Chapitre 3 : Lynn

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Lynn descendit d'un pas tranquille l'escalier de son immeuble, se dirigea vers la moto. Après le concert de la veille, il avait envie de faire un tour. Il retrouverait les trois autres demain après-midi pour parler de leur prestation. Et reprendrait le travail le matin, de bonne heure. Décharger des camions de livraison pour le supermarché du coin. Un boulot de merde, qui payait mal, mais ça lui suffisait pour vivre. Ca et d'autres petits boulots, enchaînés au fil des années, lui avaient permis d'économiser assez pour se payer sa batterie, ajouter des éléments au fur et à mesure. Elle correspondait désormais tout à fait à ce qu'il voulait jouer. Bien sûr, il pourrait la rendre plus imposante, plus complexe. Cela viendrait en son temps.

L'autre chose qu'il était content d'avoir pu se payer, c'était la moto. Une belle cylindrée, assez puissante sans être une bête de circuit. Il pouvait ainsi être autonome pour ses déplacements. Et pour les concerts, Ruggy avait la camionnette pour transporter les instruments, les amplis. Au final, même si aucun d'eux ne roulait sur l'or et qu'il arrivait qu'ils s'entraident en cas de difficulté pour l'un ou l'autre, ils parvenaient à mener leur projet : le groupe.

Le concert de la veille, au Blue Limon, était un de ces petits concerts qu'ils appréciaient de donner. Pour l'heure, ils se produisaient assez fréquemment dans les pubs ou petites salles de Manchester, Liverpool et des environs, allant jusqu'à Chester, Sheffield ou même Leeds. Ils étaient assez connus sur le secteur et leur public répondait toujours présent. C'étaient pour beaucoup des amis, des connaissances. Depuis environ six-huit mois, le bouche-à-oreille fonctionnait de mieux en mieux. Ils remplissaient toujours les salles où ils se produisaient, même en-dehors de Manchester. Et pour Lynn, c'était bon signe : la sauce commençait à prendre, même si la scène hard-rock n'était plus ce qu'elle était. De grands groupes, des "dinosaures", et tout un tas de petits groupes, comme eux. Mais plus vraiment de "locomotive". C'était ainsi, mais le public anglais restait curieux et c'était leur chance.

"C'était quand même marrant, cette discussion avec cette fille, hier soir. Elle avait vraiment l'air de venir d'une autre planète...", se remémora-t-il, amusé. Il enfila son casque, puis ses gants, mit le moteur en marche. La moto démarra avec un ronronnement, un bruit qui était si doux à ses oreilles. Il la fit tourner, sortit dans la rue et s'engagea dans la voie plus large. En un petit quart d'heure, il avait quitté Manchester et la ville s'éloignait derrière lui. Et en un peu moins de deux heures, il fut à Fleetwood, un endroit qu'il aimait particulièrement, avec sa grande plage de galets et son port de pêche typique. Pour lui qui avait grandi en ville, c'était dépaysant de venir là.

Après un concert ou une grosse séance de répétition, il aimait bien changer d'air. Parfois, il allait vers le Pays de Galles, passait Liverpool sans s'y arrêter. N'en déplaisait à Ruggy, mais Liverpool, c'était la rivale. La ville des Beatles, en plus, rien de transcendant. Entre les deux, il avait toujours préféré les Stones, même si ce groupe avait vite manqué d'énergie à son goût et qu'il avait très rapidement basculé vers le hard-rock et le métal. Le rock était transgressif, et il retrouvait cette soif de liberté dans le hard-rock, ce besoin de se sentir différent, voire craint. Ce n'était pas pour rien qu'il s'était fait tatouer un dragon cracheur de feu sur le bras. Il savait qu'il en viendrait à se faire un autre tatouage, sur l'autre bras, sans savoir encore ce qu'il allait choisir. Il avait le temps, et d'autres priorités financières aussi, il devait bien l'avouer.

Il laissa la moto près du phare et respira plusieurs longues goulées d'air marin, avant d'entamer une promenade d'un pas tranquille. Il y avait du vent, la mer était assez agitée. Une chance, les promeneurs étaient rares et il pourrait profiter tout son saoul du paysage.

Il sourit en repensant à la réaction de cette fille, Jenna, hier soir, en voyant son tatouage. Il avait manqué lui rire au nez quand elle avait tenté de lui affirmer qu'elle en avait déjà vu. Ca se lisait sur son visage, dans ses yeux, qu'elle n'avait jamais vu un tel tatouage de près. Mais son sourire se transforma en froncement de sourcils quand il se rappela sa propre réaction quand elle lui avait dit avec aplomb qu'elle, elle avait regardé le fond de la scène. Sous-entendu, lui. Et qu'elle avait eu l'air d'avoir apprécié le spectacle, à la façon dont ses yeux avaient brillé soudainement. Sans oublier le léger voile de rougeur qui avait fugacement marqué ses joues. Elle lui avait carrément fait du rentre-dedans. Il aurait pu lui proposer de finir la soirée ensemble, en plus, elle était plutôt bien roulée et mignonne, mais quelque chose en elle l'avait retenu : il était quasiment certain qu'il se serait pris un vent. Et il n'avait pas tellement envie de cela. Se faire une fille, oui, pourquoi pas si l'occasion se présentait - et ces petits concerts étaient de bonnes occasions, en général, malgré le succès de Snoog. L'avantage avec ce dernier, c'était qu'il emballait bien souvent les plus délurées, les plus coquines, pas forcément les plus intéressantes. Et si lui, Lynn, n'avait rien contre une bonne baise, il appréciait aussi quand la fille avait un peu de conversation.

