Le rendez-vous manqué

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Une chambre d’hôtel à Barcelone, le 13 décembre 2018. Dans la nuit.


Je ne parviens pas à dormir. Plus. Je sors d’un rêve étrange. Assis sur mon lit dans cette grande chambre cossue et sans âme, je regarde les grands rideaux de la fenêtre tombant au ras de la moquette épaisse. J’ai saisi une bouteille d’eau minérale dans le mini-bar et en avale par petites gorgées le froid contenu. Nous sommes en hiver, la chambre n’est pas particulièrement surchauffée, mais je me suis réveillé en sueur, soudainement.

Hier soir, c’était le concert avec mon groupe au Palau de la Mùsica, une salle étrange et magnifique, joyau du modernisme catalan. Un concert comme un autre, si ce n’est le grandiose du lieu classé au patrimoine mondial de l’Unesco.

22h30 précises, la salle s’est progressivement éteinte sous les applaudissements nourris d’un public espagnol démonstratif, et je me suis avancé sur la scène tout seul, comme je le fais à chaque fois, dans une quasi obscurité lourde où le trac et la chaleur des spectateurs en nombre, mais que je ne puis distinguer encore, semblent peser de tout leur poids sur mes premiers gestes, incertains, mes premières notes qui vont devoir sortir, malgré tout, que je vais devoir aller chercher au fond de moi et faire résonner dans cette grande salle au-dessus de toutes ces têtes. Je me suis approché de ce pied de micro chromé dont je distinguais à peine le léger reflet vertical, planté au milieu de la scène, guidé par des petits scotchs fluorescents collés sur le sol… Je me suis placé devant, au son d’une longue et lourde et sourde note basse vrombissant progressivement d’un synthétiseur à en faire trembler la salle, un La grave, très grave, sur lequel poser mes premières lignes mélodiques à l’aide de cet harmonica dans lequel j’aspirais longuement mes premières plaintes.

On fait toujours comme ça. C’est l’intro du concert : Le morceau s’appelle « School ». Après quelques notes aspirées donc dans l’obscurité, je sens à travers mes paupières closes, la lumière envahir peu à peu la scène. Mes comparses musiciens, m’ayant rejoint enfin, commencent eux aussi à faire résonner leurs instruments. Je n’ouvre pas les yeux tout de suite, et attends le dernier moment, la dernière note de cette intro, pour laisser les projecteurs m’éblouir enfin et découvrir les rangées de spectateurs face à nous. C’est en général à ce moment précis que je sais si le concert sera réussi ou non. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais c’est comme ça. C’est un sentiment bizarre.

Hier donc, je me suis senti bien. J’avais réussi à ne pas trop foirer ma partie d’harmonica et en était soulagé. Ce n’est pas toujours le cas. En ouvrant les yeux et en mettant l’harmonica dans ma poche pour attraper mon saxophone soprano, j’étais confiant et les regards des premiers rangs semblaient bienveillants, accueillants. Cool. Le concert pouvait commencer… J’en avais lancé l’impulsion… et il allait se dérouler tout naturellement à présent, suivre son élan, de morceau en morceau, dans son ordre bien établi, indiqué sur cette feuille A4 blanche à mes pieds.

Le regard sillonnant en souriant les premiers rangs alors que je soufflais -cette fois-ci- d’autres plaintes saxophoniques et, tandis que le morceau se déroulait au tempo prévu, je la vis, elle, au bout de quelques mesures, le visage rivé vers moi, ses grands yeux clairs projetant leur lumière bleue jusqu’à mon cœur… comme elle savait, avait su, si bien le faire, il y avait quelques années… parée d’un grand sourire, un peu rougissant me semblait-il… voyant que je l’avais vue. Je tressaillis un instant alors que mes notes semblaient faire un petit paquet informe qui chutait sur le sol sans aucune grâce. Chklonk !

