Chapitre 63 : Jenna

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L'autoroute serpentait entre des collines verdoyantes. Nous avions quitté Cork en début de matinée pour rejoindre Galway, prochaine étape de la tournée des Dark Angels. Cela faisait déjà dix jours que nous étions en Irlande et j'étais enchantée de ce séjour. Je n'y avais jamais mis les pieds, car mon père estimait que l'Irlande n'étant pas un pays intéressant. C'était donc une découverte pour moi, mais aussi pour Ally qui, en-dehors de la tournée estivale de l'été précédent, n'avait jamais eu l'occasion de quitter Manchester. Pour le groupe, Treddy et Frank compris, ce n'était en revanche plus une nouveauté.

Nous voyagions avec un autobus tout confort, les bagages dans la soute. Un petit camion suivait avec les instruments et une partie du matériel, même si les salles offraient aussi le nécessaire, notamment en câbles, amplis, et autres éléments. Gordon, l'ingénieur du son qui accompagnait le groupe et les trois malabars du service d'ordre étaient avec nous, plus deux chauffeurs qui se relayaient. J'appréciais le fait que nous ne soyons qu'en petit comité, presque en famille.

- Z'ont pas dormi beaucoup, les amoureux, là... glissa Snoog en passant dans l'allée à côté de moi.

Il désigna du pouce Ally et Stair qui avaient allongé au maximum leurs sièges, les mettant ainsi en position couchette. Les longues jambes de Stair dépassaient dans l'allée et Ally avait appuyé sa tête sur son torse. La main de Stair était glissée dans ses boucles blondes et tous les deux dormaient comme des bienheureux.

Je souris en répondant :

- Peut-être que tu les as empêchés de dormir la nuit dernière, étant donné que ta chambre était à côté de la leur et que tu n'avais pas trouvé mieux qu'y amener deux groupies...

- J'avais un peu d'appétit, que veux-tu, Jenna, soupira-t-il. Je sais, je suis incorrigible... ajouta-t-il avec un sourire malicieux.

- On t'aime bien comme ça, tu sais ! lui lançai-je amusée.

Il me sourit plus franchement et gagna l'arrière du bus, là où se trouvait un petit réfrigérateur et prit une bouteille d'eau gazeuse : après le concert de la veille et quelques excès, il avait besoin de se remettre sur pied.

- C'est chouette, l'Irlande aussi, hein, baby ? me fit Lynn qui était assis à mes côtés, le siège un peu incliné.

Il regardait défiler le paysage. Lui aussi avait besoin de récupérer, car le concert de la veille avait été fatigant. C'était un beau concert, dans une belle salle et avec un public peut-être un peu moins nombreux que d'habitude, mais très amateur. Ils avaient beaucoup donné pour faire plaisir, allongeant de deux chansons le rappel, contrairement à ce qu'ils faisaient d'habitude. Heureusement que le concert à Galway ne serait que dans trois soirs, leur laissant ainsi le temps de récupérer.

- Oui, c'est beau. Si on a le temps, demain, j'aimerais bien qu'on se promène un peu dans les alentours. L'autoroute, c'est pratique, mais on ne voit pas tant que cela les paysages. Et comme on n'ira pas du tout dans le Connemara, puisqu'on remontera tout droit ensuite...

- Je pense qu'on pourra, me répondit-il. Chais qu't'aime bien faire du tourisme...

- Oui, j'aime bien découvrir de nouveaux endroits. En Ecosse, l'été dernier, c'était génial pour cela.

- Ouaip. C'est pas Treddy qui dira le contraire, hein, Treddy ?

Ce dernier était assis juste devant Lynn et se tourna vers nous :

- Oui, c'est vrai. L'Irlande, c'est un pays celtique aussi. Il y a beaucoup de ressemblances avec l'Ecosse. Ici, je ne suis pas perdu.

- Pas'que t'es perdu, quand t'es à Manchester ? demanda Lynn, un peu intrigué.

Treddy sourit :

- Un peu. Avant de vous connaître, je n'avais jamais mis les pieds dans votre ville. J'avais été à Londres, Nottingham, et d'autres villes plus à l'Est de l'Angleterre, mais pas Manchester. Pourtant, ce n'est pas loin de Glasgow, mais je n'en avais jamais eu l'occasion.

