Chapitre 14 : Jenna

7 minutes de lecture

Nous étions en plein milieu des fêtes, le 31 décembre. J'étais rentrée à Londres, deux jours avant Noël, et je repartirais à Manchester dans deux jours, le 2 janvier. La reprise était prévue le 4, mais je ne voulais pas y retourner au dernier moment. J'avais prétexté à mes parents que c'était pour me remettre dans mes cours et préparer ma rentrée, mais c'était surtout pour avoir l'occasion de revoir Lynn sans que nous soyons bousculés.

Il me manquait terriblement. Je prenais conscience, lors de ce séjour londonien, de la place qu'il occupait désormais dans ma vie. J'avais eu le sentiment, en revenant à Londres, de mettre les pieds dans un pays étranger. Ou quasiment. J'avais eu un peu de mal à retrouver certaines habitudes, certains repères. Mais c'était autant dû à l'arrivée de Lynn dans ma vie qu'à l'indépendance que j'avais déjà acquise, même sans m'en rendre compte, en étant à Manchester. Depuis quatre mois, je vivais aussi à mon rythme, qui était essentiellement le rythme de mes études. Je pouvais me coucher tard pour travailler comme pour assister à un concert. Je pouvais aussi manger sur le pouce sans être tenue de m'infliger de longs repas monotones dans la grande salle à manger aux lustres de cristal.

Quand j'étais entrée dans cette salle à nouveau pour la première fois, le soir-même de mon arrivée, et que j'avais levé les yeux vers le plafond, je m'étais demandé combien de repas Lynn et les garçons pourraient s'offrir avec ne serait-ce qu'une seule des lampes ouvragées du lustre. Et quand on savait qu'il y avait trois lustres, comptant chacun six lampes... Cela m'en avait coupé l'appétit. J'avais prétexté la fatigue du trajet pour écourter le repas.

Le lendemain, cela allait un peu mieux, d'autant que j'avais aidé ma mère à décorer la maison. Nous recevions une partie de la famille pour le repas du 25. Je n'avais pas pris grand plaisir à ce repas, mais j'avais cependant trouvé agréable de revoir ma famille. Même si je ne pouvais m'empêcher de comparer mes cousins et cousines avec les amies que je m'étais faites à l'école, et plus encore, avec les membres des Dark Angels. Le fossé était tout simplement monstrueux. Cela me faisait repenser aux propos qu'Ally m'avait tenus, quand elle m'avait dit qu'il fallait construire un viaduc pour réussir à passer d'un monde à l'autre. Je m'étais demandé si c'était seulement possible.

Et si ce serait à moi d'en jeter les fondations.

Je me trouvais donc ce jour-là dans ma chambre, à me préparer pour la soirée. Nous étions invités chez des amis de mes parents, les d'Envermont. Ce serait une grande soirée, avec beaucoup de monde, beaucoup de faste aussi. Ma mère ne tarissait pas d'éloge sur Tyler, le deuxième fils des d'Envermont. Il était promis à une belle carrière d'avocat, parlait déjà beaucoup de politique... Je sentais bien qu'elle espérait que je succomberais à son charme. Je devais reconnaître qu'il était plutôt beau garçon, mais très différent de Lynn.

Lorsque nous arrivâmes chez les amis de mes parents, beaucoup d'invités étaient déjà présents. J'allais retrouver là quelques jeunes gens et jeunes filles de mon âge, eux aussi descendants de riches familles londoniennes. Enfants de médecins, d'avocats, de politiciens, de chefs d'entreprises, de traders...

Si j'avais été frappée par le contraste entre ma vie à Manchester et l'ambiance familiale à Londres, le choc ici fut encore plus violent. Je ne pus m'empêcher de faire venir à mon esprit une expression que Snoog n'aurait pas reniée dans une chanson : "Ca puait le fric à plein nez". Tout était fait pour éblouir : la vaisselle, les décorations, les vêtements, les bijoux, et même les coiffures. Oui, j'en étais éblouie et choquée à la fois. Dans un premier temps, non parce que cet étalage de richesses avait quelque chose d'indécent quand on avait une idée de la façon dont des gens pouvaient vivre chichement dans le même pays que nous - je ne parlais pas là d'un pays lointain du tiers-monde ! -, mais tout simplement parce que c'était fait pour cela : éblouir.

Et dans un deuxième temps, oui, ma réaction fut assez violente au point que j'en eus un haut-le-cœur. Je devais avoir l'air un peu perdu, mes parents saluaient déjà des connaissances, lorsque Tyler se planta devant moi et m'entraîna - après avoir salué mes parents comme il se devait - vers un buffet où tout un groupe de jeunes dans la vingtaine se trouvait.