Dix ans en fait. Cela faisant dix ans ! Dix longues et courtes années à la fois, à parcourir la vie chacun de son côté, en des chemins éloignés l’un de l’autre. Dix ans à tenter de l’oublier sans jamais vraiment y parvenir… juste estomper les traits de son visage en ma mémoire, à peine estomper… et elle était là, face à moi, à juste quelques mètres que je ne pouvais évidemment décemment franchir en cet instant. Une barrière invisible et parfumée, une vitre magique. Mon cœur avait fait un bond dans ma poitrine tant et si bien que j’en loupais toute la seconde partie de l’intervention qui était prévue au saxophone, ce qui me valut une grimace amusée du guitariste doublée d’un hochement de tête réprobateur du pianiste. Mais je m’en foutais royalement car un immense bonheur habitait alors tout mon être… une joie indescriptible. Une chaleur. Je repris mes esprits tant bien que mal et continuai le concert, mais mieux, et sans plus réfléchir à mes notes qui paraissaient sortir toutes seules de mes instruments… Ce fût un concert magique, à tous points de vue. Je n’étais pas sur une scène, j’étais bien plus haut que ça… sur des nuages, près du soleil, et j’assourdissais le monde de mes mélodies heureuses, de mon surprenant bonheur.

Le concert dura près de deux heures où je ne pensais plus qu’à ces dix années écoulées et ne sentais plus que la lumière bleue de ces deux yeux sur moi. Ce sourire aussi. Cet air moqueur et tendre. Deux heures à ne plus penser à rien en fait, juste rayonner ce bonheur qui gonflait mon cœur. Dix ans...

À la fin du dernier rappel, je me précipitai dans les loges pour y déposer mes instruments sans trop de soin et me hâtai vers la salle rallumée où le public avait déjà largement reflué vers les issues. Rattrapant donc la queue du cortège coulant vers le fond de la salle comme un lavabo qui se vide, je tentai de me frayer un passage avec un peu plus de célérité, tout en la cherchant du regard, essayant désespérément de distinguer ses cheveux blonds parmi la foule mouvante et piétinante. Certaines personnes du public m’ayant alors reconnu, vendirent la mèche bruyamment en m’entourant de félicitations qui m’auraient certainement fait plaisir en temps normal, mais qui ne faisaient pour le coup que parasiter et ralentir ma quête, en cet instant crucial. Cet attroupement ralentit donc considérablement ma progression vers la sortie mais, malgré tout, j’arrivai à la porte… et je l’aperçus… immobile au pied d’un des grands escaliers de l’entrée, m’attendant avec son regard mi-espiègle, mi-confus de la situation qu’elle avait provoquée en venant à ce concert… Je m’approchai alors d’elle, bravant le courant perpendiculaire de cette bousculade lente de fin de concert, et encore quelque peu parasité par quelques poignées de mains collantes et selfies inappropriés, et me retrouvai enfin devant elle. Debout. Le souffle court, bien que n’ayant pas couru, et encore transpirant de mes deux heures sous les projecteurs.

Il n’y eut pas de mots. Pas de phrase. Pas d’explication. Elle n’en eut pas le temps et je la serrai dans mes bras longuement et un peu maladroitement tandis que le flot de gens et leur sourd grommellement s’estompait sur la moquette. Puis je la pris par la main et l’emmenai dans les coulisses où le groupe l’accueillit alors dans un Espagnol très approximatif, la pensant native du coin. N’ayant toujours pas ouvert la bouche, elle ne se trahit pas et j’eus droit à d’autres regards amusés des membres du groupe pensant que j’avais ferré là une jolie groupie, ce qui n’était pourtant pas dans mes habitudes…

Le van du groupe s’éloigna enfin, sans nous, en direction de l’hôtel et nous marchâmes à quelque distance l’un de l’autre, puis, très vite, main dans la main dans les ruelles sombres du centre de Barcelone. Moment hors du temps. Hors de tout. La ville semblait déserte. Le calme et la pénombre après la tempête de ce concert bruyant et lumineux. C’était doux. C’était bon. Il ne faisait pas très chaud, mais nous ne ressentions pas le froid. Cela faisait dix ans que nous nous étions lancé ce rendez-vous absurde et irréel alors que nous nous quittions alors, pour ne plus nous revoir depuis. On s’était dit, sans trop y croire : « rendez-vous le 13 décembre 2018 ! ». Allez savoir pourquoi ? Je ne m’en souvenais plus, moi, en tous cas. Mais ça ne se souvient jamais de rien les garçons, c’est bien connu. Sans doute avions nous lancé ça parce que c’était tout bonnement impossible. Dix ans étaient une limite que nous n’atteindrions jamais, une période largement suffisante à l’oubli pour faire son travail. Sans doute ce rendez-vous avait-il ainsi plus valeur d’adieu qu’autre chose… Un je t’aime, moi non-plus, jeté comme un galet qui ricoche sur les vagues du temps qui passe, va passer… puis qui coule. Inexorablement. Un galet qui ne pourra pas flotter, c’est sûr, mais on le balance quand même parce que c’est joli, c’est amusant. On le jette pour le geste. C’est tout. Une phrase lancée en l’air comme ça, simplement pour pouvoir l’entendre retomber lourdement sur le plancher des rêves, se fracasser bruyamment sur le béton de la réalité, de l’absurde des décisions qu’on ne tient pas, des retrouvailles qui ne se font jamais… et se conforter de son incongruité. Et les mois, les années étaient ainsi passés, chargés de leur quotidien lourd et bruyant. De leurs journées occupées, pleines d’activités successives et répétitives. Pleine de rien. Pleines de vide. Pleines de remplissage futile et sans importance. Pleines de rencontres sans lendemains, de nuits blanches inutiles et de jours sans lumière. J’avais repris ma vie sans elle, refermé cette courte parenthèse amoureuse, et avancé sans (trop) me retourner sur des regrets vains… J’avais avancé en tentant de me convaincre que cette histoire n’avait pas eu lieu d’être. Qu’elle n’était qu’un machin dont on ne sait que faire et que l’on abandonne sur le côté faute de lui trouver une place.

