2.1 : Cygne

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— Hello, bien rentrée cette nuit ? Pas trop mal à la tête, sous cette magnifique crinière brune ?

Le visage de Lulu pointait à la porte, comme pour requérir l’autorisation d’entrer papoter. Interprétant le silence comme une invitation, l’envahissante danseuse glissa à l’intérieur sa carcasse boudinée dans une superbe robe turquoise à paillettes. Cygne s’exhorta à la patience : quand elle sortait de scène, Lulu s’avérait pénible, à surjouer les bonnes copines. En ville, redevenue Lucien, elle changeait de personnalité. Elle semblait même perdre plus que les quelques centimètres de ses talons aiguilles, jusqu’à s’étioler sous un avatar sans caractère. C’est pourquoi Cygne avait un peu pitié et supportait gentiment leurs pauses en commun, tout en prenant garde de ne pas céder aux tentatives de rapprochement.

En effet, elle les connaissait, ces êtres bancals qui n’existaient que dans la considération des autres et s’accrochaient au premier couillon venu. Elle avait été mariée à l’un d’eux, un ex-camarade d’école qui l’avait ciblée sur les réseaux sociaux. De dépannage en dépannage, « quelques jours chez toi, jusqu’à ce que j’aie un travail sur Paris », elle était devenue sa conseillère, son agent, sa mère de substitution. À l’extérieur, il arborait la belle aisance du cadre sup. À la maison, elle passait son temps à le réassurer. Lorsqu’il lui avait reproché, en plus du reste, de ne pas suffisamment le valoriser, elle l’avait mis dehors. Leurs amis et sa propre famille avaient instantanément pris le parti de l’infortuné mari. La seule qui l’avait comprise était la sœur de l’ex, qui avait déjà eu à subir son complexe d’ado attardé.

C’est donc avec beaucoup de circonspection que Cygne recueillait les confidences de Lulu, s’efforçant de ne pas lui prodiguer de conseils. Elle se savait d’une indulgence coupable, prompte à attirer les sensibles, les désorientés, les tarés. Ses livres de développement personnel le lui avaient clairement révélé et le professeur Soma l’avait confirmé dans son thème astral : plutôt célibataire que mal accompagnée. Quand elle cherchait ses clefs dans le bol de l’entrée, elle effleurait le flyer du marabout posé en évidence, comme un talisman. « Professeur Soma, voyance. Séduction. Retour de l’être aimé… ». Le médium lui avait annoncé l’apparition imminente d’une véritable amie sur qui elle pourrait compter. Le lendemain, Modesty poussait la porte du Paradis des Cancans.

Rapidement, Cygne lui avait fait l’honneur de son nid sous les toits, sa fierté, le symbole de son indépendance. Le nouvelle collègue s’était montrée fascinée par ses créations. « Adam », surtout, un plâtre à taille réelle, assemblage de détails anatomiques que l’artiste avait copié de modèles vivants. La sculpture, c’était la marotte de Cygne, son jardin secret.

Elle n’avait eu aucun mal à convaincre Mod de contribuer à son « Eve », même si cela signifiait se laisser enduire de la couche de caoutchouc nécessaire au moulage. La toute jeune femme s’était néanmoins troublée en apprenant quelle partie de son corps intéressait la sculptrice. Pour la détendre, celle-ci avait rapporté une anecdote, racontant que le modèle choisi pour le sexe d’Adam avait attendu longtemps la bonne position. L’embarras de Mod s’était accru. Elle s’était allongée à plat ventre sur la table de cuisine, pendant que le produit fondait dans la cuve. Elle avait baissé sa culotte, dégageant deux fesses puissantes et féminines. « Hum, voilà qui devrait conférer à mon Ève un attrait certain… Mais tu aurais mieux fait de te déshabiller en entier, je risque de faire des coulures qui vont abîmer tes vêtements », avait remarqué Cygne, la spatule à la main.

Mod avait rougi, soudain consciente de sa pudibonderie déplacée. Pour se justifier, elle avait livré son expérience, celui d’une gosse timide qui ne se destinait pas au showbiz. Une gamine de province que la vie n’avait pas épargnée. À ce stade l’artiste, concentrée, étalait la masse visqueuse, depuis les fossettes encadrant la colonne vertébrale jusqu’à la naissance des cuisses. Le liquide ayant glissé dans la raie épilée, elle avait recueilli le flux lent qui convergeait vers l’entrée du vagin. Ce faisant, elle en avait effleuré les lèvres. Mod, jusqu’ici détendue, avait eu un spasme trahissant l’intensité de la décharge qui l’avait traversée. Au bout d’un moment, la sculptrice avait averti :

— Je vais retirer le moulage, ne bouge pas, cela ne fait pas mal.

Pour saisir le masque par en dessous, elle avait laissé ses doigts s’égarer à nouveau vers l’intérieur des cuisses. Mod avait tressailli, avant de se maîtriser. « Putain de foutue hétéro à la con », avait pesté Cygne en elle-même, frustrée. Son modèle était beau et lisse comme une statue de Rodin. Elle sentait qu’elle en avait envie, elle aussi.

Elle revint au présent. Lulu, qu’elle avait zappée, continuait à retracer sa nuit, après la dispersion de la troupe sur le coup des trois heures du matin. Encore rayonnante, elle s’étendait sur les avantages du garçon dans les bras duquel elle avait échoué, et qui avait disparu au réveil sans lui fournir son numéro. Cygne se mordit la langue : surtout ne pas compatir ! Elle s’exclama qu’il allait falloir remonter sur scène. Qu’elle devait se changer fissa. L’autre remarqua, candide :

— Tu sais, entre filles, cela ne me dérange pas d’être là quand tu t’habilles… Bon, bon, d’accord ! Ne me crie pas dessus ! À tout à l’heure, ma louloute !

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