Chapitre 49 : Jenna

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Lynn gara la moto devant le local de répétition. Je vis que Snoog au moins était déjà arrivé, et peut-être Stair se trouvait-il avec lui : ils s'arrangeaient souvent pour venir ensemble. Et, en effet, quand nous entrâmes à l'intérieur, les deux garçons étaient déjà présents, l'ampli basse était allumé, Stair s'échauffait les doigts en faisant des gammes, allant de plus en plus vite, et Snoog, lui, s'échauffait la voix.

Cela me fit plaisir de les voir se préparer, d'entendre quelques notes, même si c'était juste une suite sans queue ni tête. J'étais revenue à quelques occasions les voir jouer, depuis qu'ils avaient décidé de reprendre le groupe, mais j'avais espacé mes visites : je voulais qu'ils se retrouvent tous les trois, pour faire le point, discuter sans ma présence. Ils avaient des choix à faire, des décisions à prendre, et si je pouvais leur apporter mon soutien, ce n'était pas moi qui pouvais faire les choses à leur place.

- Ca va, les gars ? fit Lynn en s'approchant pour leur serrer la main.

- Ouaip, fit Snoog. Et vous ?

- Ca va, répondis-je en lui faisant la bise avant de saluer Stair pareillement.

- C'est bien que tu sois là, Jenna, soupira Snoog. Parfois, j'ai l'impression qu'on tourne en rond ou alors qu'on est trop difficile...

- Ce que vous avez à faire n'est pas simple, non plus, dis-je. Et si je peux vous aider avec un peu de recul, tant mieux.

Il hocha la tête et je croisai le regard de Stair : il avait des pensées similaires.

En attendant que Gordon et le guitariste qu'il avait à présenter arrivent, je fis un tour au frigo : nous avions refait des provisions et j'apportais là quelques pizzas et des bières. Je glissais les premières dans le bac du congélateur et les autres bien au frais. J'avais aussi apporté deux grands pots de compote : je m'efforçais de faire manger les garçons de façon plus équilibrée quand j'étais avec eux. Et ce n'était pas une mince affaire. Parfois, je me demandais si ce n'était pas plus difficile que de trouver un remplaçant pour Ruggy...

Car maintenant que la décision de continuer le groupe était prise, que les trois membres des Dark Angels étaient d'accord sur ce point, restait à trouver la perle rare. Gordon avait déjà présenté plusieurs personnes au groupe. Les deux premiers, je n'étais pas là, voulant les laisser décider seuls. Mais j'avais vite compris que mon avis leur importait, que je pouvais les guider : Gordon d'ailleurs m'avait appelée à l'aide. Et, depuis, j'assistais à chaque présentation de potentielle nouvelle recrue.

C'était ainsi que j'avais assisté à l'éviction propre et nette d'une guitariste pourtant assez talentueuse : musicalement, elle était bonne. Et sans doute qu'au lit, elle l'aurait été aussi. Mais je leur avais rappelé judicieusement qu'elle n'était pas sans points communs avec Maggie et ils l'avaient aussitôt mise de côté. Gordon n'était pas loin de s'arracher les cheveux, car il avait imaginé qu'une fille dans le groupe pourrait apporter un nouvel élan, une touche d'originalité. Ca aurait pu marcher si la fille avait été avec eux dès le début ou si elle avait fait preuve d'un tout autre comportement, mais là, non, ce n'était pas possible. Les deux autres guitaristes dont j'avais pu suivre la prestation n'étaient pas tout à fait au niveau. L'un semblait capable de progresser, l'autre moins. Les garçons étaient hésitants, encore. D'où le fait que Gordon avait contacté cet autre guitariste, originaire de Glasgow.

Lynn s'était installé à la batterie pendant que je remplissais le frigo et alors que je me redressai, j'entendis une voiture s'arrêter devant le local : c'étaient certainement Gordon et notre "invité".

Dès qu'il entra dans le local, à la suite de Gordon, sa guitare enveloppée dans sa housse à la main, Treddy me fit bonne impression. Il n'avait pas du tout l'air arrogant que certains avaient affiché, il paraissait simple d'emblée. Pas tatoué, ou alors, ça ne se voyait pas. Les cheveux longs comme la plupart des hard-rockeurs. Il avait encore le visage un peu enfantin, sans doute était-ce dû au fait qu'il avait de bonnes joues et un regard très doux.

- Bonjour, Jenna, bonjour, les gars, fit Gordon.

Nous lui répondîmes tous presque en chœur.

- Voici Treddy dont je vous ai parlé, fit-il pour le présenter. Il est arrivé de Glasgow ce matin et était très intéressé à l'idée de vous rencontrer. Je vous laisse faire quelques essais avec lui.

- Salut, Treddy, le salua Snoog le premier.

