11 - You ? Never !

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Il avale ses nouilles en silence, les mâche plus longtemps que de rigueur. Et regrette très certainement le retour de son petit frère dans sa vie. Pendant ce temps, je finis mon propre bol que j’entasse dans l’évier, avec celui de la veille et de l’avant-veille. Puis file à la douche.

Là, appuyé devant le miroir, je prends enfin le temps de me poser. Je ne suis pas habitué à avoir du monde chez moi, et le savoir de l’autre côté de la cloison ne m’aide pas à me détendre. J’ai besoin d’air.

Calme-toi Maxime, ce n’est que ton frère.

Je tente d’accepter ces changements en me convainquant que ce n’est que pour un temps. Que tout rentrera bientôt dans l’ordre. Enfin… probablement.

Je soupire, fixe mon reflet dans la glace. J’ai mauvaise mine, et je me dis que j’en ai peut-être besoin, après tout. De manger du bio, affalé sur mon sofa devant un documentaire animalier. D’aller boire une bière avec le premier voisin que je croise.

Mon esprit s’arrête. Je le revois qui me dévisage sur le pallier et réalise que c’est la première fois que je le vois vraiment. Brun, sensiblement moins grand que moi. Plutôt fin, pour ne pas dire maigre. Longiligne, comme dirait William. Le regard éclairé. Le genre de gars qui ne parait pas bête, qui semble même insupportablement insolent. J’aurais presque pu aller boire une bière avec lui si je n’étais pas persuadé qu’on ne s’entendrait pas.

J’allume la douche dans un nouveau soupir, repense à son Chopin. A son Debussy et ses arabesques magnifiquement dessinées. Qu’est-ce qui a pris William d’interpeler un inconnu ? Et qu’est-ce que je vais trouver à lui dire la prochaine fois que je le croiserai dans les couloirs ?

L’eau sur mon visage me permet peu à peu de me changer les idées. Il me reste encore deux jours pour préparer mon cours avec Griffin. L’appréhension me noue l’estomac. De toute façon, ça ne servira pas à grand-chose. Qu’importe ce que je proposerai, ça ne conviendra pas…

Un Schumann ? Non… Je n’ai jamais aimé ses œuvres pour piano. Pas mon style. Un Mozart ? Peut-être que ça conviendrait mieux à mon jeu… Ou alors un Bach. Je secoue la tête. Non, en ce moment je n’ai juste pas envie de me prendre la tête avec des détails techniques.

Après trente minutes de réflexion, je finis par opter par un Chopin. Ballade n° 2, Opus 38. Une œuvre que je n’ai jamais travaillée. Mais j’ai comme le besoin de comprendre. D’appréhender l’univers de mon voisin. Chopin… Est-ce qu’en allégeant ma main gauche, ça fonctionnerait ? Ou en rendant les aigües plus brillants ? Si j’étais lui, j’op…

Mes pensées se figent en entendant la porte s’ouvrir. William débarque dans la salle de bain sans prévenir :

- Ah, tu es là…

- Merci de frapper ! m’offusqué-je en me ruant hors de la douche.

Je passe rapidement une serviette autour de ma taille, protège sans attendre ce qui peut encore l’être.

Et tu crois que tu ferais demi-tour ?

- Ne t’inquiète pas, il n’y a rien que je n’ai déjà pas vu, plaisante-t-il.

Le froid me glace jusqu’aux os. Toute la buée s’est échappée avec l’arrivée du frère prodigue.

- N’oublie pas d’éteindre en sortant, grommelé-je, contrarié.

Je ne m’attarde pas et gagne rapidement ma chambre. Une fois mon pyjama enfilé, j’allume la lumière du bureau et m’assois derrière ma partition.

Ballade n° 2, Op 38.

Mes doigts pianotent sur le bureau au rythme des notes qui défilent dans ma tête. Le son s’échappe de mon clavier imaginaire comme si Robert chantait de concert. Je mémorise les passages les plus techniques, précise les doigtés au crayon.

La folie, la passion, l’obsession qui guettent l’esprit serein m’inspirent. Schumann aurait dit de cette œuvre, après l’avoir entendue pour la première fois, qu’elle fût fade. C’est un constat qui me répugne car selon moi, elle aborde fidèlement la dualité d’un esprit passionné. La folie issue d’une frustration contenue. La création née du chaos, quand la rage et l’obsession deviennent lucidité.

En silence, j’aborde le thème. Cherche la résonnance, le bon tempo. Tente de donner une direction à mon phrasé. Un poids à chaque note. Les déséquilibres que je ressens me poussent à accélérer. Je lutte, tends avant tout à la sérénité de l’instant en allégeant la main gauche.

Puis, les yeux fermés, je reprends la première page, avant de passer à la suivante. Insiste sur les passages moins instinctifs. Continue, jusqu’à ce que le caractère de l’œuvre change. En suspens, mes doigts s’arrêtent. J’ouvre les yeux, me pose et réfléchis à la manière dont je veux aborder ce passage. Est-ce que je ne ferais pas mieux de tout décortiquer ? Comment aurait-il joué ça, lui ?

Cette pensée attise ma curiosité et je me mets à repenser à son Chopin. Le sien. Est-ce que lui passe autant de temps sur sa partition ? Est-ce que lui connait seulement le goût de l’effort ?

Trois coups frappés à la porte m’arrachent à ma réflexion. Le battant s’ouvre sur le visage à l’air enjoué de mon frère :

- Alors comme ça, tu es devenu un élève sérieux ?

Je ne relève pas.

- Mmm.

- Tu bosses quoi ?

- Un Chopin.

Il mime une grimace et hausse les épaules.

- Tu devrais laisser tomber, tu n’es pas fait pour ce genre de morceau. Avant d’intégrer le philarmonique de…

- Et toi tu devrais laisser tomber. Tu n’es pas fait pour les relations fraternelles, le coupé-je agacé.

Je n’ai pas envie qu’il me parle de son expérience ou du choix de ses morceaux. Après tout, je me suis bien débrouillé sans lui pendant trois ans. Pourquoi est-ce que ça devrait changer ?

Comme à son habitude, il rigole, nullement vexé. Mes propos ne sont que des mots de petit frère. Des mots qui n’ont que peu de poids. Mais pour moi, il s’agit de mon existence. De toute mon existence, car elle se résume à ça : au piano.

C’est à peu près à cet instant que je comprends que jamais il ne m’a pris au sérieux. Que jamais je n’ai eu l’once d’une chance de le surpasser. Je vis dans son ombre. Pour le faire briller, lui. Parce qu’il est le grand frère, et que je suis le petit. Parce que je ne suis pas né le premier. Parce que je n’ai pas son charisme.

- Très bien, souffle-t-il. Je vais me coucher.

- Le matelas est à côté du placard, lancé-je sans le retenir. Bonne nuit.

La porte se referme, me laissant seul face à mon Chopin. Seul face au souvenir de mon frère. Seul face à mon impuissance.

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