Chapitre 31 : Jenna

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- Je vous laisse réfléchir.

Je fixais l'homme qui nous faisait face. Entourée par les quatre garçons, assis à la table d'un pub au pied du château d'Edimbourg, nous venions d'avoir une longue discussion avec Gordon Barney qui s'était présenté à nous la veille, après le concert dans la capitale écossaise. Il travaillait pour une grosse société de production musicale et avait comme projet de dénicher de nouveaux talents.

- Ok, fit Snoog. On en parle entre nous et on vous recontacte. Vous êtes sur Edimbourg pendant encore un moment ?

- Oui, plusieurs jours. Je rentre à Londres à la fin de la semaine. Mais vous avez mon numéro...

- Pas d'soucis, fit Stair. A bientôt.

Et Gordon nous serra la main à tous, puis il sortit du pub.

Stair étendit ses longues jambes, Ruggy avait la tête baissée et s'abîmait dans la contemplation de la marque d'un verre sur la table, Snoog avait un peu levé la tête et semblait plongé dans une aussi grande réflexion. Quant à Lynn, son regard allait d'un visage à l'autre avant de s'arrêter sur le mien. Il me fixa un moment, mais ne dit rien. J'attendais et gardais le silence : je voulais que les garçons puissent mener leurs réflexions à leur rythme.

Ruggy, les yeux brillants, fut le premier à se lancer :

- On s'attendait pas à ça... Un contrat, les gars ! Un contrat ! Et pas seulement pour quelques concerts...

- Ouais, fit Stair. Ca surprend, mais ça fait plaisir aussi. C'est tentant.

- Très tentant, renchérit Snoog. Album, tournée... Et c'est pas une petite maison de disques de rien du tout. Ca veut dire jouer dans la cour des grands...

Son regard se fit un peu rêveur. Je pouvais bien imaginer ce que cela pouvait représenter pour eux. Oui, un contrat, des albums - au moins un, mais le contrat pouvait stipuler jusqu'à trois - et la ou les tournées qui allaient avec. Mais je craignais la faille, l'embrouille. Dans ce milieu-là comme dans tous milieux d'affaires, on ne donnait pas sans contrepartie. Et les exigences étaient parfois très élevées. Je ne voulais pas que les garçons se retrouvent pris au piège, même si Gordon Barney m'avait fait plutôt bonne impression et n'avait pas cherché à les éblouir, ni à leur faire miroiter l'impossible. Il avait insisté sur le travail à fournir, le sérieux, tout en reconnaissant le talent émergent et la solidité du groupe, ses capacités. Je me doutais que s'il était venu leur parler, c'était parce qu'il les sentait capables, parce qu'il percevait leur potentiel.

- Ouaip, fit Lynn à son tour. On pourrait enregistrer nos morceaux. Un album, déjà, ce serait chouette.

- Va falloir choisir les chansons... Tout not'répertoire tiendra pas sur un seul disque, fit Ruggy. Le choix s'ra p't'êt'e difficile...

- Faut d'jà voir le contrat, remarqua Stair. On sait pas c'que ça peut cacher.

Lynn et Snoog opinèrent.

- Ouaip, fit ce dernier. Faut voir les conditions en détails. S'agirait pas non plus de se faire avoir, ou de devoir faire trop de concessions, sur les paroles, notamment. J'pense que sur les morceaux, la construction musicale, on aurait plutôt des conseils, mais le reste... Il paraît honnête, ce mec, mais lui, c'est pas la maison de disques et y'en a qui se sont fait plumer. Faut qu'on garde les droits, notamment. Faut qu'on fasse très attention à ça.

Les trois autres hochèrent la tête. Ruggy reprit :

- Ouaip, mais c'est quand même sacrément tentant. J'crois qu'on peut avoir confiance.

A cet instant, Lynn se tourna vers moi et me demanda :

- Et toi, baby, t'en penses quoi ?

- J'en pense... J'en pense que, si vous êtes d'accord, je vais parler avec lui d'abord.

