Chapitre 52 : Jenna

9 minutes de lecture

Cet été-là fut sans doute un des moments les plus beaux du début de carrière des Dark Angels. Cette mini-tournée estivale, montée un peu à la va-vite, eut finalement beaucoup de charme. Ce n'étaient plus les débuts anonymes, mais ce n'était pas encore non plus la gloire et la grosse machinerie d'une tournée mondiale.

Stair était parvenu à décider Ally à venir avec nous - alors qu'elle pensait travailler tout l'été - lui assurant qu'il prendrait tous les frais les concernant tous les deux à sa charge. Comme Lynn faisait pour nous deux. La tournée devait, normalement, leur rapporter assez pour couvrir les frais, y compris la part de Gordon. Mais ils ne devraient rien à la maison de disques puisque cette dernière n'avait pas participé à l'organisation de la tournée. Ce serait donc quasiment tout bénéfice. Et ils pourraient dégager une petite marge pour chacun d'entre eux.

Après le concert si marquant de Manchester, ces retrouvailles avec le public des premiers jours, les premiers fans, les retrouvailles aussi entre Stair et Ally, nous prîmes la direction de Newcastle avant de passer en Ecosse. Grâce à Treddy et à ses propres contacts dans le milieu musical, les Dark Angels allaient y faire une grande partie des dates prévues : Glasgow, Edimbourg, Aberdeen, Inverness et même un concert un peu improbable, en plein air, sur l'île de Skye. Dépaysement garanti, avait dit Treddy. Ils joueraient ensuite à Carlisle, Cardiff et pour terminer, à Liverpool, en septembre, voire à nouveau à Manchester. La date d'entrée en studio, à Londres, se préciserait dans le courant de l'été, mais d'après Gordon, cela ne se ferait pas avant le mois de novembre. Lynn serait donc avec moi et Stair avec Ally lorsque nous ferions toutes les deux notre rentrée à l'école d'infirmières, elle pour sa dernière année et moi, pour la deuxième.

Mais nous étions loin de cette rentrée, en ce début d'été, et je me réjouissais qu'Ally serait avec moi pour accompagner les garçons. Même si Gordon veillait sur eux, je savais que nous n'étions pas trop de deux filles ayant la tête sur les épaules pour leur éviter certains débordements, surtout lorsqu'ils jouaient dans des festivals. Avec le succès émergeant, il était facile de se laisser entraîner par des filles - ce qui était un moindre mal - ou par des dealers, ce qui était beaucoup plus ennuyeux. Mais Gordon avait aussi embauché pour nous accompagner - et pour nous épauler - deux professionnels du service d'ordre. C'étaient deux hommes d'une bonne trentaine d'années - l'un approchait d'ailleurs des trente-cinq ans -, grands et costauds, imposants. Et pas souriants pour un sou. La première fois que je leur avais parlé, j'avais cependant compris que c'était leur métier qui imposait cela et que nous ne parviendrions jamais à les dérider, du moins, pas en présence des garçons. Mais c'était aussi bien : au moins, cela montrait que c'étaient des gens sérieux.

Le concert à Newcastle fut donc le premier après Manchester et, on pouvait le dire, le premier de la mini-tournée. Moins de fans de la première heure, mais déjà des gens qui connaissaient bien le premier album. La salle était bien remplie, cela augurait bien, aussi pour la suite. Même si je ne me faisais pas trop de soucis pour Glasgow et Edimbourg, car les Dark Angels joueraient alors dans des festivals, comme l'année précédente, donc côté public, il y aurait ce qu'il faut, j'étais moins sûre de moi pour les dates en salle, quand ils étaient les seuls à se produire. Il n'y avait en effet pas de première partie pour les accompagner, sauf à Cardiff où un groupe local assurerait ce rôle. Aussi donc, quand je vis que les billets s'étaient déjà bien vendus, je me sentis rassurée.

Ally et moi-même laissâmes tranquilles les garçons qui se posaient dans les loges et partîmes faire un petit tour. Nous avions nos passes et pour Ally, c'était vraiment une première : elle n'avait jamais assisté à un "grand" concert des Dark côté coulisses, contrairement à moi qui en avais déjà vu plusieurs. Nous fîmes un petit tour dans la salle encore vide, croisant quelques techniciens et l'ingénieur du son qui allait les suivre durant toute la tournée. Ils allaient entamer les balances et il discutait avec le régisseur. Puis nous quittâmes la salle et allâmes faire une promenade dans les alentours. Nous finîmes par nous installer en terrasse, pour boire un verre. Nous avions prévu de retrouver les garçons en toute fin d'après-midi, pour un repas léger avec eux avant le concert.

