- Chapitre 38 -

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Vendredi 16 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Une grimace, mélange de culpabilité, de honte et de colère, froissa brièvement le visage d’Ethan. Il lâcha complètement son fils pour récupérer son téléphone portable et s’installa avec précaution à côté de lui. Même s’il reniflait régulièrement, Jim avait enfin cessé de pleurer.

— Grace, l’une de mes amies et collègues, a reçu un message l’autre jour. L’homme qui lui a envoyé ce SMS voulait éviter qu’il soit intercepté alors il est passé par Grace et…

— Dis-moi directement, soupira Jim en lui jetant un regard épuisé.

Ethan pinça brièvement les lèvres avant de hocher la tête. Il déverrouilla son téléphone avec son empreinte puis le tendit à Jeremy. La vue troublée par ses larmes récentes, l’adolescent dut cligner des paupières pour déchiffrer les lignes manuscrites qui s’affichaient à l’écran.

Il resta un moment interdit, les doigts de sa main gauche se resserrant seconde après seconde autour de la coque de l’appareil. Même si le message pouvait avoir plusieurs sens, pour lui il y en avait qu’un seul. Les braises de colère qui avaient brûlé en lui quelques minutes plus tôt se rassénèrent.

— Qui c’est ? cracha-t-il en indiquant les initiales « E.S » à la fin du message d’un doigt rageur.

— Mon frère.

La stupéfaction vida le visage de Jim de sa fureur et de ses couleurs. Bouche entrouverte, paupières écarquillées, il observa tour à tour Ethan et son portable comme pour y trouver des réponses invisibles.

— Nous avons les mêmes initiales, ajouta son père après quelques secondes de silence. Il s’appelle Edward Sybaris.

Comme sa main se mettait à trembler nerveusement, Jim préféra rendre le téléphone à son propriétaire au risque de le laisser tomber. Un frère ? Cette information ne faisait pas partie des réminiscences brumeuses qu’il détenait de son enfance.

L’impression de duperie laissa une traînée amère au fond de sa bouche. En l’espace de quelques semaines, il en avait pris beaucoup à propos de sa mère, de son père et de leur famille, et chaque révélation en plus était une aiguille brûlante dans son cœur. Combien d’années aurait-il pu passer sans rien savoir des demi-mensonges et des non-dits qui les concernaient, aussi bien sa sœur et lui que leurs parents ?


— Tu lui parles encore, à ton frère ? murmura Jeremy une fois que sa colère se fut quelque peu apaisée, remplacée par une froide exaspération.

Avec un soupir qui affaissa sa poitrine engourdie d’angoisse, Ethan secoua la tête.

— Non, j’ai coupé les ponts avec lui il y a des années. Il représentait une menace pour nous au même titre que ma mère. Il n’a jamais cherché à me faire du mal directement – du moins, je crois – mais sa prise de position aux côtés de notre mère m’écœure encore aujourd’hui. Je ne lui ai jamais pardonné qu’il ait préféré l’accompagner plutôt que de rester auprès de moi et de ses proches à Modros.

Sourcils froncés, Jim tourna la tête vers lui pour s’enquérir avec désarroi :

— Il l’a accompagnée où ?

— Il l’a suivie à la Ghost Society, l’entreprise dont je t’ai parlé mercredi. Avec Edward, on était tous les deux à l’école de S.U.I alors on se destinait à rejoindre la A.A, comme la plupart des élèves. Mais, quelques mois avant l’obtention de notre diplôme, Ed m’a annoncé qu’il partait suivre une formation complémentaire pour devenir un Fantôme – le nom que l’on donne aux agents de la Ghost Society.

Malgré les vingt ans qui s’étaient écoulés depuis, une brume de colère et de chagrin titillait encore le cœur d’Ethan.

— Ed est mon jumeau et, avec Mike, c’était ma seule famille. Je les aimais autant l’un que l’autre, mais j’avais un lien particulier avec Edward. Nous avons grandi ensemble, nous avons… affronté ensemble l’éducation de notre mère et j’étais persuadé que nous resterions proches l’un de l’autre jusqu’à nos derniers jours.

