été blessée ?

— Si on veut. Pas physiquement. Elle n’était pas victime, à proprement parler, mais son avocate nous l’a adressée, à cause de ce qu’elle a fait à cette famille… L’autre chauffeur a porté plainte. J’essayais de la convaincre que ce n’était pas de sa faute.

— Est-ce que ce n’est pas à un psychiatre, de s’occuper de ça ?

— Ni le juge ni les assurances ne l’ont déclarée responsable, et elle voyait aussi un psychiatre, mais je lui apportais autre chose, je crois.

— J’ai cru comprendre, en vous lisant, grinça le policier. Vous en aidez d’autres, des jeunes filles comme elle ?

Encore cette hargne dont il ne se rendait plus maître, due à la fatigue de la journée. Il allait faire foirer l’interrogatoire. Décidément, le meurtre de Maud Demécourt l’atteignait plus qu’il ne l’aurait fallu.

— Quelques-unes…

— Quoi ? Pardon ?

Merde, il avait posé la question par provocation, il ne s’attendait pas à cette réponse. Il s’enquit :

— Combien ?

— Plus ou moins trois ou quatre, ça dépend, quelquefois elles me quittent.

Le type était très fort ! Devant la mine mi-stupéfaite, mi-écœurée du policier, il ajouta :

— Je leur fais du bien, vous savez. Je les soutiens dans les périodes difficiles qu’elles traversent. Je les encourage. Je ne suis pas un pervers.

Que tu dis, papi. Comment tu appelles ça toi, un personnage inventé de toutes pièces, et des sextos échangés avec des filles dont tu pourrais être le grand-père ? Audrey avait suspendu son travail pour les écouter, les yeux ronds. Dans le dos du type, l’index de la commandante tapota sa tempe : « toc, toc ».

PL se leva brusquement, menaça Fontagne qui l’imitait :

— Vous, vous restez assis.

Cette étincelle de satisfaction croisée dans son regard par en-dessous le poussait à bout. Il marcha jusqu’à l’escalier qu’il entreprit de descendre en respirant profondément. Il n’était pas en état de poursuivre. Il se demanda s’il devait refiler le bébé à un collègue plus frais et plus zen, mais décida que non. Il n’était pas un perdreau de l’année. Il saurait mettre la distance nécessaire. Au métier. Se calmer, s’admonesta-t-il. Son rôle n’était pas de juger du caractère du gars mais de déterminer s’il était leur tueur. Il avait parfaitement le profil. Un coup derrière la tête. Par surprise, par-derrière. Prémédité mais opportuniste.

Il prit un mauvais café tiède à la machine pour se donner une contenance et y retourna. D’une imperceptible mimique, Audrey lui signifia que l’autre n’avait pas bougé. De nouveau maître de ses émotions, il s’installa devant Fontagne, qui recouvra sa position défensive.

— Marie-Odile Demécourt avait-elle des problèmes ?

— Non, pas récemment, je l’aurais su. Tout avait l’air d’aller bien : elle avait récupéré sa fille, elle retissait autour d’elles un réseau de connaissances…

— Sylvie Moret ?

Fantômas eut une grimace :

— Cygne, oui, entre autres…

— Vous n’appréciiez pas ses nouvelles fréquentations ?

— Oh, si, croyez-moi. En comparaison ! Écoutez, monsieur…

— Commissaire Lestaque.

— Oui… Le dernier ami de Marie a été condamné à de la prison, c’est comme ça qu’elle s’est aperçue qu’il était délinquant. Et encore, celui-là ne la maltraitait pas comme le précédent, le père de Léa. Elle a quitté Metz pour lui échapper. Marie ne rencontrait que des garçons bizarres.

— Est-ce que vous vous incluez dans le lot ?

— Mes relations avec Marie étaient tout à fait légales et consenties !

— Ça, c’est encore à vérifier. Les noms de ces hommes ?

— Un Mouss quelque chose. L’autre je ne sais plus. Un policier qui avait enquêté sur son accident de voiture.

— Marie-Odile vous a annoncé sa décision de rompre vos échanges.

— Oui.

— Vous avez été dévasté.

— Non.

— Ne mentez pas, j’ai sous les yeux votre dernier mot. Je vous lis :

Marie chérie, je suis si heureux qu’après toutes ces années tu trouves la force de t’accomplir en tant que femme, grâce à moi un peu, j’espère. Je crois te perdre, et si tu le désires ainsi, je me plierais à ta volonté, avec beaucoup de peine et une grande fierté d’avoir été ton âme sœur, si proche et si lointaine. Tu m’assures de ta gratitude, mais tu affirmes te consacrer à « la vraie vie ». J’y comprends un ultimatum. Soit. Voyons-nous. Je serai cette fois à notre rendez-vous. Accorde-nous cette chance, je t’en prie. Manu.

Le Manu en question avait tourné rouge brique. Lestaque ne lui avait fait grâce d’aucune de ses mièvreries. Bien fait pour lui, se félicita-t-il puérilement. Il enchaîna :

— Elle a accepté de vous rencontrer.

— Oui.

— Votre rendez-vous d’hier avec Marie-Odile, vous y êtes allé ?

— Non, c’était la fin. C’est comme cela que ça se termine. Quand elles sont suffisamment fortes, elles se confrontent à leurs désirs et je les abandonne à leur vie.

— Oh, comme c’est délicat ! Comme c’est gentil d’avoir voulu lui épargner la honte d’avoir été menée en bateau pendant quoi… des années, n’est-ce pas ? Un pauvre vieillard, au lieu du brillant médecin qu’elle imaginait. Ne mentez pas, j’ai lu vos échanges. Les derniers épisodes en tout cas, et ça m’a bien suffi. Quel gros dégueulasse… Lui avoir fait miroiter tout ce temps un avenir avec vous. Savez-vous qu’elle vous surnommait « Fantômas » ?

— Oui. Ce qui signifiait qu’elle ne se faisait pas d’illusions sur notre capacité à nous plaire dans la vraie vie. Elle-même n’y croyait pas, à ce rendez-vous. Elle ne s’y est pas rendue, d’ailleurs. Je n’ai pas eu de nouvelles depuis.

— Elle aurait eu du mal, elle était morte depuis la veille au soir.

— Quoi, ça remonte à mercredi ?

— Juste après votre dernier message, la lettre que je viens de vous lire.

— Votre collègue ne me l’avait pas dit.

— Monsieur Fontagne, avez-vous quelque chose à voir dans les meurtres de Marie-Odile Demécourt et Patricia Demécourt ?

— Sa mère aussi ? Comment ont-elles été tuées ?

— Où étiez-vous mercredi soir et dans la nuit ?

— Chez moi. Avec ma fille. L’interroger ne vous sera pas d’une grande utilité, parce qu’elle est handicapée mentale. Mais je ne la laisse jamais seule à la maison.

Pierre aurait presque préféré le considérer jusqu’au bout comme un sale type, or voilà qu’il lui fournissait un motif de ne pas le haïr tout à fait. Un être humain avec ses failles. Il lui infligea le laïus habituel : rester à la disposition de la police, ne cacher aucune information, etc., en espérant ne jamais être amené à le recroiser.

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