43 - Schubert's Softness

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 - Max, réveille-toi.

 La main de Corentin me secoue légèrement. Il a quitté le lit bien avant moi tandis que je peine à émerger. Il faut dire que ça fait un moment que je n'ai pas aussi bien dormi et qu'il est assez agréable de ne pas ressentir un étau au crâne en se levant. Je me frotte les yeux, m'assois un moment sur le rebords du lit le temps de reprendre conscience pendant que Corentin s'habille.

 Il y a quelque chose d'assez plaisant à l'observer en boxer de si bon matin. J'ai du mal à me dire qu'on n'est pas là pour se détendre et qu'il va falloir que je rassemble mes idées rapidement si je veux pouvoir aligner deux notes. Mais il est si bien foutu que...

 Corentin sourit en coin :

 - T'as fini de me mater ?

 - Je... Je ne mate pas, je me réveille en douceur, grommelé-je en rattrapant de justesse le coussin qu'il me balance.

 - Habille-toi, on est en retard !


 Lorsque nous pénétrons dans l'amphithéâtre, Marc est au piano. Les notes d'un Chopin qui verse un peu trop dans le pathos inondent la salle. J'en profite pour jeter un œil autour de moi : la plupart des élèves présents étudient à l'Académia, mais quelques visages ne me sont pas familiers. D'autres musiciens se sont joints à la masterclass. Ça promet d'être intéressant.

 Corentin me pousse vers le quatrième rang où Will nous fait signe. Comme à son habitude, il nous a gardé des places. Will a beau être un crevard, il lui arrive parfois de penser aux autres.

 A peine assis, il se penche vers moi et chuchote plein de sous-entendu à mon oreille :

 - Alors, cette nuit ?

 - Ça ne te regarde pas.

 Je retire ce que j'ai dit. Will est un crevard. Il ferait juste n'importe quoi pour ne pas avoir à s'afficher seul. Ou alors il cherche à satisfaire sa curiosité.

 - Ah le frérot, pas un brin d'humour, soupire-t-il dramatiquement.

 - La ferme, j'écoute.

 Sur l'estrade, Graham reprend Marc sur son Chopin. Fantaisie Impromptue, pour faire dans l'originalité. Je me demande combien de fois on nous la jouera aujourd'hui, déjà lassé de l'entendre. Marc est un boulet. Il a beau agiter les doigts, il n'est bon qu'à ça. Aussi insensible qu'un mur, et le tout avec la délicatesse d'un pachyderme.

 Pendant les minutes qui suivent, Graham insiste sur son rubato. Manque de naturel, trop lourd, trop de pédale. "Dans l'intimité, in-ti-mi-té" s'évertue-t-il à répéter. Il passe derrière Marc pour ouvrir son coude, lui demande de reculer son tabouret, le pousse dans le dos pour l'inviter à phraser davantage. Rien n'y fait. Marc est hermétique, définitivement pas fait pour Chopin.

 Les élèves passent les uns après les autres. Au final, on aura le droit à trois interprétations de la fantasy, le dernier s'en tirant bien mieux que les précédents. Plus précis, quelque part plus à l'écoute, mais également centré sur lui-même. Sensible. A fleur de peau. Le romantisme ou l'expression du "moi". Plus je vois passer les élèves, et plus je me dis qu'exprimer ce qu'on ressent tout en respectant les codes imposés par l'auteur est extrêmement complexe. C'est une histoire de dosage, d'intime alchimie entre un profond ressenti et se qui se dégage de la partition.

 - Tu as choisi ce que tu allais jouer ? me questionne Corentin en se penchant à mon oreille.

 - Schubert je pense. Au moins je sais que j'ai bien fait de ne pas opter pour Chopin.

 Corentin m'octroie un léger coup d'épaule accompagné d'un grand sourire. Je sais ce qu'il pense ; n'importe quel pianiste en a marre d'entendre les mêmes pièces en boucle. Non pas que je n'aime pas Chopin, bien au contraire : je l'apprécie tellement que je ne supporte plus de mal l'entendre.

 Heureusement, hormis les Liszt qui viennent parsemer ces prestations improbables, et les quelques Berlioz, Bizet et Frank, deux ou trois élèves sortent tout de même du lot. Un gars assez grand, aux cheveux châtains. Peter, je crois... Ses doigts ont presque l'air désarticulés quand il joue et pourtant, son touché dépasse de loin toutes les prestations entendue.

 Graham passe d'ailleurs plus de temps avec lui qu'avec les autres. Il lui apprend à contrôler le poids de chaque doigt, à dissocier ses mains en deux pour lier davantage le thème quand celui-ci se trouve dans les medium. Peter saisit vite. Même Corentin ne détache pas ses yeux de lui quand il joue.

 - Il joue bien, commente Will.

 - Mmm...

 J'acquiesce sans quitter Corentin du regard. Est-ce que c'est l'expression qu'il adopte quand il m'écoute jouer ? Pourquoi est-ce que j'ai soudain l'impression que Peter me fait de l'ombre ?

 - C'est à ton tour, lance-t-il tandis que l'élève pose les dernières notes sur le clavier.

 J'acquiesce et me lève pour rejoindre la scène. Je croise Peter dans les escaliers, lui adresse un bref signe de tête en guise de reconnaissance, puis gagne le piano. Graham me demande ce que je compte jouer.

 - Troisième impromptu de Schubert, annoncé-je en m'asseyant sur le tabouret.

 Je règle rapidement la hauteur, essaye la pédale. Puis sans attendre, je fais le vide autour de moi. Le vide dans la salle. Le vide dans ma tête. Ne reste plus que mon cœur qui bat frénétiquement sous le coup de l'émotion. Mon cœur, et Corentin.

Ecoute, écoute le qui bat si fort. Ce morceau est pour toi, murmuré-je intérieurement. Rien que pour toi.

 Comme une plume sur l'eau, mes doigts dessinent un accord de si bémol majeur. Puis le flot de notes m'embarque doucement vers la quiétude portée par cette mélodie si apaisante. "Respire", semble-t-elle vouloir dire, "respire, et tout ira bien". Combien de fois ai-je travaillé ce morceau sans lui trouver de sens ? Combien de fois ai-je eu la prétention que je pourrais le lui apporter ? Tout est pourtant là, et il n'y a rien à ajouter. Juste à entendre, à laisser la mélodie me traverser et s'exprimer par mes doigts. Et vivre, vibrer au file des notes.

 De son vivant, Schubert a passé la majeure partie de sa vie dans l'ombre de Beethoven. Est-ce que cela aurait changé quelque chose à ses compositions s'il avait brillé dans la lumière ?

 Les harmonies s'échappent entre mes doigts, aussi insaisissables que le temps qui passe. Il n'a rien à lui envier, sa musique est d'une poignante subtilité. Il ne s'agit pas de briller dans d'interminables traits, juste de faire naître l'émotion, de la laisser grandir et de la porter avec son âme.

 Est-ce que j'aurais brillé si William n'avait pas été là pour parfaire le chemin ? Aurais-je su me distinguer autrement qu'en suivant ses pas ?

 Je ferme les yeux. Je n'ai plus envie de penser. Je ne veux qu'être musique, et sentir la présence de Corentin. Ne pas avoir d'emprise. Me laisser porter, laisser voguer mon cœur jusqu'à lui.

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