3.3 : Mehdi

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À 16 h 30, Mehdi était devant l’école de son fils. Une millième fois, il se répéta que Patricia Demécourt avait certainement récupéré Léa. Que Ryan lui annoncerait en sortant qu’une dame était venue la chercher dans la journée. Pourtant de façon confuse, il sentait autre chose le tracasser. Soudain, cela lui sauta aux yeux : n’importe qui aurait informé le commissariat dès l’appel à l’aide de la baby-sitter. N’importe qui mais pas lui, qui avait préféré la jouer en solo.

Sabrina était déjà là, il la repéra à sa haute taille. Elle était en grande conversation avec des « copines », certaines nanties d’une kyrielle de bébés. Un rire spontané agitait ses longs cheveux châtains. Une aisance naturelle qui tranchait avec sa propre réserve. N’osant se manifester auprès du groupe de commères, il patienta dans la voiture. Eux n’avaient que Ryan. Ils essayaient de lui donner un frère ou une sœur, c’est pourquoi Sabrina n’avait pas encore repris le travail. En réalité, il appréciait le confort que sa présence à la maison lui procurait. Ses contradictions concernant les femmes l’embarrassaient. La mère, au foyer ? Est-ce que cela ne relevait pas du réflexe culturel ? Le sujet planait entre eux, seule l’attente du deuxième bébé les retenait de l’aborder. Pourvu qu’il (ou elle, Inch Allah), arrive vite. La question était de savoir comment il allait nourrir une quatrième bouche avec son seul revenu. Il y avait la solution de la province. On lui avait assuré que la vie y était moins chère, et l’air plus pur, en prime.

Enfin, Ryan s’échappa de l’école et sauta dans les bras de sa maman, comme pour des retrouvailles. Mehdi klaxonna, descendit sur le trottoir. Ravi de sa présence inopinée, le petit bonhomme lui réserva le même accueil. Mehdi glissa quelques mots à l’oreille de Sabrina. Il apercevait Léa, dans la grappe des écoliers à la grille. Ils patientèrent dans la voiture. Petit à petit, enfants et adultes désertèrent l’esplanade, et il ne resta plus que Léa et sa maîtresse.

Mehdi lança un regard alarmé à son épouse, qui tira de son cabas un paquet de biscuits, avant de se pencher sur Ryan assis à l’arrière. C’était un signal, sa façon de lui dire, sans éveiller la curiosité du garçon : « Vas-y, je reste ici. » Il s’avança sur le parvis.

La gamine le reconnut et le salua avec bonne humeur :

— Salut Mehdi ! Tu viens chercher Ryan ? Il est parti, j’te signale !

Ému, il embrassa la joue tendue :

— Bonsoir Léa. Oui, il est dans la voiture avec sa maman. Je viens voir ta maîtresse.

Il se tourna vers l’institutrice. Celle-ci entamait à peine l’âge adulte. Souriante, bien qu’épuisée. C’était sa première affectation, d’après ce que Sabrina lui avait rapporté de la réunion de rentrée. Ils auraient préféré que Ryan ait une enseignante un peu plus expérimentée pour le préparer au CP, mais les enfants l’appréciaient, à l’instar des quelques matrones qui faisaient et défaisaient les réputations sur le trottoir.

Il tenta d’adoucir la tension dans sa voix :

— Je suis le papa de Ryan, est-ce que je pourrais vous parler un instant ?

Elle afficha une expression sincèrement désolée :

— C’est que, je n’ai pas le temps, là, j’ai un rendez-vous ce soir. Demain, on peut convenir…

Il la détrompa :

— C’est à propos de Léa.

La maîtresse interpréta sa réticence, elle se pencha sur l’enfant :

— Léa, va jouer un petit peu dans la cour avec les amis de la garderie s’il te plaît.

— Ouais, chouette !

La fillette s’enfuit en courant vers ses camarades. Mehdi inspira. Ce serait la deuxième fois de la journée qu’il allait délivrer son annonce macabre. Pourquoi lui ? Il avait beau ne pas croire en une entité supérieure, il soupçonnait que le destin s’acharnait.

— Voilà : Maud Demécourt est morte hier soir. Je supposais que sa mère se chargerait de Léa, mais on dirait bien que non.

— Personne n’a prévenu l’école ! Que s’est-il passé ?

Elle ne permit pas à Mehdi de répondre. Sur le champ, elle passa à l’action :

— Un instant, je vous prie, je vais téléphoner à… je vais consulter sa fiche de renseignements. Vous permettez ?