Avec une vague de dépit et de colère envers Edward et envers lui-même, Ethan serra les poings.

— J’ai été soit naïf, soit aveugle. Dans tous les cas, j’ai perdu bêtement mon frère.

Jim resta silencieux le temps de digérer l’histoire de leur séparation. S’il se sentait désolé pour son père qu’il ait perdu son jumeau, il n’éprouvait en revanche que haine et dépit à l’égard de cet Edward.

— Mais pourquoi il me veut ? persiffla Jim, brouillonnant d’en savoir plus sur le marché immonde que leur proposait l’homme. Quel intérêt il a à m’échanger contre maman et Thalia ?

Une grimace de profonde incompréhension creusa les traits épuisés de son père. Son téléphone dans une main, l’autre agrippée au montant du lit médical, il serra brièvement les mâchoires avant de maugréer :

— Je ne sais pas, Jeremy. Sincèrement. J’aimerais comprendre les motivations d’Edward, mais je dois reconnaître que je ne les ai sûrement jamais comprises. (Avec un regard chargé d’appréhension, Ethan se tourna vers son fils.) Mais peu importe ce qu’il veut de toi. Il est hors de question de t’échanger contre ta sœur et Maria.

Le visage de Jeremy se défit aussitôt, médusé.

— Mais… on peut les sauver. C’est à portée de main et… (Comme les traits de son père restaient impassibles, il se rebiffa.) T’es sérieux là ? Tu veux pas les sauver ?

— Évidemment que je veux les sauver !

— Alors pourquoi tu m’as caché ce message ? Pourquoi tu m’as pas dit qu’elles étaient vivantes ?

Emporté par la hargne qui lui mordait le cœur, Jim agrippa le col de son père, les yeux luisants.

— Tu sais ce que je vis depuis un mois et demi ? Tu sais ce que c’est de t’imaginer que ta famille est morte, de ne pas avoir de nouvelles pendant des semaines ? De… de s’imaginer le pire ?

Avec un sourire d’une tristesse ironique, son père lui rendit son regard meurtri.

— Oui, je sais, je l’ai vécu avec Thalia et toi, expliqua-t-il en enroulant des doigts prudents autour du poignet gauche du garçon. Comme ta mère a bloqué les communications entre nous, je n’ai jamais eu une seule nouvelle de vous directement. Je devais tout le temps attendre que Mike passe vous voir pour savoir comment vous alliez.

— Dis tout de suite que c’est la faute de maman, susurra Jim en se décalant sur le lit pour s’éloigner, horripilé par les insinuations de son père.

Agacé par la vitesse à laquelle son fils interprétait ses mots, Ethan soupira de nouveau.

— Je ne sais pas exactement pourquoi Maria a fait ça, même si j’ai mes idées. Et je ne l’accuse pas de la situation actuelle dans laquelle nous sommes. Mais là n’est pas la question, Jeremy. Je sais à quel point c’était cruel de notre part de te maintenir dans l’inconnu, mais Mike et moi craignions trop que tu…

— Mike était dans le coup, comprit le garçon en se renfrognant, vexé plus que jamais.

— Que tu t’engages dans cet échange sans avoir conscience du danger, conclut son père en le couvant d’un regard las.

Bras croisés sur la poitrine, visage plissé par un sentiment de trahison de plus en plus prégnant, Jim ne réagit pas tout de suite. Puis il glissa un regard étincelant de défi vers son père.

— Et Mike et toi comptez faire quoi ? Ton frère dit dans son message qu’il veut de tes nouvelles avant la fin du mois. Il serait peut-être temps de se bouger.

Ethan commençait à être excédé par les piques de son fils, mais il s’efforça à respirer pour ne pas tomber dans son piège. Il avait lui-même été un ado d’une insolence effarante ; il connaissait bien les mécanismes de l’ironie, de l’attaque, pour se protéger d’une réalité douloureuse.

