1.4 : Lestaque

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— Voilà, Monsieur, passez une bonne soirée !

Il attrapa le ticket que la vendeuse lui tendait avec sa monnaie, puis avança dans le corridor. Le dehors, agité du scintillement des gouttes de pluie sous les réverbères, rayé des phares des voitures, habité de la rumeur de la ville, céda la place à une vraie noirceur. Il s’enfonça. Sa vision s’accoutumant, il discerna la porte coupe-feu molletonnée, la poussa et s’arrêta au seuil de la salle. Le temps de restaurer ses repères.

À gauche le bar, tel un îlot brillant. Autour se serraient les grappes mouvantes de la clientèle. Le reste de la boîte était noyé dans une fumée artificielle. À quoi cela pouvait-il ressembler en plein jour ? Une cave ? Un hangar ? C’était ainsi qu’il se figurait les débits clandestins à l’époque de la prohibition. Dans un coin, on avait entreposé presque au hasard des sofas et des guéridons. L’air de jazz électronique en fond sonore s’interrompit. Un puissant projecteur se braqua sur un piano à queue laqué noir. Un musicien en frac s’assit sous des applaudissements mous et commença à jouer un standard, avec métier mais sans talent.

Lui sélectionna sa table habituelle, presque au fond, parce qu’elle offrait un point de vue convenable à la fois sur la scène et sur la salle. Il s’abîma ensuite dans son téléphone, occultant l’écran par réflexe pour qu’il n’éclaire pas son visage. Les lieux se remplirent, le show démarra. Il suivit distraitement l’enchaînement des tableaux, sa conscience vagabondant jusqu’au moment attendu. Là, il se concentra. Comme née de la brume, Modesty s’illumina au centre des planches.

— Poupou-pidou…

Les seins de cette fille. Il n’avait jamais rien vu d’aussi parfait. Leur danse propre l’hypnotisait. Il avait analysé les poitrines des autres danseuses. Sur toutes, il avait détecté une imperfection : mamelons trop écartés, pas assez de tenue, trop hauts, trop secs, trop paysans. Mais les siens… Son esprit convoqua malgré lui ces vers, ressurgis du lycée : « Que des nœuds mal attachés — Dévoilent pour nos péchés — Tes deux beaux seins, radieux — Comme des yeux ». Les Fleurs du Mal. Il revécut son éblouissement d’alors, qu’un poète ait osé mettre en mots ses fantasmes les plus impératifs. Depuis deux semaines, il rêvait qu’il en effleurait l’aréole de son index léger, pour en topographier les reliefs. Le mamelon s’érigeait et il prenait le sein tout entier dans le creux de sa main, tel ce bâtisseur qui avait conçu une coupole à l’exacte réplique de la poitrine de sa reine. Il imaginait la bouche qui s’entrouvre sur le renflement tendu. Le souffle retenu, les paupières closes sur le profond de l’âme, la promesse de délices.

Le changement de lumière le surprit. Son rêve n’avait duré qu’une seconde. Il avala une gorgée de rhum vieux, une consommation à laquelle son entrée lui donnait droit. Il ne comptait pas boire davantage. Pendant la prestation suivante, il observa la salle. Seuls la barre de lap dance et les chromes du bar scintillaient, éveillant les convoitises. Il distingua d’autres hommes solitaires. Au plus près de la scène, un VRP en costume pas frais, de trois quarts dos. L’ultime halo du spot orienté vers la fille éclairait une mallette sur ses genoux, à laquelle il imprimait un roulis au rythme de la musique, contact dérisoire et douloureux sur un membre sans doute turgescent. Au fond, debout non loin du bar, un colosse se léchait les babines, ses grosses mains enserrant une chope de bière. Les deux individus se tenaient dans les mêmes âges que lui, quarante à cinquante ans.

Il dénombra également cinq couples. Les plus jeunes, spectateurs enthousiastes, applaudissaient à contretemps, tandis que les papis-mamies échangeaient des œillades coquines augurant peut-être une reprise de libido pour ce soir. L’homme à la mallette se dirigea vers les toilettes. Pathétique. Autant que lui-même, sans doute. La honte le cueillit. Ressemblait-il à ces deux solitaires, avec leur lippe pendante et leur dos raide, signe de sphincters contractés par le désir ? Bien sûr que non. Pourtant, il ne parvenait pas à comprendre pourquoi il se tenait là, dans cette cave probablement amiantée, au sol collant, sauf sous les tables rondes opportunément posées sur des tapis foncés. Il n’avait même pas sa Ventoline avec lui. Manquerait plus qu’il déclenche une crise d’asthme. Heureusement, il n’avait eu aucun symptôme les fois précédentes. Trois fois, depuis ce jour où il avait offert le spectacle à son neveu « pour le déniaiser ». Pour emmerder sa sœur, surtout. Lui-même n’avait jamais été friand de ce genre de lieu. Néanmoins, il était revenu. Seul. En cachette de son épouse. Il avait fait livrer des fleurs dans une loge. Il en était vaguement embarrassé, mais se justifiait en se répétant qu’il se contentait de regarder, que rien ne s’était passé, et que rien ne se passerait. C’était juste pour éviter les ennuis domestiques, qu’il mentait à sa femme. Avec les journées qu’il subissait, le stress, la violence, il avait bien le droit de se distraire. De s’évader. Il sourit. Il avait connu ce genre d’émois, à l’adolescence. Les érections intempestives avaient repris récemment. Après tout, il n’était pas si vieux.

Il allait falloir qu’il arrête ses conneries, quand même, ou quelqu’un finirait par le reconnaître.

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