- Tu sembles vraiment à l'aise, Jenna, me fit Ally alors que nous venions de lever nos verres et de boire nos premières gorgées.

Nous avions choisi des jus de fruits, préférant nous montrer raisonnables, sachant qu'on boirait certainement après le concert.

- Comment ça ? fis-je un peu intriguée.

- Oui, ça se voit à la façon dont tu parles avec les gens... Gordon, les malabars, les techniciens... J'imagine que tu ne t'attendais pas à croiser un jour ce genre de personnes !

- Non, c'est vrai, reconnus-je. Depuis que je connais Lynn, je découvre aussi beaucoup de choses, de gens, de métiers dont j'ignorais même l'existence, notamment parmi les techniciens. Mais j'aime ce milieu. Les artistes sont parfois un peu excentriques ou différents, mais les gens qui les entourent sont très professionnels. Sinon, ça ne marcherait pas. Il ne s'agit pas seulement d'avoir un bon groupe sur scène, un chanteur qui a une gueule et une voix, des bons musiciens et de belles chansons - quel que soit le style de musique. Il faut aussi qu'à l'arrière, ça assure : l'ingé-son, les éclairagistes, les roadies...

- C'est vrai, sourit-elle. Je ne pensais pas moi aussi rencontrer toutes ces personnes.

- Je suis contente que tu aies choisi de nous accompagner, dis-je avec sincérité. Pas seulement parce que je me sens moins seule, en tant que fille, à côté du groupe. Mais aussi parce que tu es mon amie et que je suis contente que tu aies décidé de venir pour Stair.

- Il a été persuasif, je veux dire, pour les frais, me glissa-t-elle d'une voix un peu basse. Mais j'ai réfléchi aussi et j'ai pensé que ce serait une bonne occasion de voir de quoi nous étions capables tous les deux, l'un pour l'autre. Et si, moi, je me ferais à ce monde-là, à l'ambiance d'une tournée.

- Ca va être assez cool, dis-je. Moins dur pour eux que celle de l'automne passé. Et ça n'a rien à voir avec ce qui est arrivé.

Je n'avais pas mentionné Ruggy - aussi pour éviter de faire l'amalgame avec Maggie -, mais Ally hocha la tête : elle avait très bien compris l'allusion. Je poursuivis :

- Ils avaient enchaîné les dates, parfois d'un soir sur l'autre. Ca avait été un rythme de dingue, m'avaient-ils raconté après. Snoog m'avait dit qu'il espérait qu'ils ne revivraient pas une tournée aussi dure. Mais que ça avait forgé leur expérience et que cela leur avait non seulement mis le pied à l'étrier en se faisant bien connaître en Grande-Bretagne et en Irlande, mais aussi de mesurer ce que c'était vraiment. Là, ça va être plus tranquille, car ils ne vont pas tant que ça enchaîner les dates, et surtout, ils vont être ensemble, avec Treddy, et ça va leur permettre de mieux recréer l'esprit de groupe.

- Il est gentil, Treddy, me fit Ally. Je l'aime bien. Il est très différent de Ruggy, mais j'ai l'impression que ça fonctionne quand même. Stair me dit qu'il aime bien travailler avec lui, qu'ils ont déjà des idées en commun, une façon proche de composer, d'apporter des éléments. Ca lui plaît beaucoup.

- Oui, je suis d'accord avec ce que tu dis, répondis-je. Moi aussi, j'aime bien Treddy. Il apporte de la mesure au groupe. Ca rétablit l'équilibre par rapport à Ruggy. J'aimais beaucoup Ruggy aussi, fis-je, mais Treddy apporte vraiment autre chose. C'est un autre groupe que nous allons voir émerger, je crois.

- Je crois aussi. Tu sais...

Elle marqua un petit temps d'arrêt, son regard se fit un peu rêveur et prit à la fois une teinte douce et brillante : j'étais certaine qu'elle allait me faire une confidence au sujet de Stair. Je ne dis rien, attendant la suite.

- ... Stair m'a dit que c'était grâce à Treddy qu'il était parvenu à écrire Reviens!. Pour la composition, je veux dire. Il paraît qu'il butait sur quelques éléments mélodiques et que c'était lui qui l'avait aidé. Mais que le rythme, il l'avait déjà bien en tête et que Lynn avait aussitôt embrayé.

- Ils travaillent toujours en groupe pour améliorer les morceaux. Mais je ne crois pas que Stair ait eu besoin de qui que ce soit pour écrire les paroles, fis-je.

- Tu te trompes, Jenna, dit-elle en me fixant droit dans les yeux. Tu te trompes : il a eu besoin de toi.

