Chapitre 3 : Chaudière explosive et colosse de silicone

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La petite voiture banalisée de la brigade d’enquête criminelle avançait à pas de tortue au travers des artères purulentes de la Fange. Un quartier dont le nom seul suffisait à friser le poil précieux des lévriers afghans pure race. Les fumées exhalaient de chaque bouche d’égout et les ruelles rivalisaient, même en plein jour, d’une absurde obscurité. Les murs tagués crachaient leurs criardes obscénités aux passants et les hases en chaleurs racolaient le chaland dans une grotesque danse du pompon. Il n’aurait manqué que le jazz lugubre des films noirs pour rendre le spectacle plus cliché.

— On devrait peut-être s’arrêter pour demander notre chemin ? suggéra timidement le Hérisson, tassé en boule sur la banquette arrière.

Le Caracal avisa une baudroie à la dentition honorable, mendiant quelques pièces à un feu rouge.

— J’aimerais te dire oui, mais… pas maintenant.

Et le véhicule repartit en toussotant.

— Le Pavu Papris, l’Imbuvable, le Zootel, la Chèvre qui pète, le Taille-Plume, le Crocolit, le Hazbin Hotel, le Sard Inn, la Dauberge, la Bov Inn, la Haute Aile, le Corgîte… énuméra la Chouette sur un ton amusé qui n’égayait pas l’humeur de notre fieffé félin.

— On est repassé par-là mils fois !

Son ton bougon inspira une réplique sardonique à l’agente novice, mais l’Ocelot la prit de court en bondissant sur son siège à ce moment-là.

— La Fente Enchantée ! Ça doit être dans cette ruelle… obscure et sombre…

Comme tous les coupe-gorges devant lesquels les policiers avaient hésité à s’arrêter. Mais le lieu qu’ils cherchaient se dévoilait à eux ! Le choix n’était plus une option : il fallait descendre. Dans les pires bas-fonds, où la lubricité confinait au lugubre. Le nom de l’hôtel brillait à en terroriser un épileptique, à part les lettres « E.N.C » du début du deuxième mot, en panne ; ce qui figurait une autre image mentale du lieu. Le panneau tordu et mal placé indiquait d’une flèche l’ouverture suintante dans une fente d’immeubles.

Le Hérisson s’inquiétait à s’en dresser les épines pour leur voiture mal garée qui ne demandait qu’à être vandalisée ; l’Ocelot matait ostensiblement une jaguar au fuselage irréprochable et mis en valeur dans un attirail de cuir et de vinyle ; la Chouette réfléchissait à un cocasse jeu de mots circonstanciel ; tandis que le Caracal prenait une grande inspiration.

— Empoignons notre ardeur à deux mains.

Et la petite troupe s’engouffra dans l’allée puante et pénétra la Fente Enchantée. La Chouette ouvrit ses grands yeux de hibou devant le décor saccagé et calciné de l’hôtel. Un incendie semblait avoir eu raison des trois quarts des murs ; un miracle que l’établissement tienne encore debout. À en juger par les clients qui fumaient et cramaient tout sur leur passage, quand d’autres buvaient et vomissaient partout, les inspecteurs comprenaient mieux l’état de délabrement.

— Qu’est-ce’ vous fichez-là, les minots ?

Une voix rustre et éraillée tira le groupe de son ébahissement. Derrière une réception antique, une bonobo étirait ses longs membres poilus et posait un œil torve sur ses visiteurs. D’un pas décidé, l’inspecteur s’avança vers le macaque et la transperça de ses pupilles étirées.

— Êtes-vous la gérante de cet hôtel ?

La Bonobo leva ses paluches au ciel et s’égosilla dans un rire simiesque.

— Dieu m’en garde ! Vous avez vu ce taudis ? Non, je ne suis que la réceptionniste.

Le félin songea que cela ferait bien l’affaire ; il dégoupilla son insigne et la posa d’un geste ferme sur le comptoir. Il refréna cependant un rugissement trop féroce et intimidant : ils ne se trouvaient pas en quartier conquis, ici.

— Police de Scribopolis, nous aurions quelques questions au sujet de…

— J’VOUS ASSURE QUE C’ÉTAIT PAS MA FAUTE C’EST CETTE CHAUDIÈRE QUI DÉCONNE !

Ses précautions sonores furent vaines face aux exclamations outragées de la réceptionniste. Par chance, ces piaillements n’attirèrent nullement l’attention des quelques junkies ou prostitués qui traînaient dans le hall, probablement habitués. Le Caracal n’était pas bien certain de comprendre les confessions de son témoin.

— Une chaudière ? Mais quel rapport avec le Lama ?

La Bonobo se calma, se figea et se fustigea mentalement.

— Ah. Euh… Vous n’êtes pas là à propos de l’explosion ?

— Quelle explosion ?

— Non, non, rien du tout, oubliez ça.