- Salut, Snoog, Stair... fit-il en tendant ensuite la main au bassiste avant de faire quelques pas pour saluer Lynn qui s'était juste levé de derrière la batterie. Lynn... Jenna, ajouta-t-il en revenant vers moi.

- Tu connais nos prénoms ? s'étonna Stair en lui serrant la main.

- Oui... Je vous ai déjà vus jouer en concert aussi, répondit-il.

Cette façon simple de se présenter et de montrer que le groupe l'intéressait me plut beaucoup.

- Que veux-tu jouer ? proposa Snoog.

- J'ai interprété pas mal de choses différentes. J'ai commencé dans un groupe de musique traditionnelle, puis je suis vite passé au rock, expliqua-t-il rapidement. Je me débrouille sur plusieurs morceaux de Maiden et de Motörhead. Et j'ai travaillé quelques-uns de vos morceaux, Lies et Redemption notamment. J'aime beaucoup ce dernier.

Je vis Lynn lever légèrement les sourcils, puis plisser les yeux et le fixer avec attention. Dès qu'on parlait de Redemption, c'était comme si on parlait de moi. De ce fait, il n'en lâchait pas une. Mais, de mon côté, je compris que Treddy ignorait tout de la genèse de cette chanson, mais qu'il l'avait simplement appréciée comme étant une bonne chanson. Peut-être le texte le touchait-il aussi.

- Et bien, va pour Lies... fit Snoog. Si les gars sont ok.

- Ca marche, dit Stair.

Et Lynn répondit simplement en commençant les premières mesures.

Treddy et Stair démarrèrent en même temps, sans hésitation aucune pour le premier. Dès la fin du premier couplet, je compris qu'il était un bon guitariste. Il apportait déjà une touche de sensibilité au morceau dont Ruggy n'aurait pas été capable : Ruggy, c'était une sorte de feu follet, de rage martelée. Treddy, au contraire, savait jouer tout en délicatesse, sans oublier l'énergie quand il le fallait. Ils jouèrent tout le morceau d'une traite. Et Treddy n'avait eu besoin d'aucune partition. Certes, il avait dit avoir travaillé le morceau, mais je trouvais que c'était quand même impressionnant pour un guitariste qui venait rencontrer le groupe pour la première fois.

Il en fut de même pour Redemption. Je connaissais le morceau par cœur, mais j'eus l'impression de le redécouvrir. A la fin, Lynn me lança un petit regard et je lui fis un discret signe de tête. Puis ils décidèrent de jouer un morceau de Motörhead, assez difficile, puis deux de Maiden.

Gordon et moi restions en retrait, il nous arrivait d'échanger un simple regard : notre ressenti était proche, je le devinais. Treddy était en train de se fondre dans le groupe, au moins musicalement parlant. Et, au fil de la session, je vis les traits tendus de Gordon se lisser, son visage retrouver un peu de sérénité. Si, musicalement, le courant passait, c'était déjà un point important. Maintenant, il fallait que l'alchimie entre les quatre personnalités fonctionne aussi.

**

A l'issue de la session, les garçons demandèrent à Treddy s'il restait quelques jours à Manchester. Il leur dit ne pas avoir de projet à Glasgow et pouvoir rester à leur disposition. Ils convinrent de se revoir dès le lendemain pour jouer encore. C'était la deuxième fois qu'un guitariste retenait suffisamment leur attention pour qu'ils lui fassent une telle proposition. C'était de bon augure même s'il ne fallait pas crier victoire trop tôt.

Lynn et moi rentrâmes directement à l'appartement. Et nous discutâmes de la journée. Très vite, je perçus que Lynn était intéressé par Treddy, qu'il avait apprécié sa façon d'être, son sérieux aussi. Et même son caractère. Pour ma part, de ce que j'en avais vu, je trouvais que musicalement, il répondait tout à fait aux attentes du groupe et qu'humainement, il me paraissait capable d'apporter un équilibre. Sans paraître aussi secret que Stair, il était posé comme lui et contrastait ainsi avec les caractères forts, bouillonnants et un peu extrêmes de Lynn et de Snoog. Quand je lui en fis la remarque, Lynn se mit à rire :

- Ah ouais ? J'ai un caractère extrême comme ça ?

- Bien sûr, rétorquai-je en le prenant au mot. T'es un vrai lion, Lynn. Et Snoog, c'est un peu pareil. Le fauve toujours en chasse, l'énergie brute, la puissance. Vous vous ressemblez assez pour cela, tous les deux. En face, si vous le gardez et de ce que je peux en dire ce soir, y'aurait Stair et Treddy. L'équilibre dont vous avez besoin. Calmes et posés tous les deux, s'emportant rarement, du moins pour Stair.

- T'as pas tort, baby, t'as pas tort. Ruggy n'était pas ainsi, ajouta-t-il après une petite hésitation.

