- Chapitre 54 -

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Dimanche 9 mai 2021, Parc national du Grand Bassin, Nevada, États-Unis d’Amérique.

Jim terminait de boutonner la chemise blanche qu’Edward lui avait donnée la veille. Elle sentait le neuf, mais ne l’empêchait pas de respirer l’odeur de sa propre peur. Les doigts de l’adolescent tremblaient sur les boutons. Une fois les pans de son haut enfoncés dans son pantalon noir, il se glissa jusqu’à la salle de bains. Il resta quelques secondes à se contempler dans le miroir. Puis il s’esclaffa : il avait l’air ridicule. Il avait autant d’élégance en chemise qu’une pomme de terre avec un nœud papillon.

Rassénéré par le rire sincère qui lui avait contracté les abdos, il se brossa les dents et passa une main dans ses cheveux. Il devait les porter assez courts selon les exigences de son oncle. Pour qu’il ait le visage dégagé et l’air moins décontracté. La cicatrice récente qui partait de son arcade et traversait son sourcil gauche en était parfaitement visible.

Des coups contre la porte de sa chambre l’arrachèrent à la salle de bains. Anxieux, il ouvrit hâtivement le battant et se figea. L’adolescent se préparait depuis une semaine à recevoir Myrina Fairday Sybaris. Pourtant, plantée devant lui dans son élégante robe ocre, elle l’intimidait plus que prévu. Malgré son expression avenante, il y avait toujours une trace de malice dans son sourire. Un sourire qui lui laissait comprendre qu’elle avait une longueur d’avance.

— Bonjour, Elias. Je vois que tu es déjà habillé. (Elle entra dans la pièce en faisant claquer ses escarpins.) Le blanc te va bien.

Perplexe, Jeremy referma la porte. Il n’aimait pas le blanc ; trop voyant sur sa peau bronzée. Myrina n’émit aucun commentaire sur son environnement immédiat, malgré le regard jaugeur qu’elle fit courir sur la décoration sommaire et les vêtements éparpillés.

— Je peux t’aider pour tes cheveux, annonça-t-elle en s’approchant de l’adolescent. Ils ont l’air coriaces.

— Ils le sont, soupira Jim en tapotant les épis dressés sur sa tête.

Myrina rit sous cape en se dirigeant vers la salle de bains. Elle fit signe au garçon de la rejoindre puis inspecta les outils à sa disposition. Elle avait au moins de quoi aplatir les mèches ébouriffées de l’adolescent avec du gel.

Cinq minutes plus tard, Jim jeta un regard suspicieux à son reflet. Ce n’était définitivement pas lui-même qu’il apercevait dans le miroir. Le Jeremy qu’il connaissait n’avait pas les cheveux élégamment coiffés sur le côté, ni des vêtements bien coupés qui suivaient les lignes de son corps.

— Tu es tout beau, comme ça. Ed va être ravi.

— Ravi ? Il a déjà été content un jour dans sa vie ?

Jim n’était pas dupe : les sourires et le ton léger de son oncle étaient des formes soignées de politesse et d’affabilité. Il se demandait à quel point le cœur de l’homme était sombre.

— Il sera heureux, insista Myrina en posant une main sur son épaule. Et fier.

Jeremy pinça les lèvres. La femme lui mit aussitôt une chiquenaude sur la joue.

— Arrête de faire la trogne. Tu te moques d’Edward, mais je t’ai jamais vu sourire non plus. Tu pourrais essayer.

— Je veux pas me forcer, répliqua-t-il en faisant demi-tour. Je deviendrai comme vous après.

— Comme nous ?

Honteux d’avoir inclus Myrina dans le panier malgré la franchise qu’elle lui témoignait depuis le début, Jim rougit en s’éclaircissant la gorge.

— Je veux dire, comme Edward et le reste de la famille. Ils prétendent.

— Ça fait partie de notre métier, souffla la femme en se laissant choir sur le lit défait. En réalité, tu prétends bien, toi aussi. Qui aurait cru que, six mois plus tôt, ton oncle t’arrachait à ta petite vie anonyme ?

Morose, Jeremy garda les yeux rivés à ses mocassins trop grands. Puis il fronça les sourcils.

— Edward veut que je l’appelle mon père.

— Je sais, marmonna Myrina en lissant les pans de sa robe. Mais… je ne retrouve pas vraiment Ed en toi. Tu ressembles à tes parents, dans ta façon de parler, de bouger. Ça, Ed ne peut pas l’effacer. Pas complètement.