Pourtant ce machin avait été une rencontre merveilleuse. Une courte rencontre de quelques jours, de quelques semaines, mais pendant lesquelles j’avais perdu le contrôle de mes rationnelles envies, de mes normales attitudes et m’étais laissé aller sans réfléchir à ouvrir mon cœur à cette inconnue qui semblait si extraordinairement me correspondre. Je crois que j’aimais tout en elle. Son visage, son sourire, ses mots, sa voix, sa façon de me regarder, sa façon de regarder la vie, de me parler de ses passions, ses goûts. Jusqu’au contact de sa peau, un jour, alors que je lui caressai le bras de ma main dans un café face à la gare de Lyon… Une sensation si forte de plénitude charnelle, parfaite harmonie de nos températures, magie chimique de nos atomes très crochus… une évidence qui se passe de mots, qui se passe de raison, qui se passe de tout. Plus rien ne semblait compter lorsque j’étais près d’elle. C’était juste une évidence. Une contrariante évidence qu’il nous avait fallu, pourtant, rapidement stopper avant qu’elle ne bouleverse irréversiblement nos vies, bien rangées. Bien tracées.

Aujourd’hui était donc arrivé, presque en douce. Sur la pointe des pieds. Ce 13 décembre de l’année 2018. Je m’étais jusque-là efforcé d’oublier cette date et j’y étais à vrai dire presque parvenu, détournant à toutes forces mes pensées de ce compte à rebours pathétique : La belle avait sûrement refait sa vie et c’était bien mieux comme ça. Tout était rentré dans l’ordre. Ce n’était qu’une date comme une autre. Une date lointaine, pourtant chaque année, de moins en moins lointaine. Un compte-à-rebours qui faiblit à mesure qu’on se rapproche du zéro. Un tic-tac auquel on semble ne plus prêter attention… mais qui tique-taque toujours... jusqu’au bout. Le jour était arrivé et j’avais réussi à me convaincre de ne plus y penser. Il y avait en outre la bonne excuse de ce concert à Barcelone qui tombait à pic. Pile le 13 ! Alors voilà. Il n’y aurait pas de rendez-vous… Bien sûr qu’il n’y en aurait pas. Allons.

Mais voilà que nous marchions à présent tout deux dans cette même rue, nous parlant, riant, blaguant, comme si les dix ans avaient été dix jours. J’avais pris mon avion la veille bien loin d’imaginer cette surprise assise au troisième rang… cette lumière bleue, éclairant à nouveau ma vie.