Les trois autres tournèrent la tête vers moi et tous me fixèrent avec un peu d'étonnement, mais avec attention.

- Tu veux lui causer ? Toute seule ? me demanda finalement Stair après un moment de silence.

- Oui, répondis-je. Ce qu'il dit est intéressant et tentant. Je comprends que vous soyez emballés car ce serait une nouvelle étape pour vous et pas des moindres, notamment pour l'enregistrement d'un premier album. C'est un investissement et vous ne pouvez pas le tenter sans appui, vous n'avez pas les moyens de vous lancer dans une auto-production. Il me fait bonne impression aussi, mais il faut creuser un peu. J'ai eu l'habitude de rencontrer des gens comme lui, parmi les connaissances de mes parents. Je pourrais déceler des pièges que vous ne verriez pas forcément. Ce qui n'empêche nullement que vous reparliez avec lui, bien au contraire, ajoutai-je.

- Pourquoi pas... fit Snoog. Ca nous coûte rien.

Les trois autres opinèrent et il fut donc décidé de lui donner un autre rendez-vous. Deux jours après notre première rencontre avec Gordon Barney, je me rendis donc à nouveau dans ce même pub. Il s'attendait à rencontrer le groupe et fut étonné de me voir arriver seule.

- Bonjour, Monsieur Barney, je voulais vous rencontrer avant que vous ne revoyiez tout le groupe, dis-je en lui tendant la main.

- Ah, bonjour, miss. Je m'étonnais un peu...

- Je le comprends. Mais je voulais vous parler de certaines choses aussi, dis-je en prenant place à table.

- D'accord. Je vous offre quelque chose ? proposa-t-il d'un ton affable.

- Une demi-pinte rousse, je veux bien, merci, lui souris-je.

Il se leva et passa ma commande avant de revenir s'installer face à moi.

- Alors, Miss... De quoi s'agit-il ?

- Je vais être franche avec vous, Monsieur Barney. Votre proposition est très intéressante, du moins, si vous parvenez à convaincre votre société. Les Dark Angels débutent tout juste, même s'ils ont déjà un beau parcours de concerts et de petits festivals à leur actif. Ils ne sont pas du tout habitués au monde dans lequel vous allez les faire plonger, même s'ils rêvent de pouvoir vivre de leur musique.

- Les premiers temps, du moins, jusqu'au premier album, il ne faut pas qu'ils se fassent d'illusions, me dit-il avec sérieux.

- C'est bien ce que j'avais compris. Et j'espère qu'ils l'auront compris aussi. Vous pouvez compter sur moi pour leur faire voir les choses ainsi. Néanmoins, je suis étonnée que vous leur parliez d'un contrat pouvant courir sur plusieurs albums. N'est-ce pas trop ambitieux ?

- Miss, vous êtes franche et je vais l'être aussi, me sourit-il. J'apprécie votre démarche et je comprends vos interrogations. Alors voilà, ma société, vous le savez, est une grande maison, mais se trouve aussi en concurrence avec un gros poids lourd qui s'appelle Universal. Exister face à ce grand groupe, c'est comme vouloir concurrencer Google quand on est un tout petit moteur de recherche, si je peux comparer.

J'acquiesçai, j'avais compris. Sur un signe du serveur, Gordon se leva pour aller chercher ma bière. Puis il reprit :

- Mon patron a toujours été un défricheur, un "renifleur de talents", quel que soit le style de musique. Il voit comment les choses se passent actuellement : des pseudo-vedettes qui font la une des réseaux sociaux en montrant leurs fesses plutôt qu'en ayant de la voix et incapables d'aligner trois accords sans faire de fausse note. Mais aussi des groupes sur le retour qui ont toujours un grand succès. Chacune des branches du secteur musical fonctionne différemment : le classique est multi-subventionné, difficile de lutter contre. Le jazz a ses adeptes, ça vend peu, mais ça vend bien. Disons que les amateurs de jazz continuent à acheter des albums, ne font pas de téléchargement sauvage. Le rap, la pop, le r'n'b, tout ça... C'est un peu la même soupe et ça obéit à la loi des réseaux sociaux, d'internet, de la gratuité. Une vraie jungle. Quant au hard rock et à ses dérivés... Mon patron trouve qu'il se passe là quelque chose d'intéressant : le public "métal" est un public exigeant, mais toujours curieux et à l'affût. Prêt à encourager des nouveautés, la création. Ce n'est le cas que dans le jazz, à l'heure actuelle. Il m'a dit : "Gordon, trouve-moi le nouveau Metallica".