- Ruggy apportait autre chose au groupe que vous ne retrouverez pas et, de mon point de vue, qu'il vaut mieux que vous ne retrouviez pas. Il brûlait la vie par les deux bouts. Il n'aurait peut-être pas tenu sur la distance, supporté les exigences de la professionnalisation, même si c'était son rêve et qu'il aspirait à cela.

Lynn hocha la tête, pensif. Je ne voulais pas critiquer Ruggy, mais ce que je disais, je le pensais sincèrement.

- En revanche, il apportait une sacrée énergie au groupe, au point que ça pouvait être déséquilibré, entre Snoog, lui et toi, complétai-je. C'est pour cela que je pense que Treddy est un choix intéressant.

- Qu'as-tu pensé de son interprétation de Redemption ?

- Je l'ai beaucoup aimée. J'ai eu l'impression de redécouvrir le morceau. Certes, cela faisait un long moment que je ne l'avais pas entendu, mais...

Je n'ajoutai rien de plus. Lynn ne me livra pas non plus son sentiment. Puis il me dit simplement :

- On va faire un tour ?

J'acceptai volontiers. Je percevais son besoin de prendre l'air, de se changer les idées et peut-être aussi de réfléchir, à sa façon, à cette rencontre.

**

Je n'allais pas assister à toutes les sessions entre Treddy et les garçons, mais au bout de quelques jours, ils retournèrent voir Gordon tous les trois et lui livrèrent leurs impressions. Ils étaient prêts à travailler avec lui à nouveau. Ils avaient même commencé à reprendre d'autres morceaux, ceux qui pourraient figurer sur un nouvel album, et notamment Dark City. C'était vraiment très encourageant. Treddy accepta de travailler avec eux au moins jusqu'à l'été, et Gordon fixa même une date pour un concert, histoire que tous prennent ou reprennent d'autres marques.

Très vite, Lynn retrouva aussi un rythme de vie plus régulier : il partait en milieu de matinée pour le local de répétition et y restait jusqu'au soir. Le groupe travaillait à nouveau et beaucoup. Treddy était vraiment doué, comme nous l'avions perçu dès le premier jour, et il apprit vite l'ensemble des morceaux du groupe, même s'il lui restait à peaufiner certains arrangements, à apporter ses propres interprétations.

Lorsqu'un jour j'arrivai pour les voir, je fus assaillie par la musique. Les garçons étaient en train de répéter No man's land, une chanson écrite par Snoog lors de leur tournée, après qu'ils avaient joué à Belfast. J'aimais beaucoup cette chanson, car elle parlait d'un sujet grave, mais elle avait aussi une portée politique qui allait au-delà de la dénonciation des conditions de vie de la frange la plus populaire de notre pays. Elle n'était pas non plus une des tranches de vie qu'ils avaient pu connaître. Ou l'évocation de personnes qu'ils avaient croisées. Elle était déjà autre chose. Et l'orchestration en était particulièrement réussie, surtout depuis que Treddy s'était emparé de la mélodie. Il avait beaucoup travaillé avec Stair pour les arrangements, et ce travail commençait à s'entendre.

Treddy était en plein solo et se donnait à fond. Et les trois autres suivaient. Snoog avait les yeux fermés, comme pour mieux ressentir la musique. Stair accompagnait simplement et discrètement le solo et Lynn le rythmait avec juste ce qu'il fallait de présence. Je les écoutai moi aussi avec attention, songeant que cette chanson était déjà le reflet de cette nouvelle formation des Dark Angels.

Mes pas foulaient la poussière

Mes yeux ne voyaient rien

Rien qu'une grande plaine

Un No man's land

On croit qu'il n'y a rien

On croit qu'il n'y avait rien

Rien qu'une grande plaine

Un No man's land

Mais le vent porte des voix

Mais le vent porte des cris

Au-dessus de la plaine

Du No man's land

Ici souffrirent des hommes

Ici moururent des hommes

Epris de liberté et de justice

Loin, bien loin d'un No man's land

Ils ne parlaient pas de vengeance

Ils parlaient de combat

De liberté et d'espérance

Pas d'un No man's land

Leur couleur était le vert

Le vert brillant des collines

Le vert profond de la mer

Pas celui d'un No man's land

J'entends leurs voix

J'entends leurs plaintes

Vous êtes là, mes frères !

Au coeur du No man's land

Et votre vengeance sera

Le rire de vos enfants

Et pas le silence

De ce No man's land

(bis pour le dernier couplet)

Quand ils achevèrent le morceau, je souris et ressentis une émotion bien particulière : le groupe allait renaître. Les Dark Angels avaient trouvé le musicien qui leur manquait.

**

* note : la chanson est inspirée par le mouvement de grève de la faim menée par les prisonniers politiques de l'IRA, mouvement s'étant déroulé à la prison de Mazé aujourd'hui détruite, et le dernier couplet reprend une phrase de Bobby Sands "Notre vengeance sera le rire de nos enfants".

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