Bientôt, il n’y eut plus de mot. La nuit était déjà bien avancée. Mais peu importait. L’heure n’existait plus. Le concept du temps était devenu superflu. Juste nous deux, nos pas résonnants sur ces pavés, nos ombres s’inclinant en caresses sur les murs des ruelles. C’était tout. Nous rentrâmes lentement, sans se poser de question, à mon hôtel, presque naturellement, et prîmes l’ascenseur sans mot-dire, juste en ne se quittant pas du regard, les yeux dans les yeux… son regard bleu de lumière fouillant mon âme au son d’une musique d’ascenseur aseptisée. Je refermai derrière elle la porte de la chambre et, le badge magnétique à peine logé à son emplacement, nous nous précipitâmes l’un vers l’autre dans une frénésie de désir, un flot de chaleur débordant de nos corps joints. Au feu d’une fougue subite, retenue depuis dix ans, je la collai au mur et retrouvai alors les lèvres douces de sa bouche affamée, sa langue se mêlant enfin à la mienne, l’odeur magique de son cou, de son souffle chaud, le soyeux de ses cheveux parfumés… Je découvrais les territoires inconnus qui se dévoilaient enfin à moi par l’échancrure des tissus que j’ouvrais, un à un, des boutons qui sautaient, des élastiques qui lâchaient sous mes doigts impatients. Dix ans. Le monde n’existait plus, Barcelone pouvait trembler, l’hôtel s’écrouler, il n’y avait plus qu’elle et moi, que son corps offert au mien, que ma soif d’elle, de ses baisers… mon besoin de les dévorer sans plus de retenue, parcourir sa peau de ma bouche, de ma langue, sans ne laisser aucune zone abandonnée… sentir son parfum enivrer mes sens… incroyablement… caresser tout son corps de tout mon corps, laissant aller mes mains au rebond de ses seins blancs, de ses vallons tièdes et doux, mes doigts fouiller au plus profond de ses humides secrets, ma langue s’aventurer, chaude et tendre, insatiable fouineuse dans ses plis interdits, ses failles roses relâchées aux verrous irrémédiablement sautés… tandis que ses mains attrapaient ses envies au vol, sa bouche engloutissant goulûment mon sexe tendu vers elle alors que je léchais ses lèvres mouillées, l’intérieur de ses cuisses. Dix ans.

La chambre n’était plus une chambre, le plafond un plafond, le lit un lit. Le haut n’était plus le haut ni le bas le bas. L’ivresse de nos mouvements, nos roulades, la brûlure de nos corps nus s’enroulant et se déroulant sans fin sur ces draps défaits nous emportait dans espace hors du temps et des dimensions… en une apesanteur irréelle… et je la pris au plus profond de sa faille chaude, violemment, l’envie était trop forte, mais tout aussitôt tendrement, sans plus réfléchir au tempo de cette mélodie incroyable… me retirant, souvent, pour laisser nos corps s’emmêler un peu plus… les braises s’attiser jusqu’au rouge, se désirer davantage si c’était encore possible… faire durer l’attente, reprendre le manque quelques secondes, puis la reprendre à nouveau, infiniment doucement, infimement, entrant mon sexe en elle lentement, si lentement, tandis que nos yeux se perdaient l’un dans l’autre… Dix ans. Sentir son souffle chaud sur mes lèvres en accélérant les mouvements de mon bassin à mesure qu’elle me serrait en elle et que je sentais son désir prêt à exploser… et finalement explosant en un synchrone tsunami barcelonais, un cataclysme charnel de sueur et de sang sous la peau… nous laissant gourds et immobiles, exténués l’un contre l’autre, et abandonnés dans un bonheur mutuel invraisemblable.

Je la serrai enfin contre moi, baisai son front humide, ses cheveux défaits. Mes yeux plongeant dans ses yeux, souvent, pour y déverser des mots de couleurs qu’elle semblait comprendre, recueillir, dans le silence de cette chambre désordonnée. Je la serrai fort. J’étais heureux. La vie avait un sens. Sa chaleur contre moi, sentant son cœur battant contre ma poitrine, sa main caressant doucement mon cou. Juste un pur moment d’amour absolu dans lequel nous nous laissâmes emporter doucement vers le sommeil, un sourire aux lèvres.

Lorsque je me suis réveillé, je serrais cet oreiller contre moi dans l’obscurité de la pièce. J’allumai la lampe de chevet qui emplit la chambre d’un éclairage jaune et tamisé. Personne. Juste mon gros flight-case et mon étui de saxophone ténor appuyé au bureau. Mes habits sur une chaise, bien pliés. Les diodes rouges d’un réveil en plastique des années 80 indiquent « 04:34 ».