- Vous croyez que les Dark sont le nouveau Metallica ? demandai-je en ouvrant des yeux ronds.

- Ils ont le potentiel pour, oui, me sourit-il, mais son ton était sérieux. A condition qu'ils travaillent dur.

- Ils sont courageux. Tous. Différemment, mais ce sont des bosseurs, cela je peux vous l'assurer.

- Je l'ai perçu. Ils sont déjà très pros sur scène. C'est flagrant quand on les voit jouer, par rapport à d'autres groupes.

Je hochai la tête et dis :

- Je pense que vous vous appuyez aussi sur le fait qu'ils passent maintenant plutôt en deuxième partie de soirée qu'en première ?

- Oui. Comme je vous l'ai dit à tous, je les ai vus sur scène plusieurs fois, comme d'autres groupes. Ils ont une belle cohésion, des textes intéressants et savent embarquer le public. Même quand les spectateurs ne les connaissent pas, ils plaisent, ne laissent pas indifférents. Et ça, c'est un signe. Mais s'ils veulent faire plus, s'ils veulent passer pros, il faut du soutien derrière.

- Et c'est ce que vous pourriez peut-être obtenir ?

- Oui.

Je m'enfonçai un peu dans le dossier de ma chaise, bus quelques gorgées et reposai mon verre. Je le fis tourner sur le dessous de verre avant de dire :

- Je vais les laisser prendre leur décision, c'est leur groupe, cela leur revient. S'ils signent, je vous aiderai comme je le pourrai, pour leur faire comprendre certaines réalités. Mais il y a des éléments sur lesquels je veux que nous nous mettions d'accord tous les deux.

- Lesquels ? me demanda-t-il.

Et je vis bien qu'au-delà de l'étonnement, il y avait aussi une vague inquiétude.

- Ils sont parfois un peu... vulnérables. Ils peuvent aussi se laisser aller à certains débordements. Ils sont jeunes et ont envie de croquer la vie, même si elle ne leur a pas fait de cadeaux jusqu'à présent. Et peut-être d'autant plus qu'elle ne leur en a pas fait. Je vous le dis d'emblée, la drogue, c'est niet. Ils fument un peu, mais ça ne va pas plus loin. Ca ne devra pas aller plus loin.

- On est d'accord, me dit-il avec sérieux.

- L'alcool... On va tenter de maîtriser aussi. Ils font assez attention : avant un concert, ils restent sobres. Après, ils boivent forcément, mais jamais de façon excessive, même si ça leur arrive de se lâcher. Il faut que cela reste ainsi.

Il hocha la tête en signe d'assentiment. Et ce fut lui qui me posa la dernière question :

- Et les filles ?

Je souris.

- Je suis la petite amie de Lynn et de Lynn seul. Les autres sont des amis pour moi. Stair est secret, une aventure par-ci, par-là. Ruggy se cherche. C'est le plus fragile des quatre. Quant à Snoog... Vous pourrez dire à votre patron que s'il cherche le nouveau Casanova, vous l'avez trouvé. A défaut d'avoir trouvé le nouveau Metallica...

Gordon rit avant de finir sa bière. Puis il me tendit la main et dit :

- Topez-là, jeune fille. Avec vous, ils sont sur de bons rails. A eux de casser la baraque. Et à moi maintenant de faire mon boulot, s'ils m'acceptent comme agent.

Je pris la main tendue et nous scellâmes ainsi ce qui allait devenir une longue et fructueuse coopération.

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