Chapitre 20 : Jenna

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Tout s'était fait finalement assez naturellement et simplement. Et c'était très certainement une suite logique de ce que j'avais vécu depuis mon arrivée à Manchester, de ce que les garçons et le groupe avaient vécu aussi au cours de ces quelques mois. En sortant avec Lynn, j'étais entrée, pas à pas, dans son monde. Et son monde, c'était essentiellement la musique, les Dark Angels. J'avais découvert des groupes et des musiciens, un style de musique que je n'aurais jamais écouté si je ne l'avais pas rencontré. Je m'étais ainsi familiarisée avec la voix presque gutturale de Lemmy, avec les riffs de guitare endiablés d'Angus Young et je parvenais très bien désormais à suivre la ligne de basse de Steve Harris. Mais je prêtais aussi grande attention au jeu des batteurs, Nicko McBrain, Clive Burr, Dave McClain ou encore Ian Paice. J'essayais souvent, en écoutant jouer Lynn, de sentir lequel avait pu l'influencer, mais il changeait assez régulièrement de façon de jouer, selon les morceaux, même s'il avait une prédilection pour un jeu énergique qui ne manquait pas cependant d'une certaine sensibilité, notamment dans sa façon de faire frémir les cymbales.

Ce fut peu après notre première fois que je découvris le local de répétition. C'était un soir de semaine, j'avais fini tôt à cause de l'absence d'un professeur et Lynn m'avait alors proposé de l'y rejoindre. Nora, qui était venue en voiture ce matin-là, me déposa à proximité et je trouvai les lieux assez aisément, même si c'était dans une zone un peu déserte d'une friche industrielle : c'était le seul endroit d'où de la lumière filtrait par deux fenêtres et le seul aussi devant lequel deux voitures et la moto de Lynn étaient stationnées.

J'entrai discrètement, pour ne pas les déranger, mais Lynn leva aussitôt les yeux, à peine j'avais franchi le seuil. Il eut un petit sourire, mais ne s'arrêta pas de jouer. Les trois autres me tournaient plus ou moins le dos, lui faisant face.

Je repérai une chaise sur le côté, près d'une simple table en formica. J'y pris place et observai les lieux. Ce n'était pas un très grand hangar, plutôt une sorte d'ancien entrepôt qui avait même pu servir de bureau à une certaine époque. C'était propre, le plafond, plat, était recouvert de carrés d'isolant ; les murs étaient en plaques de bois peintes en gris clair et surtout couvertes de grandes affiches de concert ou de promotion d'albums : je reconnus là le même poster qui figurait au-dessus du lit de Lynn mais en plus petit, celui de Motörhead. Mais il y avait aussi d'autres groupes dont les noms ne me disaient rien, comme Sepultura ou Black Sabbath. La porte, seul accès au lieu, était large et permettait de faire sortir aisément le matériel et notamment les éléments de la batterie et les amplis. Il y en avait deux, un pour Stair et un pour Ruggy. Le micro de Snoog était branché sur l'un d'entre eux.

A côté de la batterie se trouvait une sorte de petit comptoir collé au mur et, au bout, un réfrigérateur en parfait état de marche : et même sans l'avoir ouvert, je devinai qu'il devait contenir une bonne réserve de bières, ce dont j'eus la confirmation quand les garçons cessèrent de jouer et que nous bûmes tous les cinq une bouteille avant de partir.

Mais après avoir regardé le décor, mon attention se porta sur le groupe. Je les avais déjà vus plusieurs fois sur scène, mais c'était donc pour moi une première pour une répétition. Ils étaient tous beaucoup plus calmes, plus posés qu'en concert. Ce fut ce qui me frappa vraiment, alors que la répétition avait dû commencer en début d'après-midi. Cela devait bien faire deux ou trois heures qu'ils jouaient.

Ils ne répétaient pas vraiment un morceau, mais enchaînaient des suites d'accords. Lynn jouait une base rythmique assez simple, Stair y collait une gamme d'accords et Ruggy plaçait la mélodie. Je compris plus tard, grâce aux explications de Lynn, que Ruggy s'entraînait pour un solo. Le but était de lui favoriser le travail, de lui permettre d'improviser, de trouver des enchaînements mélodiques convenables. Snoog, lui, ne faisait pas grand-chose, mais observait avec beaucoup d'attention les trois autres, et surtout Ruggy. Je me doutais qu'il n'hésiterait pas ainsi à livrer ses impressions.

A un moment, - je ne saurais dire si Ruggy en avait un peu assez de jouer ou s'il avait simplement envie de s'amuser -, il se lança dans un long riff, puis cessa en reprenant une mélodie très simple et lança :

- A toi !

Stair enchaîna alors avec son propre solo. Je l'avais déjà entendu sur scène, même si c'était plutôt Ruggy qui en faisait, ce qui correspondait aussi à la place du guitariste dans un groupe. Et je me dis que c'était dommage que Stair ne fasse pas plus souvent de solo sur scène, car il déployait là vraiment toute sa maîtrise, toute sa technicité. Sans en avoir l'air, Lynn accéléra un peu le rythme, changea aussi de son : il jouait maintenant de façon un peu plus tonique. Ruggy se contentait de quelques notes sans fioritures : la mélodie, cette fois, c'était Stair qui la portait, qui l'apportait.

