24 - Sourness Blow

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 Jeudi.

 Je travaille d'arrache pied après une nuit éprouvante. Mon cerveau semble pourtant bien plus réactif qu'il ne devrait l'être. L'adrénaline me tient en éveil. L'excitation m'émancipe. Je déchiffre les premiers systèmes profondément concentré : même William n'ose pas me déranger. Il se contente de me jeter un œil entre une page de son livre et une gorgée de café.

Foutu Corentin, tu ne m'auras pas ! L'accompagnement sera parfait...

 Dès le quart d'heure passé, la séance tourne à l'acharnement. La profusion de doubles me déconcentre, mes doigts s'emmêlent. Je m'agace. Trop d'altérations, trop de notes. Je me prends la tête entre les mains, me somme de ne pas m'arrêter au premier échec et recommence en grognant.

 Trente minutes s'écoulent sans que je ne parvienne à dégager la mélodie du flot de notes qui s'écoulent en continue. Je ne cesse de penser à Corentin. Il s'immisce dans mon cerveau sans y être invité. Résonne comme une mélodie qui prend le dessus sur tout le reste. Comment suis-je censé penser à la partition ? à mes doigts sur le clavier ? Ma poitrine se serre douloureusement. De frustration. De tout ce que je voudrais exprimer mais qui ne sort pas. De l'émotion contenue qui me ronge. Je ne parviens pas à me projeter. Je ne parviens pas à dire, tout simplement. La partition se refuse à moi comme je me refuse à cette musique qui n'a de sens que dans le partage à l'autre.

 Je tente de faire redescendre la pression et respire profondément.

Il te reste du temps Maxime, calme-toi...

 William a terminé son petit-déjeuner et lave sa vaisselle dans l'évier de la cuisine. Je décide de m'activer avant qu'il ne passe l'aspirateur et que je ne puisse plus entendre Robert. Je laisse le calme m'envahir, me grandis, m'ancre au sol, et les mains aussi lourdes que des enclumes, laisse le poids porter la mélodie.

 - C'est de qui ? m'interrompt le grand-frère.

 - Ah tiens, tu as retrouvé ta bonne humeur ? rétorqué-je, agacé de le voir me couper en plein élan.

 Il fait mine de me donner un coup de poing mais se ravise au dernier moment.

 - Tout compte fait, je vais m'abstenir.

 - Merci de ton ô combien admirable clémence, ironisé-je. C'est de Fauré. Et tout compte fait, je vais aller acheter tes glaces.

 - Maintenant ?

 - Oui, maintenant. J'ai besoin de me changer les idées.

 J'enfile ma veste, mes chaussures, pique au frère prodigue son écharpe et claque la porte. Dehors, une brise glaciale m'arrache un grognement. Les mains dans les poches, je descends rapidement les escaliers, longe les appartements et prends sans réfléchir le chemin de l'Académia. Je peine à respirer tant la frustration me consume. Je marche vite. Je fuis, même... Robert. Mon frère. Corentin.

 Ma vie.

 Au bout de dix minutes, et parce que j'ai déjà fait trois fois le tour de l'Académia, je finis par entrer et demande une salle à l'accueil. Peut-être que travailler ailleurs que chez moi me sortira Corentin de la tête ?

 Thomas m'arrête dans le hall au moment où j'appelle l'ascenseur.

 - Salut, ça va ?

 Je souris en coin.

J'ai une tête à aller bien ? Et tu crois vraiment que j'ai envie de te parler après le foutoir que vous avez mis chez moi ?

 - Ça va, et toi ? parvins-je à répondre d'un ton égal.

 - Mmm. Je me fais du soucis pour William, ça fait quelques jours qu'il ne répond plus à mes messages.

Et tu n'es pas le seul...

 Je soupire. Après tout, ce pauvre Thomas ne fait que s'inquiéter, et peut-être qu'il a raison.

 - Tu devrais passer le voir, proposé-je en fronçant les sourcils.

 Parfois je m'étonne de mes propres réactions. Je jette un coup d'œil par dessus l'épaule de Thomas, derrière lequel je viens d'apercevoir un visage familier. Corentin ?

 - Tu crois ?

 - Euh... Oui. Oui, je pense, réponds-je sans lui prêter réelle attention.

 Je viens de repérer Elena qui rejoint Corentin, un bouquet dans les mains. Elle le serre dans ses bras et reste un long moment contre lui. Il l'étreint à son tour.

 Un étrange sentiment gronde dans mon ventre.

 - Je peux passer aujourd'hui ? insiste Thomas.

 - Euh... Oui. Non, je veux dire. Je ne sais pas et je m'en fiche !

 Si je pouvais juste me consumer sur place et disparaître, cela m'arrangerait. Au lieu de ça, je plante Thomas au milieu du hall et gagne le premier étage, le cerveau complètement en vrac. Pourquoi est-ce que je réagis comme ça ? Il a repoussé d'un jour pour ça ? Pour Elena ? Je me sens complètement idiot. Trahi. Démoli. Je n'ai pas dormi de la nuit par sa faute ! Pourquoi est-ce que je m'en fais quand lui n'en a visiblement rien à foutre ?

 De rage, je claque les doubles portes de la salle et m'installe au piano. Crache les premières notes, laisse mes doigts s'abandonner à la colère. Les graves emplissent la pièce. Suivis d'accords chaotiques. D'arpèges désastreux. De gammes chancelantes. La gorge serrée, j'aimerais lui hurler ma frustration. La crier à la terre entière, pour qu'il l'entende !

 Mon corps n'est plus qu'un gouffre de désolation qui me happe, me dévore et brûle mes désirs. Vivre est éreintant. Ressentir m'arrache le peu d'humanité qu'il me reste. Pourquoi est-ce qu'il existe ? Pourquoi est-ce qu'il ne quitte pas mon cerveau ? Pourquoi a-t-il fallu qu'il habite de l'autre côté du mur ? Et pourquoi, entre toute chose... Pourquoi Elena ? Pourquoi aujourd'hui ?

 Toute la rancœur qui m'anime se tarit peu à peu et laisse place à la solitude. Une solitude immense. Une solitude sans nom. La tristesse ? L'abandon, peut-être ? Mes mains s'écrasent lourdement sur le clavier. La tension redescend.

 Et maintenant ?

 Je me lève, las, et referme le clavier du piano.

 Et maintenant, j'ai promis à William d'aller chercher ses glaces.

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