Chapitre 48 : Jenna

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C'était un après-midi de printemps. Le ciel était bleu, le soleil brillait. L'air était encore un peu frais, mais on sentait que l'hiver avait trépassé. Depuis deux semaines, je travaillais à nouveau comme aide-soignante dans une clinique de la ville. J'avais déjà pu bénéficier de plusieurs contrats à cet endroit et ça nous aidait considérablement. Les garçons se remettaient tout doucement en selle, reprenant le chemin du local de répétition avec une régularité qui forçait l'admiration, d'autant qu'ils n'avaient pas encore rencontré le ou la guitariste susceptible de remplacer Ruggy. Snoog avait retrouvé l'inspiration, aussi, et j'avais pleuré en l'entendant chanter l'hommage à Ruggy, cette chanson qu'il avait composée lorsque nous étions retournés à Londres.

Nous étions samedi et Lynn me proposa d'emblée une promenade en moto. J'avais commencé à suivre mes cours de conduite, j'y étais très assidue. Cela me faisait du bien et à Lynn aussi, je le sentais, même s'il ne me l'avait pas dit. Mais ce n'était pas pour me rendre sur le circuit d'apprentissage que nous sortîmes ce jour-là. Il m'emmenait dans un endroit où je n'avais encore jamais été, voir des gens que je ne connaissais pas du tout et dont j'ignorais tout.

Nous traversâmes une partie de la ville pour nous rendre dans un quartier populaire fait de longues rues bordées de chaque côté de maisons toutes identiques les unes aux autres. Elles étaient construites en brique rouge, avec un jardinet sur le devant, les mettant ainsi en retrait de la rue. Et, de ce que je pus deviner à un carrefour, il y avait soit une cour, soit un petit jardin derrière. Les voitures stationnées là étaient toutes des voitures bas de gamme, rarement neuves. Les enfants jouaient dans les jardinets ou sur les trottoirs, avec des ballons pour les garçons et des cordes à sauter pour les filles. Nous étions loin des jeux sophistiqués de mes jeunes cousins.

Lynn se gara à peu près au milieu d'une rue, bloqua la moto sur la béquille et me laissa descendre. Je me demandai bien ce qu'on venait faire dans ce quartier. Il rangea nos gants, mon casque dans le coffre arrière et accrocha le sien au guidon, puis nous remontâmes la rue le long d'environ quatre maisons avant qu'il ouvre le portillon de l'une d'entre elles et franchisse les quelques pas qui nous séparaient de la porte. Là, il sonna.

Le jardinet n'était en rien différent de celui des maisons voisines. Un minuscule carré de pelouse, de chaque côté de l'allée, un petit buis qui faisait office de courte haie et un rosier qui tentait de survivre.

La porte s'ouvrit sur une femme d'une bonne cinquantaine d'années, au visage rond, assez forte. Elle portait des cheveux longs, d'un blond cendré, qu'elle attachait en chignon, mais quelques mèches en dépassaient. Elle était vêtue d'une robe à fleurs tout droit sortie des années 50 au moins, avec un tablier sur le devant. Mais elle n'était en rien négligée et la robe avait été soigneusement repassée, de même que le tablier.

Elle ouvrit de grands yeux en reconnaissant Lynn, porta un instant ses mains à son visage, puis l'attrapa par les épaules et le força à lui faire la bise. Il sourit, amusé. Je compris qu'elle ne s'attendait pas du tout à cette visite et qu'elle lui faisait très plaisir. Si c'était l'inconnu total pour moi, c'était vraiment la surprise pour elle, et j'allais vite le découvrir aussi, pour son mari.

- Lynn ! Oh, mais tu aurais pu prévenir que tu allais venir !

- Je voulais vous faire la surprise, me confirma-t-il en répondant. Je vous amène Jenna.

Il s'écarta sur le seuil pour que je puisse m'avancer. Je tendis une main un peu intimidée, car je ne savais pas du tout qui était cette dame. Un instant, l'idée qu'elle était la mère de Lynn m'effleura, puis je songeai qu'ils ne se ressemblaient en rien. Lynn dit simplement :

- Jenna, voici Rosie Donovan.

- Bonjour, Madame, dis-je en lui serrant la main.

