3.7 : Cygne

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— J’aurais bien conduit pour vous soulager, mais je n’ai pas mon permis.

— Pas grave, j’ai l’habitude. Et puis je ne laisse jamais mon volant.

Voilà, elle aurait essayé de renouer le dialogue, mais le petit rebeu était mal luné. Il dégageait une odeur puissante, mal masquée par le parfum d’ambiance de son taxi. Une odeur de peur. Elle se tapait encore un trouillard. Il se cachait où, l’homme fort ? Son John Wayne à elle, le cowboy des westerns, qu’elle regardait chez les voisins en cachette de son père quand elle était petite. Il n’y avait pas la télévision à la maison. Prière de se divertir intelligemment ! Elle allait bientôt retrouver le carcan qu’elle avait fui, et cela ne lui semblait plus si souhaitable.

Et la gosse derrière recommençait à jacasser ! Elle se retint de lui envoyer que les deux femmes qui s’occupaient d’elle étaient mortes assassinées, pour la faire taire. Que Mehdi le veuille ou non, elle finirait bien par l’apprendre de toute façon. Lorsque la gamine s’endormit, repue, des ondes circulèrent entre eux, qui n’étaient pas dues aux lumières du tableau de bord, plutôt à une hostilité latente. Il en souffrit lui aussi et tenta de détendre l’atmosphère avec des trucs de voiture. Qu’est-ce qu’elle en avait à branler des bagnoles ? Elle consentit pourtant à se placer à son niveau :

— Ah oui, l’hybride, avec ça vous devez faire de sacrées économies d’essence.

— Bof. Contrairement à ce que tout le monde croit, pas trop. Trente pour cent max, à condition de conduire pépère. Faut éviter les accélérations, sinon ça sert à rien. Non, les vraies économies, y a pas à dire, c’est le biocarburant. En général, on conseille pas plus de quarante pour cent d’E10 pour protéger les moteurs, mais moi je mets beaucoup plus et je n’ai jamais aucun voyant qui s’allume. Les Toyota, c’est increvable. Tenez, en VTC, les autres modèles, on nous les fait changer au bout de cinq ans, alors que les Toyota on les garde au moins huit ans. Et à l’argus, pas de décote, ça se revend comme des petits pains des voitures comme ça. Impossible de les amener au bout.

Non, décidément, le sujet l’emmerdait. Heureusement, elle n’avait même pas à feindre de l’écouter. Après quelques minutes, elle se retourna et constata :

— La petite dort. Il est temps de discuter de ce qu’on va faire.

— En ce qui me concerne, c’est tout réfléchi ! répondit le chauffeur du tac au tac. Dès demain, je vais voir les flics.

— Non, mais ça va pas, non ? Vous voulez nous mettre en danger ?

— Vous ne croyez pas que vous en faites trop ? Je vous ai emmenée comme vous l’exigiez, dans un bled qui me paraît suffisamment loin. Et puis l’ancien petit ami de Maud, le policier violent… Vous en êtes sûre de cette histoire ?

— Bien sûr que oui, j’en suis sûre, c’est elle qui me l’a dit : quand elle a été enceinte, elles ont déménagé à Paris pour se cacher. Elles étaient tellement affolées qu’elles ont fait croire à tout le monde que le bébé était la fille de Patricia. Il a fallu cinq ans avant que Mod s’estime tranquille et récupère Léa. Elle devait lui dire la vérité à Noël.

— Et vous présumez que le père biologique a décidé de se venger ? Après toutes ces années ?

— Il a dû apprendre qu’il avait une gosse, je ne sais pas, moi ! C’est trop facile d’espionner les gens aujourd’hui, surtout avec tous les fichiers de la police à sa disposition. Il est allé demander des comptes à Mod, et comme elle l’a rembarré, il l’a frappée… c’est un gars qui frappe fort, elle m’a dit.

— Vous leur avez parlé de tout ça, ce matin ?

— Non. J’ai eu peur de… entre collègues, ils se protègent…

— Et la mère ? Enfin, la grand-mère ?

— Patricia ? Il a été les chercher là-bas, elles n’y étaient pas, il l’a tuée. Enfin, si vous avez vraiment vu une morte.

— C’est un peu tiré par les cheveux…

— C’est sûr, c’est lui, qui d’autre ? répéta-t-elle.

