3.4 : Mehdi

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— Je reconnais la route ! On est bientôt arrivés ! chantonna Léa.

Mehdi pila. Les abords de la maison de Villepinte grouillaient d’uniformes, un déploiement de voitures banalisées à cheval sur les trottoirs. Par chance, la vision de l’enfant était obstruée par le siège passager. Des hommes en combinaison blanche poussaient un brancard sur lequel une silhouette était allongée, drap relevé. Faut pas qu’on me remarque, songea-t-il, avant de réaliser qu’il n’avait rien à se reprocher. Il s’abstint pourtant de s’avancer davantage. L’atavisme des gamins des cités face aux flics. Mehdi gardait de la rancœur envers ces « bâtards », comme il disait à l’époque, qui tout en connaissant parfaitement ses nom, prénom, adresse, n’avaient pas manqué de le contrôler une fois, deux fois, cinq fois par jour. Les jeunes de sa génération ployaient la nuque, conscients qu’un représentant de la loi particulièrement hargneux inventait toujours un chef d’inculpation. A défaut, un prétexte pour les claquer contre un mur, les insulter ou les caresser de leur matraque.

Revenant au présent, le chauffeur ravala sa bile. Il avait passé l’âge de cette haine aveugle. La priorité était de tenir Sabrina au courant. Il effleura la touche « rappeler » du téléphone fixé au tableau de bord et quand elle fut en ligne, commença :

— Écoute…

Il glissa immédiatement vers l’arabe, qu’ils parlaient mal mais comprenaient tous les deux :

— Chez la vieille Demécourt, c’est plein de policiers, on dirait qu’ils sortent un corps. Je vais essayer le cabaret où travaillait Maud. Il y aura bien quelqu’un qui me dira quoi faire de la gamine. Sinon je l’emmène au commissariat, en dernier recours.

Mehdi raccrocha en espérant que son sabir mêlé de trop de mots français avait échappé à Léa. Celle-ci demanda :

— Pourquoi tu fais demi-tour ?

— Je pense qu’il n’y a personne. On va plutôt aller voir les copines de Maud : Cygne et Lulu, c’est ça ?

Il convoqua le peu que Maud lui avait confié sur ses collègues : Cygne, la compagne de loge, collante et directive, Lulu, le danseur complexé. Des portraits au vitriol empreints d’affection.

— Oui, confirma Léa, mais son vrai nom à Cygne, c’est Sylvie. Comme Modesty, c’est pas le vrai nom de Maud non plus. C’est son nom de scène.

Des mots tout simples pour une réalité compliquée. Mehdi s’empêcha de sombrer dans l’attendrissement. Après. D’abord, trouver une solution pour mettre cette petite puce à l’abri.

Cette fois, il stationna devant l’entrée principale du Paradis des Cancans. La ruelle, de toute façon, était entravée par des barrières de chantier ficelées à la rubalise. La fillette ignora la guérite de vente des billets, s’élança sur le tapis rouge sang, se figea face à la double porte à soufflet afin qu’il la lui pousse. Derrière, deux statues dorées, imitations de nus antiques, marquaient l’entrée de la salle. Léa semblait chez elle. Elle lui désigna à droite « le vestiaire, pour si tu veux laisser ton manteau là ». Au fond d’une immense salle, murs noirs et éclairage blafard, un groupe compact se serrait au pied d’une estrade. Tous les employés du théâtre paraissaient rassemblés là, en tenues de scène, fébriles. Le chauffeur Uber se pétrifia devant le spectacle qu’ils offraient. Au centre, une femme plus haute que les autres se lamentait en se tordant les mains :

— C’est horrible ! Comment le monde peut-il être d’une telle cruauté ? Quand je l’imagine baignant dans son sang !

Une Barbie rousse tendit un kleenex à la géante.

— Tais-toi Lulu, tu l’as déjà dit. Et arrête de te faire des films. Tiens, mouche-toi.

La dénommée Lulu se tourna vers quelqu’un en qui Mehdi reconnut la fille brune du commissariat. Cependant lui-même demeura fasciné par le travesti. S’il n’avait rien su, il aurait juré être en présence d’une femme. Celle-ci interrogea, d’une voix légèrement rauque bien qu’indubitablement féminine :

— Mais toi, Cygne chérie, tu as bien entendu quelque chose ?

— Je te répète que non. Essaye un peu d’entendre quelqu’un crier depuis la rue, quand la porte est fermée et qu’il y a de la musique. Si j’avais remarqué quoi que soit, je serais sortie voir. Non, je n’ai rien fait et je m’en voudrais toute ma vie ; en plus on s’est quittées fâchées pour une connerie.

Elle fondit en larmes. Lulu l’enlaça brièvement et lui tapota le dos en compatissant avec transport :

— Et juste le jour suivant, on dévalise ton appart. Ma pauvre ! Le monde est d’une violence !

Un coup d’œil sévère de la Barbie rousse eut pour effet de stopper les lamentations, mais lui valut cette fois une riposte :

— Oh, ça va, Mitsy, espèce de sans cœur va !

Mehdi restait bloqué à bonne distance de la troupe éplorée. Tous ces gens le dépassaient d’au moins une tête. Tenaillé par l’envie de réintégrer son habitacle protecteur, il se composa une contenance, tâta machinalement le col de sa chemise pour s’assurer qu’il n’était pas écrasé sous le blouson. Brusquement, Léa lâcha sa main et courut s’accrocher aux jambes de Cygne :

— Sylvie. Je veux Maud ! Elle est où ?