— Michael et deux de mes collègues de la A.A m’aident à monter une opération pour les retrouver et les récupérer, annonça l’homme d’un ton assuré en observant son fils droit dans les yeux pour lui témoigner sa sincérité.

Malgré tout, Jeremy afficha une moue dubitative. Deux semaines les séparaient de la fin du mois. Ils n’auraient jamais le temps de préparer une telle opération.

— Si vous le dites… finit-il par marmonner du bout des lèvres, les bras toujours croisés sur sa poitrine.

Derrière son expression prétendument songeuse tournaient les rouages de son esprit malmené par des semaines d’absence de réponses. Il ne comptait pas rester sans rien faire tandis que son père, son parrain et deux inconnues essayaient de sauver sa famille.


— Heureusement que c’est ta main droite qui a été touchée et pas la gauche, souffla son père après une minute de silence. Tu peux continuer à écrire et à faire plein de choses.

Encore à moitié plongé dans la fomentation de ses plans, Jeremy haussa vaguement les épaules. Écrire, faire plein de choses… étaient actuellement le cadet de ses soucis.

— Moui, grommela-t-il en inspectant sa main blessée, son majeur, son annulaire et son petit doigt éclissés par les bandages. J’espère que c’est pas une fracture.

Ethan ne répliqua rien, se contentant de l’observer avec inquiétude. Ce qui était arrivé était vraisemblablement un accident, mais ils ne pouvaient être sûrs de rien. L’idée que son fils soit harcelé à l’école le rendait malade. Le fait de ne pas pouvoir agir directement, bouillonnant de rage. Il aurait pu l’aider. Il aurait pu contacter les familles des proches d’Emily Hobs et de Hugo Cowell. Ces familles-là n’auraient jamais l’influence des Sybaris sur la A.A. Mais ce serait jouer exactement au même jeu : utiliser un nom, un pouvoir, pour s’estimer légitime à outrepasser les règles. Ethan s’y était refusé pendant des années, même quand des rumeurs douloureuses couraient sur lui ou ses proches. Il n’allait pas commencer aujourd’hui.

Alors qu’Ethan pataugeait dans ses pensées de sombre amertume, Jeremy se tourna vers lui, l’air contrarié.

— Je peux te demander un service ? J’ai oublié mon portable dans ma chambre, mais Ryu risque d’y être alors… (Devant le regard assombri de son père, Jim précisa du bout des lèvres :) À part le numéro de Mike, j’ai aucun contact. Si tu as le téléphone d’Alex et Dimitri et… le tien… je pourrai les récupérer.

— Oh, bien sûr ! s’exclama Ethan en se levant avant de déverrouiller son téléphone pour le tendre à Jim. Tiens, rassemble les contacts qui t’intéressent dans un message que tu enverras sur ton portable.

— Pas bête, affirma le garçon alors que c’était exactement ce dont il attendait de son père.

Tandis que ce dernier sortait de la pièce pour rejoindre l’internat, Jeremy se cala contre l’oreiller du lit et ouvrit les contacts. Il chercha directement la liste des numéros bloqués et ne tarda pas à tomber sur la fiche d’Edward Sybaris. Il n’y avait pas de photo, aucune information si ce n’était le numéro de téléphone. Jim se le répéta jusqu’à le connaître par cœur puis retourna sur la page des contacts principaux. Il sélectionna ceux qui l’intéressaient, l’esprit envahi par la suite de chiffres qui allaient peut-être signer le retour de sa famille.


Ethan avait comme des poids accrochés aux mollets. Avait-il bien fait de mettre Jeremy au courant ? De toute façon, il aurait fini par l’apprendre. Il n’empêchait qu’Ethan avait l’impression d’avoir confié à son fils un secret trop lourd à porter.

Au deuxième étage de l’internat, il retrouva sans mal la chambre de Jim et son ami. Quand il était lui-même élève à l’École, il avait occupé une pièce toute proche. L’esprit à moitié bloqué dans les souvenirs de son adolescence, Ethan frappa doucement contre le battant.