"Des fois, je me demande comment Snoog peut être inspiré par une fille. En fait, c'est peut-être pour cela qu'il n'écrit jamais de chanson parlant des filles". Puis il ajouta, assez sérieux : "Ma foi, balaie devant ta porte, Lynn, t'es pas mieux. Toi non plus, t'as jamais écrit une chanson qui parle des filles".

En tout cas, Jenna ne manquait pas de conversation, cela était certain, et il avait apprécié leur discussion. Elle n'avait pas été intimidée, alors qu'il était clair qu'elle n'était pas du même milieu que lui. Elle était plus jeune aussi, il ne lui donnait pas vingt ans. Ce qui pouvait bien être le cas si elle étudiait dans la même classe qu'Ally. Cette dernière les avait fêtés en avril dernier, s'il se souvenait bien. Il se demandait bien d'où elle sortait, quand même. S'il ne s'était pas assis à côté d'elle, tout à fait par hasard, il ne l'aurait sans doute pas remarquée. Ou alors si, car elle détonnait parmi le public ce soir-là et, il devait bien le reconnaître, particulièrement parmi les filles qui étaient présentes. Pas de maquillage outrancier, pas de bottes ou de jupe en cuir, pas de blouson de cuir non plus. Pas de top ajusté, de chemisier ouvert pour laisser deviner la naissance d'une poitrine : non, elle n'avait rien d'une aguicheuse. Elle en était même à mille lieues.

Un peu surprenant qu'elle soit amie avec Ally, même si cette dernière n'était pas une aguicheuse non plus. Elle avait plutôt les pieds sur terre et la langue bien pendue. Il y avait bien eu ce début d'histoire, entre elle et Stair, mais ça s'était terminé sans que lui, Lynn, sache vraiment pour quelles raisons. Son ami ne s'était jamais confié. Stair, en cela, était plutôt comme lui. Si l'occasion se présentait, pourquoi pas, mais il ne courait pas après les filles. Elles ne leur tombaient pas toutes dans les bras, loin de là ; ils avaient cependant l'un comme l'autre ce petit truc qui les faisait craquer qu'il n'aurait pourtant pas su bien définir. Et qui était suffisant pour passer de bons moments. Car ils n'avaient pas envie, l'un comme l'autre, de tomber amoureux et de se retrouver empêtrés dans une relation.

Est-ce que ce petit truc avait quand même agi sur Jenna ? C'était fort possible. Mais après sa phrase percutante, elle avait semblé hésiter et n'avait plus rien laissé paraître. Ou peut-être était-il un peu fatigué aussi et avait-il manqué de concentration. En tous cas, elle était assez étonnante. Sa curiosité, sa franchise aussi, lui avaient plu et l'avaient amusé. Que ce soit à propos du tatouage, de leur musique. Elle s'y connaissait aussi, même si elle jouait d'un instrument qu'il ne lui serait pas venu à l'idée, à lui, d'essayer. Les vents comme les cordes, ce n'était pas son truc. Il lui fallait taper. Au début, pour exorciser sa colère, maintenant, pour faire sortir son énergie.

Bon, certes, il le reconnaissait, il avait un peu cherché à la provoquer. Mais elle lui avait répondu avec bon sens et intelligence. C'était pas une fille stupide. "Ouais, mon vieux, t'as voulu l'impressionner aussi. Rock star, rien que ça... Et pourquoi pas Prime Minister aussi, tant que t'y es ! Elle y aurait peut-être cru...". Néanmoins, il était assez fier de son "Sea, Sex and Sun". Après tout, c'était de bonne guerre après son "j'ai regardé le fond de la scène".

Oui, il devait bien l'avouer : il avait été curieux de savoir ce qu'elle avait dans les tripes.

**

Les jours passèrent. Le lundi, les Dark avaient joué tout l'après-midi et une partie de la soirée. Mais cela avait été une répétition tranquille, alternant des échanges sur leur ressenti sur le concert, des améliorations à apporter sur des morceaux récents. Ils avaient mangé et bu quelques coups ensemble aussi. Ils se quittèrent alors que la nuit était déjà bien sombre. Lynn rentra, se coucha aussitôt : le lendemain, il se levait vers 4h du matin pour aller bosser.

C'était toujours la même chose. Prendre les cartons avec le chariot élévateur, les emmener à l'entrepôt. Ils étaient deux à faire cela, à se croiser au bout des allées. Puis, ensuite, il fallait préparer de plus petits chargements pour que d'autres collègues puissent mettre les marchandises en rayon, que tout soit prêt quand le magasin ouvrirait. C'était un travail qu'il effectuait sans réfléchir. Il lui fallait juste être un peu attentif. Il avait le temps de penser, de s'évader. Et, souvent, des bribes de chansons, une mélodie, s'invitaient dans ces moments du quotidien. Lors des deux petites pauses qu'il pouvait prendre, il sortait alors quelques feuilles de sa poche, un bout de crayon, et notait les idées qui lui étaient venues. Depuis samedi soir, une mélodie lui trottait dans la tête. Il l'avait notée, avait ajouté quelques mesures. Rien de probant encore, hormis le fait que cette mélodie s'incrustait et ne le lâchait pas.

Et qu'il ne comprenait pas trop pourquoi le visage de Jenna s'affichait dans son esprit en même temps que la mélodie s'y invitait.

Au début, cela l'amusa. Puis cela finit par l'agacer. Qu'avait-il donc à penser à cette fille ? Quand, une nuit, il se réveilla en sueur, le feu aux reins, et qu'il n'eut pas d'autre solution que filer sous la douche pour se calmer et se soulager, cela l'énerva encore un peu plus.

Il décida alors de la revoir.

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