— Vous… vous les avez rencontrés ? Mes parents ?

Sourire aux lèvres, elle hocha la tête. Ses yeux d’un brun profond étaient plus chaleureux maintenant qu’il les voyait de près.

— Quelques fois, quand j’étais en mission à la A.A. Ethan est tellement en marge du reste de la famille… C’était rafraîchissant de parler avec lui. Ta mère, Maria… j’ai pas pu discuter longtemps avec elle, mais je l’ai tout de suite respectée. Et c’était réciproque. On aurait pu bien s’entendre si on avait été collègues.

Jim se frotta le cou, touché par les mots de la femme. Ses anecdotes remontaient à des années, quand ses parents étaient encore ensemble, lui tout petit ou même pas né. Peut-être que ça ne serait plus d’actualités aujourd’hui… pourtant, ça faisait du bien d’entendre leurs prénoms dans la bouche d’autrui. De se rappeler que ce passé était encore une part de son présent. Même lointain.

— Vous… (Jim déglutit péniblement avant de se tourner vers la femme.) Vous savez pourquoi Alexia nous déteste, ma famille et moi ?

Myrina ne masqua pas sa surprise face au changement de conversation. Elle se redressa sur le lit, visage grave, et fit glisser ses doigts le long de sa robe.

— Certaines choses ont l’air d’échapper à toute rationalité. S’il y a bien une femme qui pense logique, pragmatique, sur cette Terre, c’est Alexia. Si on lui demande, elle dira que son désamour à l’égard de ses fils est de source rationnelle. Après tout, ils n’étaient pas prévus au programme et l’ont ralentie dans sa carrière.

Jeremy afficha une grimace consternée. Il leva les bras, chercha à faire quelque chose de ses mains, puis les laissa tomber.

— Mais je crois que la haine de ta grand-mère pour ses fils provient d’une source plus personnelle qu’elle ne veut le montrer. Pour une femme qui a toujours été d’une droiture et d’un sérieux de fer, Edward et Ethan ont été la preuve de son humanité, de sa vulnérabilité. De l’affection qu’elle a pu brièvement éprouver pour leur père. (Myrina adressa un sourire désolé à l’adolescent.) Si seulement ses fils avaient grandi comme elle le souhaitait. Mais ils ont pris chacun leur voie et se sont éloignés d’elle. Ça été un l’ultime – et le plus grand – échec d’Alexia. Comment paraître fiable quand on ne contrôle pas ses propres enfants ?

— Mais de là à essayer de nous tuer ? s’exclama Jeremy avec hargne, les joues chaudes.

— Aux yeux d’Alexia, Edward s’est racheté. Il a accepté de l’accompagner à la Ghost Society et a suivi ses directives. Il est aujourd’hui sous-directeur de la Ghost. Brillante carrière. Mais Ethan ? Il est resté à Modros, à la A.A, une compagnie qu’Alexia a désertée pour étendre son réseau ailleurs. Ethan a complètement échappé à sa mère et ça a exacerbé sa colère.

Furieux, hébété, Jim contempla la femme sans rien dire. Elle l’observait avec compassion, mais l’adolescent aurait mille fois préféré l’indifférence. Ça aurait été plus facile de s’en prendre à elle pour soulager sa colère.

Mais il ne pouvait pas s’y résoudre. Pas alors qu’elle était la seule à apporter les réponses à ses questions.

— Merci, lâcha-t-il dans un souffle haché, les bras ballants. Je crois pas que je comprendrai un jour les motivations d’Alexia. Y’a rien qui justifie ce qu’elle a fait à ma famille. Rien.

Myrina se leva, franchit rapidement l’espace qui les séparait et vint poser une main sur l’épaule de Jeremy. Il lui adressa un regard soupçonneux, mais elle ne départit pas de son expression résolue.

— Rien ne justifie le mal qu’elle a fait à ta famille, tu as raison. (Elle retira sa main pour la presser contre la poitrine de l’adolescent.) Je sais que c’est dur, mais transforme ta colère en moteur, Jeremy. Maîtrise-la et enfouis-la, fais-en une force et non pas un élément incontrôlable. Garde ta colère pour les bonnes personnes.

Avant que Jim puisse lui demander qui étaient les bonnes personnes, elle se dirigea vers la porte et lui fit signe de la suivre. Le sujet était clos.


Rebecca étant suffisamment embarrassée par l’organisation d’une fête en son nom, elle avait insisté pour qu’elle se déroule au siège de la Ghost. Edward avait réservé une salle de réunion dans l’aile de l’administration. Une fois les bureaux et les chaises réaménagés pour les transformer en buffets ou coin repos, la pièce offrait bien assez d’espace pour accueillir la famille.