— Ryusuke ? C’est Ethan, le…

Il n’eut pas le temps de terminer que Ryu ouvrait la porte. Tapi dans l’obscurité, il avait l’air d’avoir rapetissé et vieilli. Ses cheveux noirs ressortaient comme des filaments sombres et indistincts autour de son visage blafard.

— Pardon, lâcha Ryusuke d’une voix écorchée, je pensais que c’était…

— Jeremy, comprit Ethan avec une grimace.

— C’est lui qui vous envoie ?

— Oui. Mais… ce n’est pas par rapport à votre dispute.

Le corps de Ryusuke tressaillit et se recroquevilla un peu plus. La main serrée autour de la poignée, il ne fit pas mine de bouger.

— C’est pas vraiment une dispute.

— Jem ne m’a rien dit. Je ne veux pas te forcer à en parler non plus, Ryusuke.

L’intéressé ferma les yeux, inspira une goulée nerveuse et ouvrit la porte en grand. Avec la lumière du couloir, ses yeux bouffis et ses traits creusés ressortirent cruellement.

— Tu vas rester seul aujourd’hui ? s’enquit Ethan d’un ton soucieux.

— Jeremy ne va pas revenir ?

— Je vais sûrement lui proposer de dormir à l’appartement, comme je dois l’emmener faire des radios demain.

Ryusuke ravala la déception qui lui était montée à la gorge. Ce n’était qu’un fragment que tout ce qu’il s’efforçait de repousser depuis une heure.

— Tu sais où Jeremy pose son téléphone ? Il en a besoin.

Ryu actionna l’interrupteur pour récupérer le portable de son ami sur leur bureau puis le tendit à Ethan. Il resta un instant planté face à l’adolescent puis murmura :

— Ryusuke, tu voudrais que j’appelle Dimitri pour qu’il vienne te chercher ?

Ryu resta un instant pétrifié. Dimitri se rendrait compte de son état et, contrairement à Jim et son père, il insisterait sûrement pour en connaître l’origine. C’était son rôle de recruteur de s’assurer de sa bonne santé.

Mais Ryu ne voulait surtout pas en parler. Pas tout de suite. Peut-être même jamais.

— Non, ça va, le rassura Ryusuke dans un souffle nerveux. J’ai besoin d’être seul un moment.

— Je comprends.

Ethan ouvrit la bouche, chercha une parole de réconfort. Comme il n’en trouvait pas, il tendit le bras et serra l’épaule de Ryu.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux compter sur moi. Vraiment. Tu as tellement fait pour mes enfants, Ryusuke. Je ne voudrais pas que ce soit à sens unique.

Lèvres tremblantes, Ryu hocha la tête. Il avisa le bras tendu d’Ethan, son air préoccupé et se lança :

— Je peux vous demander quelque chose, alors ?

— Bien sûr.

— Vous pouvez…

Un sanglot lui comprima les lèvres avant qu’il atteigne la fin de sa phrase. Ethan lui jeta un regard désemparé, réalisa quelques gestes hésitants. Ryusuke recula, se dégonfla. Le poids dans son cœur remontait jusqu’aux bords de ses paupières.

Après quelques secondes, une fois son sang-froid recouvré, Ryu se redressa.

— Ryusuke, tu es sûr que tu ne veux pas que j’appelle Dimitri ?

L’intéressé hocha la tête, dents serrées. Sa poitrine s’était engourdie pour le soulager des brûlures de ses émotions. Même s’il se sentait gelé jusqu’aux os, Ryu gardait la maîtrise de son corps. Et c’était le plus important, qu’il conserve la tête haute malgré tout.

— Je suis désolé. Mais ça va, merci. (Avant qu’Ethan puisse ajouter quoi que ce soit, il conclut sobrement :) Bonne journée.

Il referma la porte sans attendre. Dans le silence et le noir de sa chambre, il ne savait pas si les voix de son cœur le félicitaient ou le maudissaient.

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