**

A la fin du solo, Ruggy fut le premier à cesser de jouer, Stair poursuivit sur quelques notes, puis Lynn marqua la fin par de légers coups sur les cymbales. Le silence se fit alors et j'eus envie d'applaudir. Je me retins, ne sachant pas si cela perturberait ou pas les garçons. Mais Lynn me lança :

- Alors, baby, t'en penses quoi ?

- J'en pense que Stair devrait jouer plus souvent des solos sur scène, répondis-je avec franchise.

Les garçons s'étaient tous tournés vers moi, après la question de Lynn, et je compris qu'ils avaient remarqué ma présence, car aucun ne parut surpris de me voir. Snoog eut un petit sourire et dit :

- Tu vois, vieux, même Jenna est d'accord.

Puis il se dirigea vers moi, me tapota sur l'épaule et dit :

- Merci, Jenna. Je me tue à dire à ce grand escogriffe qu'il faut qu'il se lance plus souvent, mais, bien entendu, il se fiche de mon avis comme de son premier biberon. Une tête de mule... Ca va, toi, beauté ?

Je lui souris avec amusement : même si j'étais la petite amie de Lynn, Snoog ne pouvait pas s'empêcher de faire des compliments qui tenaient plus du discours de drague que d'autre chose. Instinctivement, je savais qu'il agissait ainsi avec toutes les filles, même si elles étaient les petites amies de ses copains. C'était dans sa nature, comme un réflexe pour lui. Chanter et plaire aux filles étaient son crédo, sa façon de vivre.

**

Durant notre petit échange, Lynn s'était levé, Stair et Ruggy avaient débranché leurs instruments. Stair passait un coup de chiffon sur les cordes, les inspectant avec attention. Sa basse était un très bel instrument, en bois, et je comprenais bien le soin qu'il y apportait. La guitare de Ruggy avait une forme très moderne, blanche avec une grande flamme rouge et orangé qui la couvrait en grande partie. Je trouvais que ces instruments ressemblaient bien aux deux musiciens, du moins de ce que je connaissais d'eux.

Lynn me rejoignit, m'obligea à me lever et m'embrassa sans façon. Je m'efforçai de ne pas rougir, mais je remarquai, après notre baiser, que les trois autres n'avaient pas du tout porté attention à nous.

- Tu vas bien, baby ? me demanda Lynn qui me tenait toujours enlacée.

- Oui, bien. Et toi ?

- Ca va aussi. C'était une bonne répétition.

- Vous pensez être prêts pour Liverpool ? demandai-je.

- Pas mal, oui.

A cet instant, Snoog nous apostropha :

- Une bière, les deux collés ?

- Yep, répondit Lynn pour nous deux, sans me lâcher malgré la remarque de son ami.

Deux secondes plus tard, deux bouteilles bien fraîches passaient devant notre nez. Lynn en attrapa une, je saisis la deuxième. Nous trinquâmes avant d'avaler nos premières gorgées. Stair s'approcha à son tour, ramenant deux chaises, Ruggy de même. Nous prîmes place plus ou moins autour de la table, Snoog et Stair étendant leurs longues jambes, comme pour se détendre.

Nous discutâmes de la répétition un moment. Les garçons échangeaient toujours beaucoup après coup, Lynn me l'avait dit. Les discussions représentaient une part importante de leur travail. Ils réfléchissaient aussi à l'agencement des morceaux qu'ils joueraient à Liverpool, et surtout, ils hésitaient sur deux ou trois enchaînements. Il leur restait encore quelques jours pour peaufiner leurs préparatifs, et je compris vite que Lynn et moi n'allions pas pouvoir nous voir d'ici le concert : ils allaient occuper leurs prochains après-midis et soirées à le répéter.

Ruggy me demanda si j'allais venir à Liverpool et j'acquiesçai : je ne voulais pas manquer ce premier concert sur une plus grande scène et devant un public élargi et connaisseur. Je voulais me rendre compte moi aussi de ce que cela donnerait et j'avais bon espoir qu'ils puissent réaliser une belle prestation : je les en savais capables.

- Maggie s'ra là aussi, fit Snoog. Elle viendra avec moi.

Les autres hochèrent la tête. J'avais eu l'occasion de la croiser, après des concerts dans des pubs. Snoog sortait avec elle, mais il me semblait qu'il ne lui était pas très fidèle : il ne s'était pas privé de partir avec une autre fille à l'occasion. Cela me déroutait un peu, cette façon de faire. Et il m'arrivait de me demander si Lynn faisait pareil. Mais à aucun moment, depuis que nous avions fait connaissance, il ne m'avait laissé penser ou donné l'impression qu'il voyait d'autres filles que moi. J'étais quasiment certaine que, les soirs où on ne se voyait pas, il était soit en répétition avec le groupe, soit chez lui, seul. Mais le comportement de Snoog n'avait pas l'air de choquer ou de déranger les trois autres. D'ailleurs, j'avais déjà vu Stair ou Ruggy repartir avec des filles qu'on ne revoyait jamais ensuite. J'étais la seule, avec Maggie, à être là régulièrement. La seule avec les amies de leurs copains, celles et ceux que l'on voyait à chaque concert et avec lesquels j'avais aussi commencé à me familiariser.

Mais je ne mesurais pas encore que c'était bien le seul point commun que je pouvais avoir avec Maggie.

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