2.3 : Patricia

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— Marie, où es-tu ? Que se passe-t-il ?

Avant de réussir à répondre, Patricia s’était agitée à la recherche de ses lunettes, puis avait manipulé au hasard les touches du nouvel appareil. Pourquoi avait-il fallu que Marie-Odile se mêle de lui faire abandonner son vieux Samsung à clapet ? Pour lui envoyer des vidéos de Léa, avait-elle invoqué, mais Léa, elle la voyait tous les dimanches, ça n’était pas comme si elles habitaient à l’autre bout de la France, tout de même !

Marie-Odile ne téléphonait qu’en cas de souci. Patricia se prépara donc à une catastrophe. Le ton du « Allo, maman ? », dépourvu de l’impatience habituelle, ne la rassura pas. Elle activa le haut-parleur. Un homme fredonnait en arrière de la voix de sa fille.

— Maman ? Je voulais juste te parler en allant au boulot…

— Léa va bien ?

— Tout. Va. Bien., scanda Maud. Léa est avec Héloïse.

— J’entends quelqu’un à côté de toi ?

— Oui, c’est Mehdi, tu sais, celui qui m’a amenée chez toi dimanche dernier ?

— L’arabe ?

— Maman !

— Tu sais, moi, ces gens-là… Avec ton père on ne les a jamais beaucoup aimés, à l’époque.

À l’époque, vous viviez en Moselle et vous n’y avez jamais croisé que des ariens !

— Et toi à l’époque tu t’appelais Marie-Odile, et pas Modesty, ou Maud, ou que sais-je…

— Enfin, maman, ça ne va pas recommencer ! Regarde où tu vis, maintenant ! C’est toi, l’étrangère, avec ton accent. Bon, bref, je ne téléphone pas pour qu’on se dispute. Je voulais juste te dire que tout va bien, et que je te remercie pour tout ce que tu fais pour moi. On se voit dimanche, d’accord ?

Téléphone rouge sur l’écran. Sa fille avait précipitamment raccroché. Patricia scruta l’appareil muet en quête d’explications. Pourquoi ce coup de fil ? Elle devait lui cacher quelque chose. Un homme, sûrement. Ou encore un projet qui les emmènerait Dieu sait où. Juste quand elle semblait se stabiliser…

Patricia avait appris à se méfier du calme qui précède la tempête. Elle pouvait les flairer, les tempêtes, elle en avait subi plus que quiconque. La mort de Franck, l’accident, la naissance de Léa, le déracinement. Et maintenant cette existence solitaire au milieu des tours et des autoroutes, parmi tous ces inconnus.

Tourmentée, elle posa le reste de gratin de pâtes destiné au micro-ondes. Sa fille lui avait coupé l’appétit. Qu’est-ce que la vie lui préparait encore comme saloperies ? Si seulement elle pouvait revenir en arrière… Des promesses lumineuses de ses trente ans, il ne subsistait rien. Ni Franck, son beau mari à la carrière fulgurante, major de l’EMS, responsable du déploiement du TGV. Ni l’avenir brillant de leur petite Marie-Odile, si intelligente et si jolie, premier prix de l’école de danse, prix d’excellence au collège du Bon-Sauveur. Ni leur maison de maître qu’elle avait entièrement restaurée. Elle-même, autrefois trésorière du club de tennis, soutien de la congrégation, ne se reconnaissait plus. Depuis que Marie et Léa étaient parties, elle tournait en rond dans sa bicoque sordide et s’abrutissait devant la télévision.

Encore une fois, sa mémoire enclencha le film de son malheur. La veille de la disparition de Franck, les deux parents avaient eu une discussion agitée au sujet des études de Marie-Odile. La petite n’en démordait pas : elle prétendait devenir danseuse étoile, et son père, évidemment, la défendait. « A-t-on jamais vu une étoile se révéler après l’âge de quinze ans ? », leur avait-elle rétorqué, pour clore le sujet. « Ma fille en est capable ! Elle peut accomplir tout ce qu’elle désire. », avait répondu Franck. Le lendemain, une crise cardiaque l’emportait. En réaction, Marie avait redoublé d’efforts pour danser, danser encore, danser à s’en abrutir. Et elle avait obtenu son bac. Et son permis de conduire.

Elle roulait en direction de la fac ce jour-là, pour s’inscrire en Staps, quand elle avait percuté une voiture de plein fouet à quatre-vingt-dix kilomètres heure. L’homme au volant s’en était sorti indemne, mais la passagère, éjectée par la fenêtre, avait perdu la vie. Leur enfant à l’arrière, opéré d’un hématome crânien, était resté lourdement handicapé. Le père avait porté plainte contre Marie-Odile, qui avait bien entendu été disculpée.

Peu après, elle commençait à peine à surmonter sa culpabilité, la pauvre était tombée dans les griffes de ce salopard.

Patricia se força à respirer profondément, comme on le lui avait montré, puis appuya sur le comprimé d’anxiolytiques pour le dégager de son emballage. Elle sentait monter la crise de spasmophilie, la migraine, et tous les autres symptômes qui l’accompagnaient. Voilà comment elle avait atterri ici. Une suite de malheurs. Voilà pourquoi elle avait appris à redouter le calme avant la tempête, pourquoi elle détestait lorsque sa fille lui disait : « Tout va bien, maman, ne t’inquiète pas. », en ayant l’air d’insinuer qu’elle s’inventait des problèmes. Mais, ma fille, que serais-tu devenue, si ta mère n’avait pas été là pour se faire du souci ?

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