- Ah, pas de "madame" ici ! Rosie, c'est mieux ! Entrez, entrez. Jack ! Jack ! Eteins donc cette télé de malheur et viens voir qui nous rend visite !

On entendit une grosse voix caverneuse grogner quelque chose comme :

- Tournoi des six nations... Pilée... Peut pas v'nir à un aut'moment... J'vais rater la transformation...

Lynn pouffa et j'eus moi-même du mal à me retenir de rire.

Rosie Donovan nous avait fait entrer dans un long couloir. De bonnes odeurs de cuisine, soupe et gâteau, arrivèrent à mes narines. Un escalier montait au bout du couloir et trois portes s'ouvraient sur les côtés : deux à notre droite et une à gauche. C'était de la gauche qu'était sortie la voix caverneuse. J'entendis encore quelques commentaires sportifs, puis le son fut coupé et des pas un peu traînants amenèrent jusqu'à nous Jack Donovan.

Il était assez grand et carré, un peu bedonnant. Ses cheveux noirs, coupés courts, se teintaient d'argent sur les tempes. Il avait un visage long, un regard vif et était rasé de près. Il parut aussi surpris que sa femme en voyant Lynn et lui fit l'accolade.

- Alors, mon garçon ! Tu dois avoir un sacré truc à apporter pour que j'accepte d'interrompre un match de rugby !

- Bah, c'est pas l'Angleterre qui joue, fit Lynn comme s'il était bien au courant. C'est Irlande - Ecosse, aucun intérêt.

- Le rugby, c'est sacré, gamin, fit Jack en tendant le doigt vers lui. Qu'importe les équipes en lice ! Bon, allez, que racontes-tu donc ?

- Je voulais vous présenter Jenna, dit Lynn simplement et il s'effaça vraiment pour que je puisse saluer Jack à mon tour.

- Oh !

Et il fut encore plus surpris de me voir que de voir Lynn, je le crus bien. Il me serra la main, mais son regard alla de Lynn à moi en un impressionnant et rapide va-et-vient.

- Ca, c'est une sacrée surprise ! Excuse acceptée pour l'interruption du match ! Bon, Rosie ! Tu nous sers quelque chose !

Rosie sortit de la cuisine avec un plateau sur lequel se trouvaient quatre tasses, une théière et un cake fait maison coupé en tranches.

- Tu prends le goûter des gamins ? fit Jack.

- Ils mangeront des biscuits, pour une fois, dit Rosie. J'ai mis une tranche de côté pour chacun.

- Ah... fit simplement son mari en se réinstallant dans son fauteuil.

Le salon était une belle pièce, il devait faire toute la longueur de la maison. Une fenêtre donnait sur la rue et c'était de ce côté que les Donovan avaient installé le coin salle à manger, avec une table ovale et six chaises, un buffet bas. L'autre côté donnait sur la cour, derrière la maison, et ce fut là que nous prîmes place. Je compris bien vite que le salon devait être le "coin" de Jack, comme la cuisine était celui de Rosie. Il avait là son fauteuil, sa télé et un petit meuble bar où se trouvaient quelques bouteilles d'alcool bon marché.

- Alors, Lynn, comment vas-tu ? Et que fais-tu, Jenna ? De la musique, toi aussi ? demanda Jack soudain devenu très disert.

- Non, répondis-je. Je poursuis des études d'infirmière, mais j'ai dû m'interrompre cette année. Je vais reprendre à la rentrée prochaine. Là, je travaille. J'ai pu décrocher des contrats pour des remplacements dans une clinique, comme aide-soignante. Ca me permet d'apprendre aussi déjà beaucoup de choses qu'on ne voit pas en cours.

- Ah oui, fit Jack.

- C'est un beau métier, infirmière, renchérit sa femme avec une pointe d'admiration dans la voix. On en a toujours besoin...

Et sur cette vérité, elle nous servit le thé.

**

A ma grande surprise, Lynn se montra assez loquace avec Jack et Rosie. Il leur parla du groupe, de l'accident de Ruggy, des difficultés et des choix qu'ils allaient devoir faire. Il leur donna aussi des nouvelles de Stair et de Snoog et je compris que les Donovan les connaissaient assez bien.

- Il faut continuer, dit Jack à un moment. Faut pas que vous lâchiez maintenant. Vous êtes bien partis.