- Tu avais fait ces déplacements pour jouer ? lui demandai-je, curieuse d'en apprendre encore un peu plus sur lui.

- Oui, essentiellement. Quand je tournais avec le petit groupe de rock. C'est aussi comme ça que Gordon m'avait repéré. J'avais eu l'occasion de discuter avec lui après un concert, on avait gardé contact.

Je hochai la tête. Lynn me prit la main et je glissai mes doigts entre les siens. Je repris :

- Tu es déjà venu en Irlande, Treddy, tu nous en parlais l'autre jour... Quel endroit préfères-tu ?

- Hum, fit-il en réfléchissant. L'Irlande, c'est un peu comme l'Ecosse, elle offre des paysages variés, des villes différentes. Le sud, c'est très vert, vallonné et peu construit. Le Connemara, c'est sauvage et un peu montagneux, le nord aussi... En fait, c'est beau partout, comme l'Ecosse, ajouta-t-il avec un sourire. Mais c'est moins contrasté.

- C'est un peu l'impression que cela donne, mais comme on débute tout juste le voyage, dis-je, et qu'on a surtout pris les grandes routes jusqu'à présent...

- C'est dommage qu'on n'ait pas pu se balader un peu plus dans le sud, dit-il. Il y a des coins sympas, des anses abritées, des petits ports. Paraît que ça ressemble beaucoup à la Bretagne.

- Encore un coup des Celtes, intervint mon chéri.

- Oui, dit Treddy.

- T'es confiant ? demanda encore Lynn.

- Pour ?

- Le référendum. Ca approche.

Treddy haussa les épaules. Le sujet revenait de temps à autre dans les discussions entre les garçons, mais aussi, parfois, avec quelques fans qui interpellaient Treddy après les concerts ou lorsqu'il y avait des séances de dédicaces des albums, comme cela avait été le cas à Dublin. Les gens étaient curieux d'avoir son avis. Lui répondait qu'il ne faisait que jouer pour une cause qui lui était chère, mais que chacun devait prendre ses responsabilités.

- Il reste encore quelques semaines pour oeuvrer, mais Cameron est rusé. Il promet monts et merveilles, se fait parfois menaçant...

- Le coup de pas rester en Europe ? fit Lynn.

- Notamment. Je ne sais pas ce que cela va donner. En attendant, et quel que soit le résultat, c'est un moment très fort qui se passe dans mon pays. Les gens réfléchissent, échangent des arguments, discutent beaucoup des conditions, des conséquences... C'est un vrai travail démocratique et ça, les Anglais ne pourront pas nous l'enlever. Ca laissera des traces. Ce sont déjà des graines pour l'avenir.

- Tant que ça nous empêche pas de jouer... fit Lynn.

- Y'a pas de raison, dit Treddy, la musique est un langage universel. On le voit bien ici aussi.

Nous replongeâmes dans le silence et je m'absorbai dans la contemplation du paysage. Nous avions déjà passé Limerick depuis un bon quart d'heure et il nous restait moins d'une heure de route à faire.

**

A l'arrivée à l'hôtel, nous gagnâmes tout de suite un des salons privés du restaurant pour déjeuner. Puis chacun remonta dans sa chambre pour un peu de repos, de rangement des affaires. C'était toujours le même scénario, même si, le succès venant, les conditions de séjour étaient désormais différentes, j'en avais eu la preuve en Allemagne, mais aussi à Prague et en Italie, quand nous avions pu rejoindre le groupe, Ally et moi, au cours de la tournée sur le continent.

L'hôtel était situé hors de la ville et donnait sur la baie. La vue depuis notre chambre était splendide et j'ouvris les fenêtres pour profiter un peu plus du paysage. Il faisait assez beau, l'air était doux. Nous étions en plein mois d'août et cette fin de tournée pour le groupe s'annonçait vraiment agréable. Après deux dates à Dublin - deux car en quelques jours, les places pour l'unique date prévue s'étaient arrachées comme des petits pains et Gordon avait pu ajouter une deuxième -, ils avaient joué à Waterford, puis Cork. Après Galway, ce serait Sligo, pour un festival et nous gagnerions ensuite l'Irlande du Nord pour deux dates, à Londonderry et à Belfast. Je me demandais un peu comment se passeraient les concerts là-bas, du moins quand le groupe jouerait No man's land. Pour les premières dates en République d'Irlande, la chanson avait eu beaucoup de succès et avait été largement applaudie, mais en Ulster, cela pourrait être bien différent, car si certains l'apprécieraient certainement, d'autres y verraient un message trop politique et trop engagé. Mais Snoog comme les autres étaient bien décidés à ne pas se laisser influencer.

