4.4 : Lestaque

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— C’est là. Au numéro cinquante et un.

La voiture de police longeait à faible allure la barre où vivaient les Bétouni, dans la rue principale de Tremblay. Samuel les conduisit à l’arrière de la résidence, jusqu’à une place de stationnement inoccupée. Deux ménagères courbées, agrippées à leur cabas, jaugèrent ces intrus qui sortaient d’un Scénic bleu marine. Un vieux sur un banc fixait le vide, sur la pelouse entre le parking et la tour d’habitation. Au milieu de l’aire de jeux grillagée, une jeune femme au voile intégral consultait son smartphone tout en balançant doucement un landau. Les trois policiers, Lestaque et Élodie devant, Samuel attentif derrière eux, contournèrent le bâtiment.

Le commissaire actionna l’interphone et les annonça. Comme son jeune agent surveillait leurs arrières, il ne put contenir une innocente moquerie : « Sam, détends-toi, ce n’est pas une mission commando. Tu vas finir par faire peur aux gens. » Pour sa part, il se sentait beaucoup plus en sécurité ici que dans une foule, où n’importe quel allumé doté d’un couteau s’avérait un agresseur potentiel. Différence de génération, différence de milieu, Sam était né à Paris, s’en éloigner le stressait.

Le son caractéristique de la gâche grésilla. Le hall de l’immeuble, clair et fonctionnel, sentait bon les produits ménagers. Ils identifièrent l’étage et prirent l’ascenseur. Au quatrième, une porte entrebâillée s’ouvrit en grand sur une belle femme d’une quarantaine d’années, pas du tout intimidée par les représentants de l’ordre.

— Entrez, invita-t-elle, Mehdi a prévu que vous alliez venir.

D’emblée, Sabrina Bétouni livra sa version des évènements, détaillant heure par heure l’enchaînement des décisions de son mari, depuis la défection de Maud aux Cancans jusqu’au départ en Lozère avec Cygne. Tout au long, elle s’en montra entièrement solidaire, mais termina son monologue en admettant du bout des lèvres que la précipitation les avait guidés, et qu’il eut été plus sage d’impliquer les forces de l’ordre. Elle espérait qu’on ne les jugerait pas trop sévèrement.

Lestaque ne put s’empêcher d’apprécier l’argumentaire bien ficelé. La femme de Bétouni, un peu plus âgée que celui-ci, avait du caractère, ce qui mettait à mal certaines de ses théories initiales : elle n’aurait pas épousé un religieux fanatique s’attaquant à des mécréantes ni un délinquant à la petite semaine. Non, si le chauffeur était coupable, ses motifs étaient plus personnels. Face au sang-froid affiché par la dame, le commissaire estima qu’une mise au point s’imposait :

— Nous ne pouvons pas tolérer les entraves à notre enquête, Madame.

— Pouvez-vous me dire en quoi c’est le cas ? Nous ne sommes que des braves gens un peu moins insensibles que la moyenne. Cette petite Léa a cinq ans, Monsieur ! Ne croyez-vous pas que c’est elle la priorité maintenant ? Avez-vous une idée de ce qu’elle va devenir ? Où va-t-elle atterrir ? Est-ce qu’il lui reste de la famille ? Est-ce que vous pouvez vous engager à ce que cette petite fille souffre le moins possible ?

— Madame Bétouni, quand vous parlerez à votre conjoint, répétez-lui bien qu’il se ramène au commissariat au plus vite. À la moindre entourloupe, je vous fais interpeller tous les deux sur le champ. Quant à vous, nous vous entendrons de nouveau un peu plus tard.

En sortant, Lestaque aperçut un guetteur à peine pubère filer au coin de l’immeuble, sans doute le signal que la voie se libérait. Les reproches de Mehdi Bétouni à propos de la dérive de son frère lui revinrent en mémoire : que faisait la République pour ces enfants ? Les évènements de 2005 l’avaient déchiré à titre personnel. Il travaillait encore à Montpellier à l’époque et avait entendu nombre de ses collègues vanter la politique de la mairie de Marseille dans les quartiers nord, les mieux tenus par les gangs, les seuls à n’avoir pas explosé. Il vérifia : Samuel n’avait rien remarqué du manège des trafiquants. Le jeune agent manquait de pratique, il faudrait veiller à ce qu’il tâte un peu du terrain, lors de sa prochaine mutation. Élodie sourit, parfaitement consciente de ce qui venait de se jouer.

Quelques minutes après, ils se garaient devant l’école. Le commissaire briefa Sam, chargé de rencontrer l’instit de Léa. Eux patientèrent le temps qu’il soit introduit dans l’établissement. Ils parcoururent à pied les quelques centaines de mètres qui les séparaient de l’appartement de Marie-Odile Demécourt.

L’intérieur, chaleureux, illuminé par le soleil d’hiver, semblait prêt pour le retour de ses occupantes : un puzzle à moitié fait sur le tapis, une tasse sur la table basse à côté d’une théière, une cuisine étroite impeccablement rangée, du lait et des céréales sur le plan de travail, un bol, maculé d’un fond de chocolat. Une chambre d’enfant, une pièce à vivre, une salle d’eau, un petit balcon. Le tout parfaitement entretenu. Le policier y fut sensible, comme à une intention posthume. Combien de fois avait-il dû affronter la crasse et la puanteur, indifféremment chez des suspects, des témoins ou des victimes ?

Disposées ici et là, les photos d’une jeune femme entourée de ses proches. Dans l’intimité de son logement, Maud n’était plus la Modesty du Paradis, mais un être complexe, animé de projets. Cette nouvelle image entra en conflit avec l’autre, celle qui le hantait, le corps magnifique en exhibition sur une scène. Quel coup du sort ! Traquer le meurtrier d’une femme sur laquelle il avait fantasmé. Sylvie Moret n’avait pas manqué de lui en faire le reproche. Dès lors, il avait sérieusement envisagé de désigner un autre enquêteur, mais comment aurait-il justifié cela ? En confessant sa fixation sur la jeune danseuse ? Et puis ? Qu’est-ce qu’il avait fait de grave, bon sang ? Au pire, il s’était juste autorisé à mater un spectacle de cabaret.

À ce point précis de son raisonnement, ses yeux se fixèrent sur un selfie de Maud, tassée entre sa fille et deux de ses amies, devant une girafe. Brutalement, son moi policier chassa toute autre considération. Il allait traquer son meurtrier.

Tandis que son équipière s’affairait dans la chambre, il s’attaqua à l’étagère du salon. Une tablette un peu plus large que les autres était vide, certainement l’emplacement de l’ordinateur saisi par les collègues. Ils avaient aussi emporté le courrier et tout ce qui relevait de l’enquête de routine. Ils avaient seulement omis de signaler que deux personnes vivaient là. Lestaque poursuivit son exploration. Dans une boîte en carton contenant des documents administratifs, le livret de famille attesta des liens entre les trois femmes Demécourt. À la page de Léa, il lut : père inconnu. Un point en faveur de la théorie des fuyards.

Le commissaire mit la boîte dans un sac qu’Élodie lui tint ouvert. Par acquit de conscience, il embarqua aussi les photos. Leurs recherches n’apportèrent rien de plus. Il était temps de récupérer la bleusaille et de rentrer. Ils prendraient un sandwich à la boulangerie dont les policiers constituaient le fonds de commerce.

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