Chapitre 26 : Jenna

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- Jenna, j'aimerais que tu m'expliques ce que c'est que ceci.

J'étais assise dans le bureau de mon père, dans un des fauteuils. Il se tenait debout devant moi et me tendait un papier qui se révéla vite être un relevé de mon compte bancaire. Je pris le papier et le regardai lentement. Mon premier regard fut pour le solde, ouf tout allait bien, j'étais toujours en positif. J'étais assez vigilante de toute façon, sachant que j'avais une bonne somme. Mes parents me faisaient en effet un virement chaque mois pour me permettre de subvenir à mes besoins à Manchester. Mais dans "subvenir à mes besoins", je compris sans rien dire, juste en lisant les lignes, que "dormir à l'hôtel à Nottingham ou à Caernarfon", "faire de l'essence à Cardiff" ou encore "payer dans un magasin s'appelant Motoshop" ne devaient pas y figurer.

- Et bien... dis-je pour commencer, mais en m'interrompant un instant, car je ne voyais pas ce que je pouvais ajouter.

Devais-je mentir lamentablement ou dire la vérité ? Ou un entre-deux ? Parler de Lynn à mes parents... J'y avais pensé plus d'une fois, mais je craignais leur réaction. Je me décidai donc pour une vérité incomplète.

- Et bien, repris-je avec cette fois une voix plus assurée en lui rendant son regard, avec des amies, nous avions décidé de passer deux week-ends au Pays de Galles, histoire de changer un peu d'air et de découvrir ces endroits. On travaille dur, dans la semaine, et on voulait relâcher un peu la pression.

- Hum, fit-il. Excuses valables. Mais tu aurais pu nous prévenir que tu partais en excursion. Au moins, nous aurions su où tu étais. Tes... amies... Vous étiez combien ?

- Trois, avec moi. Ally et Nora. Je vous ai déjà parlé d'elles et...

- Oui, je vois. Elles ne sont pas vraiment de notre milieu, mais elles ont l'air sympathique et travailleur.

- Elles le sont papa.

Je faisais de mon mieux pour garder la conversation sur ce thème, espérant éviter les questions sur le magasin de moto. Là, je devais bien le reconnaître, je ne savais pas quoi inventer. Faire passer des escapades pour suivre les Dark Angels en concert pour des week-ends de détente et de visites était une chose, broder une excuse valable pour un achat conséquent dans un magasin de moto en était une autre. Cela dit, j'étais très contente de mon blouson, et de l'équipement qui allait avec. Et je préférais avoir mes affaires que des secondes mains portées par je ne savais trop qui avant moi. Je ne voulais rien savoir de ce qu'il y avait eu "avant moi". Lynn, de toute façon, n'aurait pas répondu à mes questions. La seule chose dont j'étais certaine, c'était qu'il n'était jamais sorti avec Maggie. Il était le seul du groupe dans ce cas, puisqu'après avoir été larguée par Snoog qu'elle fatiguait (mais Snoog se fatiguait vite d'une fille, cela aussi, je l'avais bien compris), Maggie sortait maintenant avec Ruggy. Il avait l'air de tenir à elle. Cela me dépassait un peu, tant elle était volage. Je craignais le jour où tout serait fini avec lui : il ne lui resterait plus alors qu'à s'attaquer à Lynn. Et ça, ça ne me plaisait pas du tout. Mais je n'allais pas raconter tout cela à mon père... Mon père qui continuait à me fixer avec circonspection.

Il reprit le relevé, fit quelques pas pour s'asseoir dans le fauteuil en face du mien.

- Et pour ces achats dans un magasin de moto ? Ces quelques notes dans un pub de Manchester ? Ou de Liverpool ? Hum ? Encore un besoin d'un moment de détente, je suppose ? Ou alors, tu t'es fait voler ta carte bleue pour qu'il y ait une telle dépense dans ce magasin ? Qu'est-ce que tu nous caches, Jenna ?

- Très bien, dis-je. Je vais chercher maman.