Après l'Irlande, nous traverserions directement en bateau pour nous rendre en Ecosse. Le groupe ne jouerait qu'à Edimbourg et à Glasgow, à mon grand regret, comme à celui de Treddy. Viendrait ensuite la toute fin de la tournée, avec toutes les dates en Angleterre et la dernière, à Londres, fin novembre. Ensuite, ils prendraient tous un repos bien mérité avant d'envisager l'enregistrement du troisième album. La tournée était assez prenante et surtout longue - près de huit mois en tout -, et ni Snoog, ni Lynn n'avaient vraiment eu le temps d'écrire et de composer. Quant à Treddy et Stair, s'ils avaient envisagé un peu de le faire en profitant de la présence de Frank, ils s'étaient vite rendu compte que ce n'était pas la peine d'insister, et ce, pour deux raisons. La première était que s'il était un bon guitariste et un bon interprète, Frank n'avait pas vraiment la fibre pour la composition. En gros, il jouait - bien - ce qu'on lui disait de jouer, mais il ne fallait pas s'attendre à des créations. Ensuite, il savait pertinemment qu'il ne ferait jamais partie du groupe à part entière et il ne voyait pas l'intérêt de s'investir dans des compositions qui ne porteraient pas sa signature, ce dont on ne pouvait lui tenir rigueur. Mais je n'étais pas inquiète, je savais que les garçons retrouveraient vite l'envie d'écrire, pour peu que l'inspiration leur viendrait. D'ailleurs, régulièrement, je voyais Snoog noter des phrases ou des idées dans un petit carnet qui ne le quittait jamais et il arrivait à Lynn de crayonner pareillement sur des bouts de papier que je m'empressais de ranger précieusement dans une pochette, avant que cela ne disparaisse au fond d'une poche et ne se retrouve effacé par un passage en machine à laver.

En milieu d'après-midi, après une sieste crapuleuse pour Lynn et moi - et très vraisemblablement pour Stair et Ally de même -, nous partîmes nous promener dans les rues de Galway, pour découvrir la ville. Si les garçons se moquaient un peu de moi qui mettais toujours en avant mon envie de visiter les lieux où nous nous rendions, ils appréciaient pourtant ces balades, car elles leur permettaient de prendre le pouls de la ville dans laquelle ils allaient jouer, de la population pour laquelle ils allaient se produire. Nous déambulâmes donc dans des rues piétonnes assez animées, aux maisons colorées comme partout en Irlande, le long du canal ou du port. Nous regagnâmes l'hôtel en tout début de soirée. Après le repas, Treddy proposa de sortir à nouveau, dans un pub. Snoog aima l'idée et Lynn et moi acceptâmes. Franck déclina, quant à Stair et Ally, ils préféraient rester à l'hôtel. Snoog leur lança une de ses répliques bien affûtées, dont lui seul avait le secret. Aucun d'entre nous ne doutait de ce que nos amis avaient l'intention de faire...

Nous repartîmes donc vers le centre-ville et grâce au flair de Treddy, nous trouvâmes un pub bien sympathique, dans lequel il y avait déjà de l'ambiance. Un groupe de musiciens jouait ce soir-là et il y avait du monde pour les écouter. Nous dûmes demeurer debout, près du comptoir, jusqu'à ce qu'un client me laisse gentiment sa place sur un des tabourets hauts, voyant que j'étais la seule jeune femme du groupe. Je le remerciai chaleureusement, trouvant que l'accueil irlandais valait bien celui que nous avions pu avoir en Ecosse. Lynn se planta près de moi et nous dégustâmes de délicieuses bières rousses, produites localement d'après ce que nous dit un autre client, tout en écoutant le groupe.