En temps normal et en tant qu’enquêteur, le félin au nez fin aurait creusé, mais leur errance dans la Fange l’avait suffisamment épuisé pour préférer juger que ce n’était pas ses affaires et en venir droit au but. Il substitua son insigne sur le comptoir à une photographie du Lama (mort, les yeux exorbités et la langue pendante, il reconnaissait que cela ne fût probablement pas son meilleur profil).

— Reconnaissez-vous ce client ?

Un sourire à l’impeccable dentition jaunie s’élargit sur la face du singe.

— Il avait l’air plus en forme la dernière fois qu’il est venu ici…

— Et donc ? Qu’est-ce que vous pouvez nous en dire ?

À son air malicieux, il parut évident aux inspecteurs que la macaque ne passerait à pas à côté de l’occasion de se faire prier.

— Oh, je sais beaucoup de choses… Je vois et entends tout ce qu’il se passe dans cet hôtel… J’ai juste besoin d’un petit quelque chose pour stimuler ma mémoire…

L’Ocelot, qui n’avait rien manqué de l’échange, ôta rageusement les gants de cuir de sa sempiternelle panoplie de motard et dégaina une garnison de griffes aiguisées en direction du témoin.

— Mais maintenant que j’y pense, je crois me souvenir de quelques détails, se ravisa la Bonobo. Il passait l’essentiel de son temps dans sa chambre. Je ne le voyais que lorsqu’il allait se griller ses clopes dans l’allée. Pas une vie folichonne si vous voulez mon avis.

Le Caracal n’avait cure de son avis ; c’était des informations qu’il cherchait.

— Est-ce qu’on pourrait avoir la clé de la chambre qu’il occupait, s’il vous plaît ?

Le félin pensait s’en être tenu à une demande simple ; pourtant, il vit le primate blêmir et déglutir avec anxiété.

— Euh… je… c’est-à-dire que… le ménage n’a pas encore été fait, vous voyez… alors, je préférerais éviter de…

— Tant mieux. Nous avons besoin de l’inspecter en l’état.

L’assertion de l’inspecteur ne fit que renforcer le malaise de la réceptionniste.

— Non, pardon, je voulais dire qu’elle a été nettoyée justement ! Aucune raison d’aller voir par-là, vous ne trouverez rien que l’équipe de ménage n’aurait pas déjà ramassé…

À la surprise générale, le Hérisson réagit le premier. Il tapa du poing sur la table dans un mouvement d’autorité qui ne lui seyait guère et dressa ses épines pour rendre sa carrure chétive un peu plus imposante.

— Nous n’entretenons aucune connivence avec les services d’inspection sanitaire. Maintenant, si vous vous obstinez à nous mettre des bâtons dans les roues, il se pourrait qu’on leur glisse un ou deux mots au sujet de votre hôtel…

Les lèvres du Bonobo se retroussèrent en une grimace inamicale. Elle ouvrit un tiroir et jeta une clé encombrante sur le comptoir. Le chiffre « 18 » peinait à exister sur ce porte-clés grossier, à la peinture écaillée. Le Caracal jeta un regard admiratif à son collègue rongeur, lequel se sentit étouffer sous le coup soudain d’une bouffée de chaleur.

Un bruit infernal mit fin à cette subite tension bromantique. La Bonobo pesta.

— C’est pas vrai ! Encore cette chaudière de…

Les borborygmes qui suivirent cette exclamation restèrent incompréhensibles aux oreilles chastes de la police. La réceptionniste attrapa une clé à molette et la brandit comme pour s’apprêter à commettre un massacre. Puis, elle disparut dans une arrière-salle à peine voilée par un rideau de perles en plastique.

Le Caracal s’empara de l’autre clé délaissée et souffla à ses acolytes :

— Hérisson, tu viens avec moi pour fouiller cette chambre. Chouette, Ocelot, débrouillez-vous pour la faire parler. Je suis sûr qu’elle en sait plus qu’elle ne le raconte.

Trop heureux de la réussite critique de son jet de charisme de tout à l’heure, le Hérisson suivit son héros, le cœur battant la chamade. Il avait fait ses preuves et été choisi ; lui ! Il ne lui restait plus qu’à se montrer à la hauteur de cette confiance.

Quant à l’Ocelot, il retroussa les babines et jeta un regard complice à la Chouette. Ils savaient déjà quelle stratégie adopter : bon flic, méchant flic.

Le duo s’engouffra derrière le rideau de perles et tomba sur le spectacle ubuesque du primate qui s’acharnait à cogner la chaudière défaillante.

— Vous êtes sûre que vous ne risquez pas de l’endommager davantage ? cria la Chouette pour surpasser le rythme des « schklang » de la clé à la molette contre le capot métallique.

— Vous êtes chauffagiste ? rétorqua-t-elle sans prendre le temps d’interrompre son tintamarre.

