Chapitre 77 : Jenna

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Un vent froid s'engouffrait le long des quais de la Clyde. Je quittai le local associatif, remontai mon col bien haut et rentrai bien vite jusque chez nous, à deux pas. Je ne m'attardai pas dans le garage, enregistrant machinalement que la moto de Lynn émettait quelques cliquetis, signe qu'il l'avait utilisée peu auparavant. Puis je gagnai le couloir qui desservait l'escalier menant à notre appartement, mais aussi le studio et la salle de répétition du groupe. Aucun son n'en émanait, ce qui m'étonna un peu : ils avaient dû arrêter de travailler tôt, mais je les trouverais peut-être encore tous les quatre à l'étage.

Le troisième album venait tout juste de sortir, la promotion en était bel et bien lancée. A mon sens, il était superbe. Mais je reconnaissais volontiers que je n'étais pas objective. Les propos de Snoog, son souhait d'avoir un endroit à eux, digne d'eux aussi, pour travailler, me revenaient à l'esprit : il avait encore une fois été visionnaire. Ce studio, là, à quelques mètres de moi, leur avait permis d'enregistrer cet album dans des conditions qu'ils n'avaient encore jamais connues. Ils avaient bénéficié de tout le temps nécessaire, sans pour autant faire durer les choses : la maison de disques avait accepté que cela ne se fasse pas à Londres, mais leur avait néanmoins demandé de le boucler pour la fin d'année, afin de lancer la vente pour les fêtes et de laisser aussi un peu de temps pour monter la tournée mondiale qui allait suivre et dont nous ne connaissions encore que les prémices et une date en point de mire, sûre et intangible : un concert au festival du Hellfest, en France, en juin prochain.

Je grimpai souplement les marches, mais m'arrêtai bien vite en entrant chez nous. L'appartement était silencieux, alors que je m'étais attendue à entendre retentir des éclats de voix, des rires, et à être saluée par un "Voilà la plus belle !" façon Snoog. Je fronçai brièvement les sourcils, intriguée. Puis je fis quelques pas dans la pièce et je vis Lynn, seul, assis dans le canapé, en une attitude qui me fit frissonner : tête baissée, mains nouées et coudes posés sur les cuisses. Il s'était tenu ainsi, certains jours, juste après l'accident de Ruggy. Mon coeur se serra aussitôt et je m'approchai de lui. Il n'avait pas fait le moindre mouvement.

- Lynn ? demandai-je en posant doucement une main sur son épaule. Qu'y a-t-il ?

Il secoua lentement la tête, soupira et finit par me dire, d'une voix éraillée :

- Il est mort.

Mon coeur se serra d'un coup. Je crus qu'il parlait de Ruggy. Ruggy auquel les garçons avaient prévu de rendre prochainement visite, pour lui faire écouter quelques morceaux du troisième album. Quelques morceaux sur lesquels Treddy jouait avec sa guitare. Mais je pensai cependant qu'il pouvait aussi s'agir d'une autre personne.

- Qui ? ajoutai-je doucement.

- Lemmy. Putain, ça fait chier !

Et il balança vivement sa tête en arrière pour aller s'appuyer contre le dossier du canapé. Des larmes ruisselaient sur son visage.

- J'aurais tellement aimé... le rencontrer un jour, tu sais, baby. Tellement. J'lui dois tant de choses... Tant et tant... Jamais pu lui dire. Et maint'nant... Maint'nant, c'est trop tard.

Je l'entourai tendrement de mes bras. Motörhead avait été son groupe fétiche. Comme Iron Maiden était celui de Stair. Les deux avaient en commun des bassistes du tonnerre et une énergie incroyable. Mais pour Lynn, Lemmy représentait vraiment beaucoup, une sorte de grand frère, encourageant, toujours présent, un rien protecteur aussi. Et une voix, un son, une énergie. Bien avant le look ou la vie qu'il avait brûlée par les deux bouts. C'était en l'écoutant qu'il avait aussi, en grandissant, pu évacuer beaucoup de sa colère. Rosie Donovan me l'avait confié, discrètement, une fois. Ca agaçait Jack quand Lynn poussait la musique de son petit lecteur de CD trop fort. Mais Rosie lui disait : "Râle pas, ça le calme". Et Jack repartait devant sa télé en bougonnant.

Nous restâmes un moment ainsi, lui la tête toujours appuyée contre le dossier, le regard perdu au plafond, et moi, les bras autour de son torse, le caressant doucement. Puis, soudain, je le sentis tressaillir. Il se redressa, m'écarta un peu et fouilla dans sa poche pour en sortir son téléphone.

- Faut qu'j'appelle Gordon.

Je ne dis rien, mais m'écartai complètement tout en restant à ses côtés. Je m'installai plus confortablement, les genoux repliés sous moi, m'adossant au canapé. Mais je m'interrogeai : j'aurais plutôt imaginé qu'il aurait téléphoné à Rosie qu'à Gordon, après cette nouvelle. Et je me demandai bien ce que le manager allait pouvoir faire pour lui.

- Gordon ? Ouais, c'est Lynn...

- ...

- Très. Ouais, Jenna est rentrée. Elle est avec moi.

- ...

- J'voulais t'parler d'une idée.

- ...

- Tu crois qu'ça pourrait s'faire ? Une rencontre entre Stair et Steve Harris. C'est son rêve. Depuis qu'on s'connaît ou presque, j'l'entends parler que de ça.

- ...

- Ok. Ouais, j'en parlerai avec les autres. Une surprise, ce serait l'idéal. Ouais, j'vois bien l'truc...

- ...

- Ouais, merci. Salut.

Lynn fit glisser son téléphone sur la table basse, puis se tourna vers moi. Son visage était encore marqué par une profonde tristesse, mais dans son regard s'était allumée une nouvelle lueur. Je lui caressai doucement la joue, sa barbe piqua ma paume.

- Qu'a dit Gordon ?

- Il va essayer de contacter l'agent d'Iron Maiden. Faut pas qu'il arrive la même chose, tu comprends, baby ?

- Oui, je comprends. Ce que tu n'as pas pu faire avec Lemmy, tu voudrais que ce soit possible pour Stair avec Steve Harris, c'est ça ?

- Ouaip. Ok, y'avait plus de risques que Lemmy parte le premier, l'hygiène de vie, tout ça... Mais quand même. On sait jamais.

Je souris doucement et me penchai vers lui pour l'embrasser.

- Ce serait un superbe cadeau pour Stair, dis-je en m'appuyant contre son épaule et en l'entourant de mes bras. C'est une idée magnifique.

- Faut garder le secret, baby. J'me charge d'en parler à Snoog et à Treddy. Mais dis rien à Ally pour le moment.

- Non, bien sûr. Il faut déjà voir ce que Gordon peut faire...

Il n'ajouta rien, mais répondit à mon étreinte, me gardant serrée entre ses bras un bon moment. Puis de nouvelles larmes roulèrent dans mon cou, alors je glissai mes doigts dans ses cheveux pour le réconforter. Je sentais déjà confusément que ce décès allait le marquer profondément et qu'il ne serait pas facile pour lui d'évacuer son chagrin.

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