Le lit est en pagaille, mais il n’y a personne à côté de moi. Je suis seul. Silence. Soupir. Dur retour à la réalité. Au vide. Dix années viennent de me claquer à la gueule. Il est quatre heures et demie du mat et je suis seul dans mon lit, comme d’habitude. Le haut a retrouvé le haut et le bas le bas. Ils ne se sont jamais quittés en fait. Le plafond est à sa place. C’était donc juste un rêve. Un beau rêve. Un absurde rêve. Une chimère nocturne. Nous sommes le 13 décembre 2018. Je suis à Barcelone. Mon concert c’est demain, enfin, aujourd’hui, ce soir. Pas hier. Bref. Tout cela est si confus à cette heure. Je continue de serrer cet oreiller contre moi. J’enfouis mon visage en son blanc tissu. Je peux presque sentir son parfum, celui de cette amoureuse traversant ma vie, traversant mes rêves, un si bref instant. Je suis ridicule. Je suis triste. Je le jette au loin, vers la fenêtre, comme le polochon d’une bataille perdue. Les rideaux ondulent lentement puis reprennent leur verticale immobilité. Je finis d’un trait la bouteille d’eau minérale en plastique, assis sur le rebord du lit. Tout est si bien rangé dans cette chambre, à part cet oreiller par terre, au pied des rideaux. Je souris. Quel con. J’ai raté mon rendez-vous. Dix ans sont passés. C’était aujourd’hui. C’est trop tard. Peut-être ce rêve était-il une fenêtre ouverte sur ce qui aurait pu être… sur une option de la vie à côté de laquelle je suis passé. Un fantasme refoulé en moi. Un espoir, mort ce jour.

Je me lève pour aller mettre la bouteille en plastique dans la corbeille. En passant devant le bureau je remarque, posé sur celui-ci, un bloc-notes à en-tête de l’hôtel avec, écrit à la main dessus, au crayon à papier, ce mot : « Adios! » … Quel drôle de signe ! Quel drôle de mot. Je reste un moment debout à le regarder. Son écriture m’est indifférente. Bien sûr. Je ne connais même pas son écriture de toutes façons, me dis-je. Ridicule. Sans doute l’occupant précédent aura-t-il écrit ces quelques lettres en quittant la chambre ? Quelques lettres qui résonnent évidemment tout particulièrement en moi à cet instant. Je m’assois et laisse mes idées divaguer un moment dans mon demi-sommeil à me dire qu’elle était peut-être finalement vraiment là cette nuit ? d’une certaine manière… avec moi… à me faire l’amour… à m’aimer et se laisser aimer de moi… avant de s’éclipser au matin, discrètement, en prenant quand-même soin de bien plier mes affaires sur cette chaise, chose que je ne fais jamais… Me dire que peut-être elle a, comme moi, pensé si fort ce rendez-vous, rêvé si fort cette soirée, qu’une pointe de ce rêve s’est mêlée à la réalité. Pense-t-elle à moi en cet instant là où elle est ? Où est-elle d’ailleurs? Est-elle assise sur le rebord de son lit, aussi, quelque part en sa Provence, à se demander le pourquoi de ce rêve ? Probablement pas. Quelle idée. Je me recouche, m’allonge dans ce grand lit que je refais un peu, en me demandant comment j’ai pu le défaire à ce point. Je m’allonge seul. Un dernier regard sur mes affaires trop bien pliées sur cette chaise et j’éteins la lampe de chevet et la chambre retrouve alors sa lourde obscurité, juste percée par le regard rouge des diodes du réveil, tel un monstre tapi qui m’observe, me guette, semblant se réjouir de sa farce diabolique. Je vais me rendormir, et je songe encore un peu à ces sensations ressenties, toujours présentes. À cette lumière bleue, si étrange. Je songe à ces dix années écoulées et soudain rafraîchies dans ce rêve amoureux. J’ai presque encore le goût de sa langue dans ma bouche, la sensation de ses mains sur ma peau. Quel idiot. Je vais me rendormir et oublier tout ça. Oublier cette fille irréelle, qui n’a de poids que le rêve que j’ai d’elle.

Ce soir, je monterai sur cette scène, dans la quasi-obscurité, comme d’habitude, avec mon harmonica en main. Je fermerai les yeux… et ce sera un concert comme un autre. Loin de chez moi. Loin de tout. Loin d’elle. Mais j’y monterai sans doute avec une appréhension toute particulière. Un sentiment de déjà vu, ou de déjà rêvé… Peut-être même un espoir, fou. Sans doute foirerai-je mes premières notes d’harmonica… ou bien au contraire mes plaintes mélodiques seront-elles habitées d’une résonance mélancolique toute particulière ? On verra bien. Oserai-je ouvrir les yeux ? Sillonner les premiers rangs du public, le regard souriant ? Guetter la lumière bleue ? Ça je ne sais pas. Pas sûr. Je le ferai sans doute, il faut bien. Et je serai déçu de ne pas l’apercevoir. Sans doute. Et je jouerai mes mesures… et elles seront un peu vides. Sans doute… Comme ce lit. Voilà voilà... Dix ans. Un rendez-vous manqué.

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