Treddy battait régulièrement la mesure, Snoog et Lynn apprécièrent aussi, même si c'était de la musique traditionnelle. Treddy s'était amusé, parfois, au cours de la tournée, à leur jouer des airs "trad", et ils avaient montré une vraie curiosité pour cette musique. Encore une fois, je me fis la réflexion que Treddy ouvrait de nouveaux horizons au groupe, de par sa propre culture et son propre parcours de musicien. Pour ma part, j'écoutais avec grand plaisir et tapais aussi le rythme, très entraînant. Les musiciens étaient tous des jeunes, dans nos âges, et j'étais admirative de leur habileté. Nul doute qu'eux aussi jouaient depuis l'enfance, même si c'étaient du violon, du tambourin ou de la guitare sèche et non des instruments électriques. Nous passâmes vraiment une bonne soirée et regagnâmes l'hôtel un peu tardivement, alors que la nuit était déjà bien tombée.

**

- Et maintenant... Maintenant, une chanson que j'ai écrite ici, l'an passé. Je sais que certains la comprennent, que d'autres disent que nous soutenons des terroristes. Je ne vois que des morts, des deux côtés. Et je vois aussi vos efforts, pour la paix. Continuez !

Et Stair commença par un petit solo de basse, avant que Lynn n'entame les premières mesures de No man's land. Dans le public, les réactions furent différentes. Certains sifflèrent et huèrent, d'autres frappèrent des mains et chantèrent en même temps que Snoog. Comme trois jours plus tôt, à Londonderry, sauf que là-bas, les applaudissements avaient été plus fournis que les cris de protestation.

Le premier soir où nous avions dormi en Ulster, Gordon et les garçons avaient longuement discuté. Ils se posaient tous, légitimement, la question de jouer ou pas No man's land. Aucun ne voulait déclencher d'émeute, mais Snoog arguait que la liberté d'expression était reconnue et qu'il comptait bien en user. Après de longs échanges, constructifs, des réflexions, ils avaient finalement décidé de la jouer au moins à Londonderry et qu'en fonction des réactions, ils aviseraient pour Belfast. Mais Snoog avait conclu en disant que jamais U2 n'avait hésité à chanter Sunday, bloody sunday en Ulster. Il ne voyait donc pas pourquoi les Dark Angels, moins connus que le groupe phare de Dublin, devraient se priver d'une de ses chansons.

Si Ally et moi avions assisté à la discussion, nous n'étions que très peu intervenues : le choix leur appartenait. Mais j'avais admiré Snoog dans ses interventions. Il était posé, réfléchi, argumentant avec justesse et intelligence. Il mettait aussi en avant que le groupe chantait depuis toujours des chansons politiques, même si les premières dénonçaient surtout les conditions de vie et la misère sociale. Il trouvait intéressant d'élargir ses propres réflexions et n'hésitait pas non plus à faire référence à Morte Ghlinne Comhann pour cela. Après tout, en Angleterre-même, certains auraient pu ne pas apprécier l'une et l'autre et pourtant, elles ne déclenchaient pas de réaction particulière, hormis de la part de quelques hallucinés.

Après le concert à Londonderry qui s'était bien déroulé, nous avions surveillé avec beaucoup d'attention, Ally, Gordon et moi, les réseaux sociaux et ce qui s'y disait. Nous avions même fait un petit décompte des avis, entre les pour et les contre, au sujet de la chanson. Certains d'ailleurs mentionnaient également U2, comme Snoog l'avait fait. D'autres disaient que, même s'ils n'étaient pas d'accord avec le texte, celui-ci n'était en aucun cas un appel à la haine et un soutien au terrorisme. D'autres, y compris parmi la communauté protestante, rappelaient les conditions indignes dans lesquelles Bobby Sands et ses compagnons avaient été emprisonnés. Il fallait, de toute façon, être bien connaisseurs de cet événement pour faire le rapprochement. Car sans les mots du dernier couplet, rappels de propos tenus par Bobby Sands lui-même et emplis d'espérance, il était difficile de faire le lien avec la guerre civile.

Au final, ce soir-là donc, le groupe joua No man's land à Belfast. Et tout se passa bien.

Comme les garçons l'année passée, Ally et moi-même avions été très impressionnées par la ville, par les fresques qu'on voyait sur de nombreux murs, rappelant les combats, d'un bord comme de l'autre. On sentait une atmosphère bien particulière, mais la paix régnait. Même fragile. Et j'espérais que cela continuerait.

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