3.6 : Mehdi

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— Qu’est-ce qu’ils vous voulaient, les policiers ?

Mehdi sursauta. Il ne comprit d’abord pas à quoi sa passagère faisait allusion. Puis il se souvint de leur rencontre au commissariat.

— À moi ? Rien… Juste m’interroger parce que j’étais sur les lieux hier soir.

— Et vous avez vu quelque chose ?

— Non. Je ne sais même pas ce qui s’est passé, le flic n’a rien voulu me dire.

— Avec un pavé…

— Quoi, avec un pavé ?

— Elle a été tuée avec le pavé qui bloquait la porte de service.

Le cœur de Mehdi rata un battement. Avec horreur, il pensa au risque que Léa entende leur échange. Il intima sèchement à son interlocutrice de changer de sujet : elle aurait été capable de lâcher que Maud était morte la nuit précédente. Cette femme ignorait totalement comment se comporter avec l’enfant. Par exemple, elle s’était assise à l’avant sans même s’apercevoir que la petite avait besoin qu’on lui ouvre la portière, qu’on l’aide à monter, qu’on l’attache… Tout cela n’avait aucun sens. Il fuyait Paris, en pleine nuit, avec l’amie et la fille d’une cliente victime de meurtre. Vexée qu’il l’ait rembarrée, l’autre se ferma comme une huître.

Deux heures passèrent, et elle boudait encore. Elle était nettement moins belle ainsi, avachie. À ses yeux fixes et au pli excédé des lèvres, il mesurait la constance de sa colère. Léa en revanche lui parlait en continu. Elle ne s’adressait d’ailleurs qu’à lui depuis leur départ. Il orienta son deuxième rétro intérieur de façon à la voir. Ryan n’aurait jamais osé le déranger ainsi, on lui avait fait comprendre que c’était dangereux, mais sur cette autoroute déserte, le conducteur n’avait pas le courage d’interrompre celle qui venait de perdre toute sa famille et ne le savait pas encore. Cygne, ou plutôt Sylvie, ainsi que Léa l’appelait, somnola enfin. La tension diminua quelque peu.

— On est presque arrivés ?

Il sourit : la question de l’âne dans Shrek, prétexte à des parties de rigolade avec Ryan. Léa enchaîna :

— Ryan, il dit que ton travail c’est conduire les gens, et que même, il a conduit tout seul sur tes genoux.

— Oui, c’est vrai. Mais pas sur la route. Sur un parking. Il a raconté ça à l’école ?

— Oui, et la maîtresse, elle dit que c’est défendu et que c’est pas bien, parce qu’on est trop jeunes et on sait pas encore conduire une voiture. Seulement un vélo.

— Elle a raison.

— Moi, avec Maud je danse. Parce qu’elle est danseuse, tu sais ?

— Oui, je sais, une très grande danseuse.

— Tu l’as déjà vue ?

— Non, jamais.

— Moi oui ! Mais à la répet, parce que le spectacle le soir, c’est trop tard pour les enfants. Tu aimes bien les pizzas ?

— Oui

— Et Ryan ?

— Oui, il adore. Sans olives, par contre.

— Comme moi. Et les frites aussi, il aime bien ?

— Oui, surtout au Mac Do.

— Eh ben, quand je l’inviterai à mon anniversaire, on fera des frites et une pizza. Maud, elle dit qu’on a le droit de manger n’importe comment que aux anniversaires, parce que sinon on n’a plus de force, et on est malade. Pas vrai ? Je lui demanderai si c’est chez elle ou chez Patricia, mon anniversaire de six ans.

Tout à coup, Mehdi réalisa que la petite extériorisait sa faim. Elle n’avait rien avalé depuis le goûter à la sortie de l’école. Il quitta l’autoroute à l’aire suivante et réveilla Cygne.

La serveuse les prit pour une famille. Elle n’appréciait pas qu’on ait perturbé son ménage pour réchauffer un menu enfant et remarqua d’un ton désapprobateur, en regardant Léa : « C’est à c’t’heure-ci qu’on te fait manger, toi ? » Le père présumé ne tenta pas de la détromper. Il remplaça Cygne à la machine à expresso tandis que celle-ci, toujours bougonne, le relayait à la table de la cafétéria où Léa engloutissait de bon appétit son plat de frites et de nuggets, avec de l’eau « parce que Maud elle dit que le soda c’est mauvais pour les dents ». Lui tira du distributeur une barre de Lion, sa seule gourmandise quand il anticipait la nécessité d’un coup de fouet. Le sucre provoquait un regain d’énergie immédiat. Mieux que la caféine. Ensuite il battit le rappel de ses passagères.

— Mehdi, tu veux bien venir avec moi faire pipi ?

Oh, mince, le pipi, il avait failli oublier.

— Vas-y avec Cygne… Avec Sylvie, pendant que je fais le plein d’essence.

Il engagea sa Toyota dans une allée en contresens pour revenir vers la station, en maugréant. Ce périple allait lui coûter cher. Et sans doute plus que ces quelques euros de carburant. Il inséra le pistolet dans le réservoir et appela Sabrina, au mépris du pictogramme d’interdiction de téléphoner. Rien à foutre, au point où il en était… Par-delà l’angoisse qui habitait ses entrailles, le garçon sage qu’il était resté ressentait une pointe d’exaltation. Comme une vedette de cinéma en cavale. Entendre son épouse le fit redescendre. Elle ne dormait pas.

— Chérie, je suis sur l’autoroute là, après Clermont-Ferrand… On a mangé, oui. Je fais le plein… Non, elles sont aux toilettes… Elle ne se doute de rien. Non, elle discute en boucle, elle est mignonne… Elles reviennent. Écoute, je les pose et je repars tout de suite. Tu peux te coucher quelques heures, ne t’inquiète pas. Oui, je te promets, si je suis trop fatigué, je m’arrête. Bisous ma chérie. Oui, moi aussi.

Il lut l’heure : dix heures et demie. Quatre heures de route. Selon Cygne, il en restait à peu près autant…

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