- Oui, dit Lynn, c'est c'qu'on s'dit et c'que Jenna me répète souvent aussi. Faut aller de l'avant. Snoog compose à nouveau, moi pas. J'y arrive pas. Mais je joue beaucoup, en revanche. Je vais quasiment tous les jours au local, même si j'y suis souvent seul. Enfin, depuis deux semaines, Stair y vient plus souvent. On retravaille des morceaux qu'on n'a pas pu mettre sur le premier disque, on se dit que, p't-être, ils pourraient figurer sur le deuxième... Mais c'est encore loin. On sait pas quand on s'sentira capable de retourner en studio. Et, de toute façon, il nous faut un aut' gratteux et c'est pas facile à trouver.

- Vous avez rencontré des gars ?

- Oui, et même deux filles, mais c'est pas du tout passé avec elles. L'une était pas au niveau et l'autre pensait plus à se faire Snoog qu'à jouer. Donc on a laissé tomber très vite. On n'était pas contre, au départ. J'veux dire, d'avoir une fille avec nous... Gordon a encore des gars sous l'coude, on devrait en voir un la semaine prochaine. Il vient de Glasgow. Il a joué dans plusieurs groupes, dont un de musique traditionnelle. D'après Gordon, il a un sérieux bagage et il aime le hard-rock. Il est intéressé. On verra...

Lynn m'avait parlé de ce guitariste. Quand j'avais vu Gordon, un soir dans la semaine, il m'avait glissé à l'oreille : "J'espère qu'il va faire l'affaire, Jenna, car je commence à être à sec de gars à leur proposer... Il va falloir qu'ils se décident." J'espérais donc que ce musicien pourrait convenir et si musicalement, il était de bon niveau, qu'il s'entendrait avec les trois garçons.

Puis la conversation changea totalement de sujet et j'y portai vraiment attention : j'allais, sans le savoir, découvrir beaucoup sur Lynn.

- Et vous, comment ça va ? demanda Lynn. Vous avez combien de gamins en ce moment ?

- Deux, répondit Rosie. Toujours Lucie, elle est mignonne. Et puis, un garçon. Il a sept ans. Il est arrivé il y a trois mois. Il n'est pas facile, mais on a vu pire.

Lynn hocha la tête et eut un petit sourire entendu.

- Et Gillian ?

- Il est parti il y a six mois. Il travaille comme apprenti dans un garage. Il aime ça, la mécanique. Et ça lui convient bien. Il a pu prendre un petit appartement, mais il est toujours sous tutelle. Ca vaut mieux, il est incapable de gérer un budget, soupira Rosie. On a fait de notre mieux... Sinon, parfois, on a un gamin qui passe, qui reste quelques semaines et repart. Ca va, ça vient. Ca dépend...

Je compris qu'ils étaient une famille d'accueil pour les enfants qu'on avait retirés à leurs parents, pour une raison ou une autre, et parfois, juste pour une période un peu difficile. Dans les familles mono-parentales, quand la mère - c'était le plus souvent elle qui avait la charge des enfants - tombait malade, devait se faire hospitaliser... Il n'y avait pas toujours de la famille à pouvoir les prendre en charge.

A ce moment, une fillette d'une bonne dizaine d'années entra dans la pièce et demanda :

- Je peux goûter ?

- Oui, Lucie, dit Rosie. Mais va chercher Tim. Je vais vous installer dans la cuisine. On a de la visite. Tu dis bonjour. Tu reconnais Lynn ?

- Oui, dit-elle en souriant.

Et elle se dirigea sans hésiter vers lui et lui fit la bise sur la joue. Puis elle se tourna vers moi et dit :

- Bonjour.

- Bonjour, Lucie, répondis-je. Je m'appelle Jenna.

- Bonjour, Jenna.

Puis elle ressortit de la pièce et nous l'entendîmes ouvrir la porte de la rue et sortir. Elle revint bien vite, sans doute que le petit Tim s'était trouvé à proximité, à jouer avec d'autres enfants. Rosie s'occupa d'eux. Nous terminâmes notre thé avant de prendre congé.

- A bientôt, Lynn, dit Jack en nous raccompagnant jusqu'à la porte.