Surprise, la danseuse apposa sa paume sur la tête de la petite fille sans lui répondre, avant de s’aviser de la présence de l’importun :

— Que faites-vous avec cette enfant ? Je vous reconnais : vous étiez à la police ce matin. Le gars des cités déguisé en pingouin.

Désarçonné par sa morgue, il balbutia :

— Je suis Mehdi Bétouni. Je suis… un ami de la famille. Enfin, non… Le chauffeur de Maud. Enfin, son taxi. Je cherche quelqu’un qui pourrait s’occuper de la petite en attendant… Je… sa sœur… sa mère…

Il se troublait de plus en plus. La grande Lulu vint lui effleurer le bras et il ne put retenir un mouvement de recul.

— Ne t’inquiète pas, beau brun, je suis en pause là, je ne vais pas te manger. Reviens demain pour ça. Léa, viens ma puce, tata Lulu va te montrer une tonne de trucs rigolos avec des plumes. Tu aimes le rouge sur les ongles ?

Le travesti disparut dans les coulisses sur un clin d’œil, avec l’enfant.

Mehdi se reprit quelque peu :

— C’est vous, Cygne ? Écoutez, je ne sais pas ce qui se passe. Léa était toute seule à l’école. J’ai voulu la ramener chez sa mère, mais la police était là-bas et sortait un cadavre de la maison. Je ne sais pas quoi faire… Est-ce que vous savez si Léa a quelqu’un d’autre ? Je ne peux pas la laisser chez les flics, quand même.

— Venez avec moi.

Il la suivit, de plus en plus mal à l’aise. C’était sa première intrusion dans les coulisses d’une salle de spectacle. Parvenu à la loge aveugle et encombrée, il reconnut l’odeur de cave sous celles des cosmétiques et garda un pied dans le couloir tandis qu’elle se plantait devant un miroir immense. L’angoisse le talonnait, la panique n’était pas loin. Elle le questionna :

— Est-ce que Mod vous a parlé de son père ?

— Le père de Maud ?

— Non, le père de Léa ! Enfin, faites un effort !

— Pourquoi, elles n’ont pas le même père ?

Cygne le considéra du haut de ses quelques centimètres supplémentaires, comme s’il lui manquait une case.

— Ne me regardez pas de travers, qu’est-ce que j’y connais, moi, à cette famille !

— Vous ne savez pas que Mod est la mère de Léa ? Alors que vous vous présentiez à l’instant comme son ami ?

— Vous vous trompez, Madame. Euh, Cygne. Léa elle-même vient de me parler de Patricia comme de sa mère.

— Parce qu’elle n’est pas encore au courant ! Écoutez, je ne devrais pas vous parler de la vie de Mod, mais il le faut bien, pour que vous compreniez. Tout ce que je peux vous dire c’est que, quand elle a été enceinte…

Après réflexion, elle reprit par un autre biais :

— Le mec de Mod était violent. Un flic, à Metz. Elle n’avait aucun moyen de s’en protéger. Patricia et elle se sont enfuies. Perso, je suis sûre que c’est lui qui est revenu se venger. Putain, et maintenant vous me dîtes que Patricia aussi ! Et mon appart saccagé, comme par hasard pendant que j’étais au commissariat ? Ça veut dire qu’il est à la poursuite de sa fille. Vous n’auriez pas dû l’amener ici.

Mehdi n’avait pas tout compris de sa démonstration lapidaire, mais suffisamment pour qu’une conclusion s’impose :

— Je la confie tout de suite au commissaire Lestaque, dans ce cas.

L’énervement de la danseuse devant lui monta encore d’un cran :

— Certainement pas ! Réfléchissez ! Le père de Léa, il est flic ! Il n’aura aucune difficulté à la récupérer. Vous réalisez le mal qu’il peut lui faire ? Croyez-moi, Mod et Patricia étaient encore terrorisées par ce salaud. En plus, vous n’avez aucune idée de qui est réellement ce commissaire Lestaque.

Il nota qu’elle avait jeté le nom avec mépris, supposa qu’il l’avait malmenée elle aussi. La jeune femme y allait tout de même un peu fort. Elle versait sans doute dans les théories du complot. D’un autre côté, elle ne manquait pas de logique.

— Alors qu’est-ce que vous proposez ? Elle n’a personne d’autre chez qui aller, cette petite ?

— Pas que je sache, non.

Soudain, il lut sur le visage de Cygne qu’elle prenait une décision :

— Mehdi. Conduisez-nous chez mes parents, Léa et moi. On ne dit rien à personne. Là-bas, on sera en sécurité. On se donne le temps. Le temps que ça se tasse. Le temps que l’enquête avance et qu’on sache à quoi s’en tenir sur Lestaque.

— Mais on va m’accuser d’enlèvement d’enfant ! Pas question !

— Je prends tout sur moi. Je vous signe un papier si vous voulez.

— Vous vous croyez dans un film ? Vous ne connaissez rien de leurs méthodes, aux flics, ça se voit !

— Vous préférez mettre Léa délibérément en danger ?

Et voilà. Il fallait qu’elle abatte cette carte-là, évidemment. La responsabilité. Quel merdier ! Bordel de bordel ! Au comble de la confusion, il annonça :

— J’appelle ma femme.

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