Car quitte à devoir sortir le morceau, autant le faire face aux deux en même temps. Qu'ils entendent au moins MA version. Tous les deux. En même temps.

Je sortis du bureau sans refermer la porte derrière moi, pris le couloir pour rejoindre l'escalier menant au rez-de-chaussée. Je gagnai le petit salon où maman se trouvait à cette heure. Après le repas du midi, elle aimait y passer un moment, à lire ou à broder. Parfois aussi, elle s'installait dans son propre bureau pour rédiger quelques courriers.

- Maman ?

- Oui, Jenna, fit-elle en arrêtant sa lecture.

Je jetai un vague regard à la couverture : ma mère était plongée dans un roman de Danielle Steel. Ben tiens. J'allais lui en faire voir du roman à l'eau de rose, moi. Je sentais que ça allait moins lui plaire que dans ses livres.

- Je voudrais vous parler à papa et toi. Peux-tu venir ?

Elle se leva, mit son marque-page avant de refermer son livre et le déposer sur le guéridon voisin. Danielle Steel allait pouvoir attendre longtemps.

**

Mon père n'avait pas quitté le fauteuil et tenait toujours mon relevé bancaire dans ses mains. Il se leva quand ma mère entra. Elle prit place dans le fauteuil où je me trouvais précédemment. Ils échangèrent un long regard. Je compris qu'elle était déjà au courant des doutes de mon père, du fait que j'avais dépensé de l'argent dans des endroits incongrus. Et qu'ils soupçonnaient tous les deux quelque chose. J'avais réfléchi le temps de descendre l'escalier et de rejoindre le salon. Le mieux était de dire la vérité. Elle serait dure à entendre pour eux, je ne savais pas ce qu'ils en penseraient, ce qu'ils feraient. Deux choses étaient cependant sûres pour moi : j'aimais Lynn et n'avais nullement l'intention de le quitter ou de mettre fin à notre relation, de quelque façon que ce soit, et je voulais poursuivre mes études. C'était important et ce serait peut-être cela qui nous permettrait de vivre, même modestement, même d'une façon bien différente de ce que je connaissais jusqu'à présent, en attendant que le groupe puisse passer professionnel. Et même à ce moment-là, tous quatre n'étaient pas assurés de pouvoir gagner correctement leur vie. Que moi j'aie un travail sûr serait un plus. Et puis, indépendamment de tout cela, ces études me passionnaient.

- Jenna souhaitait nous parler, Dorothy.

- Bien, dit ma mère.

Elle se tenait le dos bien droit, dans cette attitude un peu froide qu'elle avait toujours eue. Un instant, en les regardant tour à tour, j'eus le sentiment qu'ils étaient d'une autre époque. Ils représentaient le monde dans lequel j'avais grandi. Pas celui dans lequel je voulais vivre. Cette vérité m'étreignit le cœur, fit descendre un courant froid dans mes veines. Ce qui nous séparait n'étaient pas les quelques dessins du tapis persan hors de prix, mais une faille au moins aussi large que celle de San Andréas.

J'avais besoin de courage pour leur parler et je revis Lynn à la fin du concert à Liverpool, lorsqu'ils avaient joué pour la première fois sur scène Redemption. Ce morceau qui était pour moi. Ce morceau qu'il avait écrit pour moi. Et qu'il interprétait pour moi seule, sur scène. Les quatre membres du groupe avaient décidé d'un commun accord que chaque concert se terminerait dorénavant par ce morceau. Il portait le coup de grâce au public et laissait déjà entendre ce qu'il deviendrait : un tube. Pour moi, il apportait aussi de la lumière aux spectateurs : chacun pouvait y voir une lueur d'espérance. Ca me semblait important. Les Dark Angels n'apportaient pas que de l'énergie ou n'exprimaient pas seulement ce que beaucoup ressentaient, face aux conditions de vie, face aux défis de notre monde. Avec ce morceau, ils prouvaient qu'ils pouvaient aussi chanter l'espoir.