— Euh…

— Non, hein ! Donc, laissez-moi faire à ma manière. Entre elle et moi, c’est une guerre d’usure… Une affaire personnelle, même.

Les deux inspecteurs circonspects voulaient bien le croire. Pourtant, investi de sa mission, l’Ocelot ne put s’empêcher d’en rajouter une couche.

— Vous allez encore faire exploser l’hôtel à ce rythme-là !

Enfin, les coups assourdissants cessèrent, au profit du soupir exaspéré de l’hôtelière.

— Je vous ai donné la clé ! Maintenant, retournez arrêter des putes et des junkies, et foutez-moi la paix !

— Pas avant d’en avoir terminé avec nos questions.

— Auxquelles je ne répondrai pas avant d’avoir réparé cette chaudière, renchérit la Bonobo, butée.

— Laissez-moi faire.

L’Ocelot écarquilla les yeux en voyant sa collègue à plumes se diriger d’un pas assuré, tournevis en main, vers la chaudière malmenée. Elle dévissa une plaque latérale, resserra une jonction qui fuyait, réinitialisa le programme de température et replaça impeccablement la trappe. Une pression sur le bouton marche et la machine émit un ronronnement satisfaisant.

— Mais comment avez-vous fait !

Le volatile lui rendit un sourire sibyllin.

— Le doigté. Vous voulez bien répondre à nos questions maintenant ?

— Tout ce que vous voulez ! s’enthousiasma le singe conquis.

— Bien. Êtes-vous certaine de n’avoir rien remarqué d’autre à propos du Lama ? N’aurait-il pas reçu de la visite ou montré des signes d’anxiété…

La Bonobo jeta un regard piteux vers le sol, trahissant sa culpabilité.

— Oh, c’est-à-dire qu’il a bien eu quelqu’un. Le laineux m’avait demandé de garder le secret à ce sujet et je tiens à préserver la confidentialité de mes clients, mais maintenant qu’il est mort…

— À quoi ressemblait-il ?

— C’est un profil difficile à oublier. Il était comme une chèvre, mais avec deux pattes plus courtes que les autres…

— Comment ça ? Il était handicapé ?

— Non, non, ça avait l’air d’être… normal pour lui. Et je suppose que ça doit bien être pratique pour faire le tour d’une montagne, mais sur du plat, il était juste… penché.

La Chouette et l’Ocelot s’échangèrent un regard entendu : avec une telle spécificité, il ne devrait pas être bien difficile de retrouver cette chèvre suspecte.

— Il n’avait pas l’air hostile cela dit ! rajouta la réceptionniste. Je l’imagine mal avoir tué ce pauvre ruminant.

— Ne vous inquiétez pas. Sans preuve, il ne s’agit que d’un témoin. Tout comme vous. Restez dans les parages au cas où nous aurions d’autres questions.

Face à la menace implicite, le singe s’abstint de tout nouveau commentaire et retourna à la réception.

*

Sans surprise, la chambre 18 gisait dans un état déplorable. Murs en lambeaux, lattes disjointes, fuites dans la salle de bain, traces d’une coloration suspecte sur la porte et résidus de brûlures de cigarettes sur le couvre-lit et le papier peint… On se serait cru dans un hôpital public. Le Lama devait vraiment avoir été dans une situation précaire pour fréquenter un lieu pareil. Ou alors, il nécessitait un besoin impérial de discrétion.

Les inspecteurs s’attelèrent à fouiller ce décor apocalyptique ; gants en latex sur les pattes, autant pour éviter de contaminer les preuves que de se souiller eux-mêmes. Tandis que le Caracal se concentrait sur les placards, le Hérisson trébucha sur un objet qui dépassait de sous le lit.

Il s’en saisit et l’observa avec une fascination certaine. D’apparence longiligne et cylindrique, ce colosse au revêtement de silicone noir recelait des usages qui échappaient à la compréhension de l’agent épineux.

— Qu’as-tu trouvé là, Hérisson ?

Sans savoir pour quelle raison il se sentait soudain gêné d’être surpris en proie avec un tel ustensile, l’interpellé bafouilla.

— R-rien, Inspecteur. Ça traînait sous le lit, mais c’est probablement inut…

Le Hérisson confus s’interrompit lorsque le félin attrapa le colosse entre ses griffes assurées. Il tira une moue sérieuse et ambivalente, alors qu’il inspectait la chose sous tous les angles.

— Il y a une inscription ici. « Gourdin Social Club »… — Il décrocha son cellulaire et transmit à l’opératrice — Bengal, dénichez-moi toutes les infos possibles sur cette marque.

Puis, en se tournant vers son subordonné :

— Beau travail, Hérisson. On dirait bien que nous avons une piste.

Un simple clin d’œil du félin suffit au Hérisson pour fondre et oublier tout le malaise suscité plus tôt par la « pièce à conviction », désormais à l’abri dans un sachet plastique.

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