1.1: Modesty

3 minutes de lecture

— Vas-y, Mod, fais pas ta pétasse ! T’avais promis de venir fêter la centième…

Campée sur ses talons aiguilles, Lulu lui barrait la route. Les épaules moulées dans le fourreau à sequins touchaient presque les murs de part et d’autre du couloir. Elle lui rendait une bonne demi-tête avec sa perruque. Modesty frissonna. Coincée. Elle contint le mouvement instinctif de bousculer la créature, qui lui lança à la figure :

— Ne crois pas que tu vas nous échapper cette fois !

Les basses du DJ set sourdaient du sol en ciment. Dans le boyau sombre, saturé de sons et d’humidité, toutes deux se jaugèrent brièvement. Quand Lulu comprit que sa tentative d’intimidation n’aurait pas d’effet, elle effectua un demi-tour théâtral et enfila les coulisses dans l’autre sens, en beuglant pour couvrir la musique :

— Hé, les louloutes ! Y a Mod qui se tire encore en douce. Venez m’aider !

La danseuse se précipita à l’intérieur de la loge. Elle s’écroula contre la porte, attrapa son téléphone dans la poche de sa parka, caressa nerveusement l’écran du pouce comme si ce geste pouvait lui apporter un quelconque secours. Elle venait de fumer sa dernière clope dans la ruelle, celle du travail accompli. Plus qu’à récupérer ses affaires. Pourtant, elle n’arrivait plus à bouger. La fille assise devant la paillasse intercepta son regard perdu, dans le miroir :

— Dégage, ma poupée, je me charge d’eux, t’inquiète.

Comme elle restait tétanisée, l'amie se retourna et lui lança son sac :

— File, dépêche-toi, ils vont bientôt se pointer.

Puis, s’attaquant à son démaquillage, elle lui envoya le reflet d’un baiser vermeil :

— À demain, dors bien.

Les cris : « Mod, avec nous ! Mod, avec nous ! » se rapprochaient.

En quelques pas, Mod rejoignit la sortie des artistes. Une berline noire s’était garée là entretemps. Elle s’y engouffra. Dès qu’elle eut claqué la portière, le souffle de la clim remplaça la clameur de ses partenaires. L’écho métallique de l’issue de service se verrouillant automatiquement lui parvint assourdi. Elle ne put retenir un hoquet, presque un sanglot.

Les billes bienveillantes de Mehdi l’interrogèrent dans le rétro :

— Dure journée ? Tu veux un peu plus de chauffage ? Comme j’ai coupé le moteur, on se gèle.

Sans attendre de réponse, le conducteur manipula des boutons sur le tableau de bord, effectua une embardée pour éviter les containers à ordures et s’engagea sur le boulevard. Au moment où ils doublaient la bouche du métro, la meneuse du Paradis des Cancans ressentit comme chaque soir un élan de gratitude. D’ici vingt minutes, elle serait dans sa kitchenette devant un bol de camomille. Elle déplaça ses fesses sur le cuir, sentit les muscles de son dos se relâcher, son visage se détendre. « Repos, petit soldat ! Tu peux lâcher ton personnage… »

Malgré le crachin et l’heure tardive, des badauds arpentaient les trottoirs. Aux terrasses des cafés, des couples et des bandes joyeuses se serraient sous les parasols à infrarouge. La provinciale qu’elle était restée s’en étonnait toujours : par n’importe quelle intempérie, à n’importe quelle heure, Paris sortait, riait, vivait. Même les attentats n’avaient pas endigué durablement cette sève en mouvement. Les appartements haussmanniens défilaient, livrant leurs entrailles à travers des baies monumentales : intérieurs cosy, lustres à pendeloques, bibliothèques sur mesure… Elle aussi habiterait un jour sous de hauts plafonds moulurés, entourée de sa famille. Mais Mehdi bifurqua vers le canal, les usines, le fort d’Aubervilliers, suivant son itinéraire coutumier, un détour qui leur évitait les aléas de la circulation. Au-delà de l’A86, les quartiers ouvriers semblèrent lui souhaiter un bon retour. C’était ici qu’elle était à sa place pour l’instant, dans cette ville nouvelle aux petits immeubles récents, une cité dortoir pour jeunes démarrant dans la vie ou pour vieillards finissant la leur. Des gens qui se saluaient dans l’ascenseur, vivaient bruyamment, faisaient leurs courses à pied et prenaient le RER à la gare toute proche. Un marché le dimanche, bigarré, épicé. Ici, elle passait inaperçue. On ne la sifflait pas, on ne l’accostait pas. Léa et elle ressemblaient aux autres familles du quartier.

Elle sentait les crocs de la faute se déprendre. La métamorphose était en cours, comme une poussée de vie qui l’aurait saisie à son insu, mais qu’elle accueillait et accompagnait avec une farouche volonté.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 32 versions.

Vous aimez lire carolinemarie78 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0