Penser à Lynn me permit de parler avec courage. Ma voix était posée, calme. Même si mon cœur battait la chamade : j'avais le sentiment de jouer ma vie. Et ce n'était pas sans me rappeler ce jour où Lynn m'avait emmenée à Fleetwood et que nous nous étions embrassés pour la première fois. Ce jour-là aussi j'avais franchi une limite.

- Papa, maman, je vais vous expliquer ce que sont ces dépenses. Oui, j'ai été à Nottingham et à Cardiff. Oui, j'ai eu le temps de visiter un peu ces deux villes, mais ce n'était pas pour cette raison que je m'y suis rendue. J'y étais avec des amis, garçons et filles. Et mon petit ami. Il s'appelle Lynn et il est musicien. Il se produisait en concert, avec son groupe, dans ces deux villes. Il jouera aussi à Newcastle, Liverpool et Salisbury dans les prochaines semaines. Et à Edimbourg en juillet. C'est une mini-tournée. Et...

- Un petit ami ? s'étrangla ma mère.

- Un musicien ? s'étonna mon père.

- Oui, j'ai un petit ami et il est musicien, répétais-je comme s'ils avaient besoin que je leur réaffirme mes propos.

Mes parents échangèrent un regard. Mon père prit une longue inspiration. Le front de ma mère s'était plissé et ce n'était pas beau à voir. Je craignais sa réaction quand elle en saurait plus. Je décidai de poursuivre avant qu'ils ne me posent d'autres questions et que je ne m'égare. Je ne voulais pas m'emmêler les pinceaux dans mes explications.

- Et puisque vous voulez tout savoir, il joue de la batterie dans un groupe de hard-rock. Ils commencent à rencontrer un certain succès...

Je ne pus poursuivre. Tant pis pour les détails sur mes achats au Motoshop. Je devais reconnaître que, à cet instant, ça devait être le cadet de leurs soucis et interrogations. Mon père se leva, fit le tour de son fauteuil et s'appuya, bras tendus, sur le dossier. Et il explosa. Oh, pas d'une colère qui faisait perdre toute raison. Non, de cette colère froide et cinglante qu'il savait si bien maîtriser et qui pouvait le rendre si insensible et si dur.

- Très bien, Jenna. Un petit ami batteur dans un groupe de hard-rock. Heureusement que nous ne sommes pas le 1er avril. J'aurais presque été tenté de te croire. Je suppose qu'il a les cheveux longs, tellement de percings aux oreilles qu'on ne peut les compter et qu'il est tatoué de partout. Cela doit être fort laid. Et, bien entendu, il ne travaille pas et compte bien profiter de ton argent pour se laisser vivre. J'imagine que l'hôtel, tu l'as payé pour lui aussi ?

Je ravalai la boule de dégoût qui venait de naître dans ma gorge.

- Non, tu te trompes sur toute la ligne, papa. Lynn a juste un anneau à l'oreille. Un seul. Et...

- Epargne-moi les détails, veux-tu ! siffla-t-il.

- Quelle horreur ! s'écria ma mère en même temps.

Je levai les yeux vers le plafond. J'étais désespérée : cette conversation tournait au vinaigre. J'aurais dû choisir la voie du mensonge. Mais je m'en serais peut-être encore plus mal tirée.

- Nous allons considérer cela comme une passade. Je t'interdis de revoir ce garçon. Je ne veux plus en entendre parler et je ne veux plus contribuer pour le moindre centime...

Les larmes me montaient aux yeux. Je ne voulais rien entendre de plus. S'il croyait que j'allais cesser de voir Lynn juste parce qu'il en avait décidé ainsi ! J'étais majeure. J'allais avoir vingt ans dans trois mois. Que pourrait-il empêcher ?

- Je l'aime ! hurlai-je. Et il m'aime ! C'est tout ce que j'ai à vous dire !

Et je tournai les talons, sortis du bureau. Je ressentis une pointe de fierté à être parvenue à fermer la porte sans la claquer. Et je montai directement dans ma chambre.

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