Elle s’éloigna tandis qu’il patientait à la grille. Il faisait nuit, un léger crachin commençait à tomber. Les dames de service rassemblèrent les enfants sous un préau où leurs cris résonnèrent. Il voyait Léa courir au milieu des autres, dans son ciré blanc, et son cœur se serra à l’idée que son monde allait basculer d’un instant à l’autre. Que représentait la mort à cet âge-là ? Il l’ignorait. Il se prit à envisager la réaction de Ryan si lui-même partait. Son fils comprendrait et aurait du chagrin. En combien de temps l’oublierait-il ?

L’institutrice revenait, mobile collé à l’oreille et fiche de contact à la main. Une voix numérique s’échappait de l’appareil. Elle lui fit un signe négatif de la tête, raccrocha :

— Madame Demécourt ne répond pas.

— Elle doit être en train de gérer les évènements, je ne sais pas… Je suis passé chez elle dans l’après-midi, mais elle n’y était pas.

— Et je n’ai personne d’autre dans ma liste de contacts, à part Héloïse, la baby-sitter.

— Qu’allez-vous faire ?

— Les instructions sont d’appeler le commissariat de secteur. Je ne sais pas ce qui se passe ensuite, je ne l’ai jamais fait. En général, l’une des maîtresses reste le temps qu’il faut. Quelqu’un finit toujours par se souvenir de son enfant. Toujours les mêmes familles. Que peut-on y faire, si certains voient l’école maternelle comme une garderie ? Oh, pardonnez-moi ! Je suis fatiguée, et mon bavardage est tout à fait indécent vu le contexte.

Confus, Mehdi montra les siens dans la voiture :

— Je peux essayer de la ramener chez sa mère, si ça vous arrange.

— C’est que… Monsieur Bétouni, je n’aurais pas demandé mieux, mais c’est impossible. Vous savez, avec les directives Vigipirate, à moins que vous ne soyez expressément désigné par le responsable légal…

— Je sais, je sais. Et je suis rassuré que vous appliquiez les consignes. Par contre c’est vraiment un cas exceptionnel. Si on peut s’arranger pour que cette petite ne traîne pas pendant des heures au poste…

— Je vais voir avec ma directrice, ne bougez pas.

Elle se volatilisa à nouveau. À la sonnerie, les enfants se rangèrent et se dirigèrent vers les classes. Sabrina, dans la rue, lui adressait de grands gestes impatients. Il écarta les bras en signe d’impuissance. Après un long moment, l’institutrice apparut, tirant la petite Léa par la main sous une pluie battante.

— Je vous la confie. Nous avons informé l’Inspection, qui n’approuve pas cette initiative, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais ma directrice estime qu’on peut vous faire confiance. Prévenez-moi dès que Léa est chez sa… Elle hésita. Patricia Demécourt. Je vous dicte mon numéro. Faites très attention à elle, sinon l’école aura de gros ennuis…

Ceci mis au point, la maîtresse reprit la direction du bâtiment. Lorsqu’ils furent à l’abri dans la voiture, que les cris ravis de Ryan eurent baissé de volume, Mehdi annonça à Léa :

— On va chez maman, parce que Maud ne peut pas venir te chercher aujourd’hui. Avant, tu vas goûter avec Ryan.

— Tu veux bien qu’on mange des gâteaux dans ta voiture, toi ?

— Seulement quand il pleut. Mais gare à vous si vous me mettez des miettes, j’appelle l’ogre nettoyeur et il pourrait bien vous prendre pour deux gigantesques miettes !

Les petits rirent à l’unisson et s’engagèrent dans des élucubrations : « Et si on mangeait des grenouilles, tu appellerais une sorcière nettoyeuse ? » L’excitation monta. Mehdi put constater que son fils n’était pas le seul à être pris d’un quart d’heure de folie après l’école. Heureusement, l’arrêt de la voiture interrompit le garçon qui s’enhardissait : « Et si on mangeait des zizis… ».

— Oh, on est déjà à votre maison ? se désola Léa.

Une fois privée de son camarade de jeu, elle anticipa la suite du programme et expliqua au chauffeur :

— Tu sais, il faut me ramener chez Maud, parce que moi j’habite plus chez Patricia, parce que j’ai changé d’école maintenant, alors j’habite chez Maud et c’est Maud qui va me garder pour toujours !

— Ah ? interrogea Mehdi, honteux de lui cacher la funeste vérité. Et tu appelles ta maman Patricia ?

— Oui, mais ça, c’est pas grave. Maud, elle a dit qu’on n’est pas obligé d’appeler sa maman maman.

— Ah ? D’accord.

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