**

Le concert se déroula bien, mais Ally ne put s'empêcher de verser à nouveau une petite larme lorsque les garçons entonnèrent Reviens !. Je pouvais comprendre son émotion, j'étais moi-même toujours très touchée dès que j'entendais les premières notes de Redemption et que Lynn attaquait son solo de batterie. C'était forcément émouvant de se dire qu'un morceau avait été composé pour nous, que nous faisions partie d'une sorte de "club" de celles à qui des chansons ou des poésies avaient été dédiées.

Après le concert, nous retrouvâmes les garçons dans la loge. Les deux gardiens veillaient, ainsi que le service d'ordre de la salle. Quelques groupies piétinaient déjà non loin de là : Snoog n'aurait que l'embarras du choix encore une fois.

- Comment résistent-ils ? me souffla Ally. Elles sont toutes très mignonnes, complètement hystériques, mais aguicheuses au possible.

Elle fronça les sourcils et ajouta :

- Elles me rappellent quelqu'un...

- N'y pense plus, dis-je en passant mon bras autour de ses épaules. Et fais comme moi : ignore les groupies. Non, il vaut mieux être vigilantes pour d'autres risques. Snoog est un grand garçon, il se débrouille. Et Lynn et Stair ne seront pas intéressés, crois-moi. Nous sommes là.

- Et si, un jour, nous ne sommes pas là ? Qu'ils craquent ? Comment on réagira, après ?

Je soupirai : je m'étais déjà posé cette question et j'y avais répondu au final assez simplement. Je fis part de ces réflexions à Ally :

- Par la confiance, Ally. Nous n'avons pas le choix. Soit on se dit qu'ils nous aiment assez pour ne pas s'aventurer avec une de ces filles, soit si cela arrivait, on pourrait se dire que c'était pas grand-chose. Qu'ils l'auront déjà oubliée. Parce qu'ils reviendront toujours vers nous. Parce que nous ne sommes pas comme elles, à leurs yeux. Nous ne serons jamais comme elles, Ally, et surtout : elles ne seront jamais comme nous. Mais la confiance, c'est primordial.

- Tu crois... Tu crois que Lynn a pu craquer ? Depuis qu'il te connaît, je veux dire ?

Je réfléchis : la question était délicate et il ne s'agissait pas de répondre n'importe comment, ni comme une écervelée, ni avec légèreté.

- Je ne crois pas que cela soit arrivé, Ally. Sincèrement. Mais je ne dis pas qu'il n'a pas dû résister à la tentation. Ca... Surtout avec le rythme qu'ils ont connu pour la précédente tournée, la fatigue, l'adrénaline d'être sur scène, de jouer, de sentir l'enthousiasme du public, de se sentir un peu "flotter" au-dessus de tout, de sentir qu'ils changeaient de vie, aussi. Pas que le succès leur montait à la tête, juste qu'ils changeaient de monde. Tu comprends ?

- Oui. Oui, je comprends, mais... Mais moi, je ne sais pas si je pourrais accorder autant de confiance à Stair, tu sais. Surtout... Surtout après ce qui s'est passé.

- Ally, fis-je en la tournant vers moi et en la reprenant dans mes bras, Ally, ce que vous avez vécu a été une épreuve pour l'un comme pour l'autre. Crois-moi, mais je suis certaine que Stair ne voudra jamais revivre la même chose. Il a souffert, lui aussi, de s'être laissé embarquer. Il sait ce que c'est de se laisser embarquer, et quand il en sentira le risque, je suis certaine qu'il n'avancera pas d'un pas de plus, que tu sois là ou pas, et même si moi, je suis là et que je peux lui dire "fais gaffe !".

Elle hocha la tête, je vis bien qu'elle doutait encore un peu. Peut-être pas de Stair, mais d'elle-même, de sa capacité à lui faire confiance à nouveau. J'insistai donc encore :

- Laisse-toi du temps, Ally. Laissez-vous du temps à toi et à Stair. La confiance reviendra. Sois patiente, souris-je pour terminer.

- Oui, je pense que tu as raison, soupira-t-elle. Bon, allons les retrouver. Sinon, ils vont finir par se demander si nous, nous n'avons pas été embarquées par des beaux mecs.

Nous échangeâmes un regard complice et gagnâmes les loges. Gordon avait déjà rejoint les garçons. Tous les quatre étaient torses nus, ce qui, ma foi, n'était pas du tout vilain à regarder. Je jetai un coup d'œil à Ally et je vis qu'elle appréciait le spectacle autant que moi. Sentant mon regard, elle se tourna vers moi à son tour et nous éclatâmes alors de rire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0