1.2 : Cygne

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— C’est bon, arrêtez… Foutez-lui la paix à Mod ! intima Cygne.

Entravée dans sa progression, la troupe émettait une rumeur indistincte, mélange d’excitation et de récriminations. Lulu, transcendée par sa position inhabituelle de leader, insista :

— Pousse-toi, ma louloutte, on veut juste passer une bonne soirée tous ensemble !

— Ce soir, Modesty ne peut pas sortir.

— Qu’est-ce qu’elle a, ta copine ? Elle a ses ragnagnas ? Elle est trop bien pour nous ?

— Mais non… tu dis n'importe quoi. Elle a juste des soucis persos.

S’élevant du groupe, une voix féminine éructa, acide :

— Ben y a pas qu’elle. Des problèmes, on en a tous, c’est pas pour ça qu’on abandonne le collectif !

Comme personne ne renchérissait, la provocatrice tempéra :

— Enfin, sauf si c’est vraiment un gros problème, genre un cancer ou un truc dans le genre…

— Tais-toi, Mitsy Bikini ! implora Lulu. Certaines choses ne doivent pas être dites, sinon elles se produisent.

Les indignés ne faisaient plus mine de forcer le passage, mais restaient suspendus, dans l’attente d’une explication. Or Cygne ne pouvait rien divulguer. Mod lui avait fait promettre le secret. Elle saisit la perche tendue par Mitsy, pas très fière de son demi-mensonge :

— Un truc moche, oui…

Lulu eut la délicatesse de renoncer :

— Bon, allez, on se replie. Elle doit déjà s’être envolée de toute façon. Cygne, tu viens, toi ? On va faire un festin chez Lipp. Aux frais de la production !

Le brouhaha reprit de plus belle, enthousiaste, couvrant sa réponse :

— Oui, j’arrive.

Cygne regagna le placard glacial qu'elle partageait avec Mod, un infâme réduit aux murs bruts, meublé de deux chaises à l’osier défoncé. Sur la coiffeuse, au milieu des speculoos et des paquets de clopes, la cafetière avait conquis son espace aux dépens des produits de maquillage. Deux portants croulaient sous les robes de scène.

La danseuse étira sur un cintre ses collants moirés et son justaucorps à bustier. Elle les remplaça par un jean et un pull. Pas vraiment l'idéal pour une fête. Elle hésitait. Grosse flemme. Elle se motiva : personne ne l’attendait à la maison, ni ce soir ni demain. Pour sa propre santé mentale, elle devait se contraindre à des relations sociales. À vrai dire, elle ne faisait plus rien sans Mod.

C'était sa seule amie, depuis qu'elle l'avait prise sous son aile à son arrivée à Paris, deux ou trois ans plus tôt, quand elle était encore une gamine de… quoi… vingt-deux, vingt-trois ans ? La mémoire lui faisait défaut, c’était probablement le travail de nuit. Et l’âge. Bientôt trente-trois ans. L’âge du Christ. Ou de la retraite, la concernant… voilà quelque temps déjà qu’elle était la doyenne de la boîte. Si elle était encore là, elle le devait plus à sa voix qu’à son physique. L’heure du bilan sonnait. Elle regrettait juste de ne pas avoir montré davantage de force de caractère quand, toute jeune, elle avait démarré dans de petites salles comme chanteuse. Très vite (trop vite ?), le producteur d’une revue l'avait remarquée. Il lui avait offert une place dans son spectacle et dans son lit. Lors de l'essai qu'elle avait passé pour la forme, le casteur, pas dupe, lui avait demandé :

— Et pour la danse, c’est quoi tes références ?

— Ben, j’ai fait Odile dans le Lac des Cygnes.

— Ah ! Avec quelle troupe ?

— À l’école de danse de Nîmes, quand j’avais quinze ans.

— OK… Le lac des Cygnes, hein ? Ils devaient avoir une drôle de gueule, les cygnes… Enfin, t’as quelques bases. Avec beaucoup de boulot et un peu de chance, on devrait pouvoir tirer quelque chose de toi, et puis ça te fait au moins un nom de scène : Cygne. Il avait attendu qu’elle réagisse, mais avait dû expliquer : c’est rapport à ton long cou, ma douce. Qui sait, peut-être que le vilain petit canard va finir par se transformer, qu’est-ce que t’en dis ?

Il avait ri, le connard. Gaëtan. Peu après, elle avait découvert que ce salaud serait son directeur artistique. Une ambition démesurée. Increvable. Il carburait à la coco, la faisait trimer dix fois plus que les autres. Sur son dos sans arrêt. Quand sa liaison avec le patron avait pris fin, Gaëtan s’était acharné au point de la pousser à la démission et la troupe était partie pour une tournée mondiale sans elle. « La famille », tu parles ! Ses copains avaient dégotté du boulot à Atlanta, à San Francisco et à Brisbane. Malgré tous les serments échangés, ils n’avaient pas mis longtemps à l’oublier, les camarades de la nuit, les forçats du succès. De toute façon, elle baragouinait à peine l’anglais. Et puis va-t’en prononcer « Cygne », en anglais, ironisa-t-elle. Au bout du compte, grâce à l’acharnement de Gaëtan, elle était quand même devenue danseuse, enchaînant sur une saison au prestigieux Lido. Une seule, ils ont vite compris leur erreur, railla-t-elle encore. Sa fidèle voix intérieure lui intima de cesser de se dénigrer : c’était une fracture au pied qui l’avait stoppée. Depuis, elle avait fait son trou au Paradis. Pas de vagues. Un statut confortable. Le respect dû à son ancienneté. Pas de compte à rendre. Bref, une petite vie à la con.

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