- Reviens nous voir quand tu veux. Et avec Jenna, bien sûr, insista Rosie. J'étais heureuse de faire ta connaissance, me dit-elle en me faisant la bise avec un naturel désarmant. Prends bien soin de ce gaillard. C'est un bon gars.

- Je fais de mon mieux, oui, souris-je. Et je sais que c'est un bon gars.

- Bon, ça va... grogna Lynn en cachant - mal - un éclat de fierté dans son regard. Je vous donnerai des nouvelles !

- Oui, oui... répondirent-ils.

Et nous quittâmes la maison. En refermant le portillon, je leur adressai un dernier petit signe de la main. Lucie et Tim les avaient rejoints sur le seuil et me répondirent d'une main : de l'autre, ils tenaient chacun une tranche de cake.

**

Nous rentrâmes presque directement chez nous, Lynn s'arrêtant juste pour nous prendre deux parts de fish'n'ships pour notre repas du soir. Nous garâmes la moto dans son box, puis remontâmes en silence jusqu'à l'appartement. Je ne savais trop comment parler à Lynn de notre visite. Je me posais beaucoup de questions au sujet des Donovan, et si j'entrevoyais quelques réponses, je n'étais sûre d'aucune. Lynn ne m'avait jamais parlé de son enfance, de sa famille. La seule fois où j'avais voulu aborder la question, alors que nous ne sortions ensemble que depuis quelques semaines à peine, c'était juste avant la Noël. Je lui avais dit que je rentrais à Londres pour passer les fêtes avec ma famille et je lui avais demandé s'il verrait ses parents à cette occasion. Il m'avait juste répondu qu'il ne voulait pas parler de ses parents. Son ton avait été suffisamment sec et son air suffisamment fermé pour que je n'aborde plus jamais la question. Mais là...

Je refermai la porte derrière moi et alors que Lynn gagnait la cuisine pour déposer notre repas, j'ôtai mes bottes et mon blouson. Puis je le rejoignis alors qu'il prenait une bière.

- T'en veux une ?

- Oui, volontiers. On mange tant que c'est chaud ?

- Ouaip, si tu veux.

Nous nous installâmes dans le salon, avec deux grandes assiettes dans lesquelles il avait déposé le poisson et les frites. Il se saisit d'un pot de sauce pimentée, juste pour lui. Moi, je préférais manger nature.

Alors que je me demandais encore comment aborder les choses, Lynn me dit :

- C'est chez Rosie et Jack que j'ai grandi. J'ai été placé chez eux à l'âge de dix ans. Ils en ont eu de la patience... J'étais tout sauf un gamin facile. Tim, à côté, ça a l'air d'être de la crème, quoi qu'ils en disent. J'ai dû être un des pires qu'ils aient eus.

- Tu es resté longtemps chez eux ?

- Jusqu'à mes dix-huit ans. Que je sois majeur. Je bossais déjà depuis deux ans quand je suis parti. Des petits boulots au début, puis les boulots dont personne ne veut. Eboueur, laveur de carreaux, et enfin, le supermarché. C'est grâce à eux que j'ai pu faire de la musique, aussi. Rosie, elle avait vite compris. Quand je suis arrivé chez eux, j'avais un sac avec trois fringues dedans et un paquet de lessive sous le bras. Et deux cuillères en bois. Elle m'a laissé taper dessus le temps nécessaire, même si ça agaçait Jack au possible. En fait, tant que Jack était au boulot, après mon retour de l'école, elle me laissait faire. Les devoirs, ça passait après. J'ai pu jouer avec la fanfare du quartier. Il y avait une école de musique, c'était pas cher. Là, j'ai été un peu canalisé. Et Stair était avec moi. On s'est connu là. Il habitait dans le quartier.

- Je comprends. Et... Et... avant ?

- Y'a pas d'avant, baby, me dit-il avec sérieux. Avant, c'était juste la merde et l'enfer en même temps.

Je hochai la tête en le fixant. Je ne voulais pas poser des questions qui auraient réveillé des moments douloureux ou pénibles pour lui. La vérité, je l'apprendrais un autre jour. Mais j'en savais déjà beaucoup plus depuis cet après-midi.

- J'ai pas d'famille, reprit-il. Et si je dois en avoir une ou quelque chose qui puisse y ressembler un peu, c'est eux.

Et ses derniers mots sonnèrent de telle façon que je compris que c'était la fin de la discussion.

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