Les conversations roulaient sur des sujets qui m'auraient peut-être intéressée l'année passée, mais qui me semblaient désuets et vides de sens désormais. Tout ce petit monde pavanait et se faisait la cour avec obséquiosité et une certaine forme de supériorité. J'avais l'impression d'étouffer. Cependant, je demeurai polie et participai peu à ces échanges creux et sans réelle chaleur.

A un moment, Tyler me dit :

- Ca n'a pas l'air d'aller, Jenna ? On t'a connue plus dynamique !

- Je suis un peu fatiguée, désolée, répondis-je.

- Oh, veux-tu qu'on s'installe un peu à l'écart, toi et moi, pour discuter ?

Je le fixai droit dans les yeux et répondis avec assurance :

- Non. Je te remercie, ça va aller.

Puis je jetai un regard discret vers une des horloges que j'avais repérée sur un manteau de cheminée, guettant l'heure et surtout, la durée du supplice qui me restait à subir.

**

Le retour à la maison me parut aussi d'une durée affligeante. Le chauffeur nous ramenait, conduisant trop lentement à mon goût dans les rues pourtant quasi-désertes de Londres. Ma mère et mon père échangeaient des tas de propos qui me laissaient indifférente au point que ma mère dut s'y reprendre à deux fois pour obtenir une réponse à une question que je n'avais pas écoutée :

- Et bien, Jenna ? Je te demande si tu as passé une bonne soirée ?

- Heu, oui, maman, oui.

- Tu as l'air bien songeur ? A quoi penses-tu donc ?

- A rien, répondis-je. Je suis fatiguée, c'est tout.

- Tes études sont vraiment prenantes, fit mon père. J'espère que tu trouves ton rythme à Manchester. Si c'est trop dur là-bas, il faudra revenir à Londres.

- Ce n'est pas trop dur, papa, je m'en débrouille très bien. J'ai eu de bonnes notes tout le trimestre, je te le rappelle.

- Oui, bien sûr...

Nous restâmes un instant silencieux, puis ma mère reprit :

- Les d'Envermont sont vraiment des gens très bien. Camelia est a-do-ra-ble.

- Et Tyler est un garçon poli, à la carrière prometteuse, ajouta mon père. Vraiment très bien, ce garçon.

Je ne relevai pas : j'avais très bien saisi la manœuvre. Mais mes parents ignoraient une chose : Tyler d'Envermont me laissait totalement indifférente. Voire pire : il me dégoûtait.

Je retins un soupir de soulagement en voyant que le chauffeur s'engageait dans notre rue, pour s'arrêter devant notre immeuble. Je sortis la première, bien heureuse d'échapper à l'habitacle étouffant de la voiture. Si ma mère en sembla un peu surprise, elle ne dit rien. A peine rentrés, je leur souhaitai une bonne nuit et je filai dans ma chambre. Je me débarrassai aussitôt de mes vêtements, enfilai ma chemise de nuit et me glissai sous les draps. Le téléphone à la main, je tapai rapidement le message que je n'avais pu envoyer plus tôt :

"Bonne année, Lynn ! Je rentre tout juste d'une soirée ennuyeuse au possible. J'ai pensé à toi tout le temps. A dans deux jours. Je t'embrasse. Tu me manques. Jenna."

Sa réponse ne se fit pas attendre :

"Bonne année, baby. Toi aussi tu me manques. Et j'préfère t'embrasser en vrai. Lynn".

Son message était plus court que le mien, mais plus direct aussi : c'était tout Lynn. Mais je préférai nettement cette franchise à ce que j'avais pu ressentir au fil de la soirée.

Je laissai mon téléphone sur la table de nuit. Les yeux grands ouverts, incapable de trouver le sommeil, je contemplais le plafond. Je repensais à tout ce que j'avais vu ce soir, aux manœuvres de ma mère pour se rapprocher des d'Envermont, pour me laisser entre les pattes de Tyler. Les calculs de mon père. La légèreté des filles, légèreté qui n'avait rien à voir avec celle des fans de Snoog. Je prenais pleinement conscience de ce fameux "fossé" auquel Ally avait fait allusion et je me sentais aussi face à un choix : quel type de vie allais-je préférer ? Allais-je rester dans le moule construit et voulu par mes parents ? Ou allais-je faire mes propres choix ? Prendre une autre route ?

Je fermai les yeux un instant et le visage de Lynn se précisa à mon esprit. Je voyais nettement ses traits, sa barbe drue, ses cheveux noirs et bouclés tombant sur ses épaules, son regard sombre et envoûtant. Une vague de chaleur envahit mes reins, mon ventre. Il n'y avait pas que mon cœur ou mon esprit à réagir à sa pensée : mon corps aussi. Je me mordis les lèvres, repensant à ce premier soir où j'avais fait sa connaissance et à ce moment précis où il avait retiré son t-shirt, en plein concert.

Et je compris alors ce qui m'arrivait vraiment : j'avais envie de découvrir une autre vie. De m'engager sur un autre chemin.

J'avais envie de faire l'amour avec lui.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0