Elle inspira un grand coup et décida de lui révéler ce qu’elle s’apprêtait à lui dire en quittant Paris, quand il l’avait interrompue grossièrement :

— Le commissaire Lestaque, celui qui nous a interrogés ce matin…

— Oui, et alors ?

— Comme par hasard, il était au Paradis toute la semaine dernière à mater Mod comme un gros dégueulasse. Il lui a même fait livrer un bouquet.

— Lestaque connaissait Maud ? Pourquoi vous ne me l’avez pas dit tout de suite ? Il sait que vous l’avez reconnu ?

— Ah ça ! Il n’a pas longtemps fait son fier !

Elle blêmit en s’avisant subitement de quelque chose :

— C’est peut-être lui qui l’a tuée, finalement… Vous auriez vu ses yeux quand il la regardait ! Putain ! Si c’était lui qui avait envoyé l’autre tout casser chez moi ? Que va-t-on faire, Mehdi ?

— Vous, rien. Je vous pose et je repars. Je rentre à Paris parler aux enquêteurs du mystérieux père.

— Mais…

— On n’a pas le choix, on risque la taule.

Elle commença à entrevoir les implications de leur fuite. Ses certitudes chavirèrent. Au panneau annonçant la sortie, le chauffeur réclama l’adresse exacte pour le GPS. Elle dicta : Lieu-dit La Châtaigneraie, à la Grand-Combe. Il se concentra sur le tracé devenu sinueux. Elle voyait ses yeux cligner, sa nuque se raidir, au fur et à mesure que l’épuisement le gagnait. Prête à le secouer s’il s’endormait, elle le surveillait du coin de l’œil. Elle-même avait traversé ces localités maintes fois avec ses parents. L’oppression augmentait à l’approche de la demeure familiale. Elle regrettait presque son impulsion de se réfugier là-haut, entre son père et sa mère. Avec Léa. L’idée lui inspira une grimace. Elle n’avait aucune sympathie pour la petite fille. Mod avait bien tenté de susciter leur complicité, en proposant des rencontres. À la Toussaint, elle l’avait même traînée au zoo. Une expérience pénible : voir Mod jouer à la maman parfaite pour se persuader qu’elle en était une. La gosse était le centre de son monde.

Pendant que Mehdi décortiquait une barre de chocolat d’une seule main, la fatigue l’envahissait également, lui envoyant des images par flashs. Mod et elle. La blonde et la brune sur scène. Leur complémentarité artistique. Les nuits à rigoler dans la loge. Les séances de sculpture. Elle jura brusquement : « shit ! » Elle avait laissé ses œuvres à terre, n’ayant pas eu le cœur de s’attarder sur place après la mise à sac de son appartement. Elle maugréa : « Il va falloir que je porte plainte, comment je vais faire ? » Elle pianota sur son smartphone. « Quarante-huit heures pour la déclaration à l’assurance, putain ! »

Au-delà de la Grand-Combe, la route se fit étroite. Elle se crispa encore plus. Peur de heurter la montagne ou de la dévaler. Une fois, son père avait légèrement mordu dans le vide et la Polo avait été retenue à l’aplomb de la rivière par la branche d’un châtaignier. Ils atteignirent enfin le chemin forestier au milieu des sapins. Cependant au bout de quelques mètres, Mehdi coupa le moteur en pestant.

— Qu’est-ce que c’est que cette piste ? Je ne vais jamais passer, il faut un 4x4, c’est complètement raviné ! Que des rochers et des cailloux. On va crever une roue ! Encore heureux si je n’arrache pas mon bas de caisse en prime !

— Mon père monte avec une Polo. La maison est juste là-haut.

Cygne lui désigna la bâtisse au loin, recouverte d’un enduit clair, percée de rares ouvertures, trois étages agrippés à la montagne. À la lueur violente de la lune, le toit de lauze scintillait. La tentative pour tranquilliser le citadin échoua, car il se mit à piailler :

— C’est une plaisanterie ! On va pas grimper jusque-là ! Faut que quelqu’un vienne nous chercher !

— Ils ne répondront pas au téléphone à cette heure-ci. Si vous préférez, on peut y aller à pied. Il reste un peu plus de deux kilomètres.

En définitive, le conducteur nerveux réintégra son siège, redémarra le moteur, mais avertit :

— Je vais avancer à deux à l’heure, et au moindre problème, on descend.

— De toute façon, vous ne pouvez pas faire demi-tour…

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