Myrina accompagna Jim le long des couloirs. Il était déjà sorti de l’aile de formation en de rares occasions, mais il ne s’était jamais rendu dans l’espace administratif. En ce dimanche ensoleillé, il n’y avait pas grand-monde dans les bureaux. Ils restèrent silencieux pendant le trajet, les talons de Myrina et les battements du cœur de Jim cassant le silence oppressant.

De la musique à volume modéré leur indiqua la salle à quelques mètres d’avance. L’angoisse de Jim éclata comme un ballon de baudruche en lui. Ses poumons se recroquevillèrent dans sa poitrine tandis que son cœur enflait. Sa colère envers Alexia s’était refroidie. Ne restaient que ses doutes.

— Tu es magnifique, Myrina.

La déclaration les fit se retourner tous les deux vers un adolescent au sourire suffisant. Il faisait la même taille que Jim, avec la chevelure brune et la peau halée des Sybaris.

— Mon neveu, tu es un peu jeune pour être déjà si flatteur, soupira Myrina en croisant les bras. Je te présente Elias, le fils d’Edward.

L’adolescent s’avança vers Jeremy, accentua son sourire mesquin puis fit demi-tour. La main que Jim avait tendu vers son cousin resta bêtement suspendue dans les airs pendant quelques secondes.

— Désolée, grimaça Myrina en suivant son neveu des yeux alors qu’il entrait à grands pas dans la petite salle de fête. Lazos a un caractère… bien à lui. Il a un an de moins que toi, alors j’imagine qu’il y a un peu de jalousie. Essaie de pas trop y faire attention.

— C’est le fils de votre frère Nikos, si je comprends bien ?

— Oui, il est fils unique. Il s’entend bien avec mes enfants, mais ils vivent à Las Vegas avec leur père. Il risque d’être vexé de se retrouver seul aujourd’hui. Sans compter que ce n’est pas lui le roi de la fête.

Sans plus s’attarder, Myrina franchit le seuil de la pièce et s’avança d’un pas affirmé. Jim ne put se résoudre à la suivre jusqu’au centre de la salle. Elle rayonnait, avec sa robe ocre et sa chevelure lâche, sa voix portante et ses gestes sûrs. Avec habileté, elle se glissa au cœur des discussions et des attentions. Son frère aîné la serra dans ses bras puis son père. D’autres femmes – n’ayant pas les traits typiques des Sybaris – l’embrassèrent et engagèrent rapidement la discussion.

Relégué au second plan, Jim se planta entre deux bureaux convertis en buffets. Il était en réalité bien content de se fondre dans la masse. Il devait y avoir les conjoints et conjointes de ses oncles et tantes, sans compter les cousins éloignés et les amis de longue date. En définitive, Jeremy ne connaissait que quelques visages. Et tous n’étaient pas prompts à lui sourire.

— Tu es enfin là.

Le soulagement qui perçait dans la voix rassura Jim sur l’identité de la silhouette qui venait de se glisser à ses côtés. Naturellement plus grande que lui, Rebecca le dépassait encore plus grâce à ses talons compensés. Elle avait l’air aussi à l’aise juchée là-dessus que dans sa robe noire pourtant très simple.

— Quelle horreur, maugréa-t-elle en parcourant la pièce des yeux. Tout ce monde… et j’imagine même pas la dose de nourriture qu’on va jeter après. Mon père a vu trop grand, comme d’hab.

— Ça me rassure, que toi aussi tu sois pas à l’aise.

— Je dois avoir l’air bien bête, soupira Rebecca en chassant nerveusement une mèche rebelle de son chignon coiffé-décoiffé.

— Mais non, t’es très bien, la rassura Jeremy avec un sourire qui, pour une fois, n’était pas moqueur.

Rebecca retrouva un peu de contenance face aux fossettes de son cousin. Avant d’avoir pu relancer la discussion, Edward fendit la foule pour se planter face à eux. Le col de sa chemise noire était déboutonné, mais son rasage et sa coiffure ne souffraient d’aucun défaut. Son parfum musqué tira une grimace dégoûtée à Jim.

— Myrina s’est bien occupée de toi, souffla Ed en inspectant son neveu de la tête aux pieds.

Mal à l’aise sous le joug de son regard, Jeremy se prit d’intérêt pour les petits-fours à sa gauche.

— Garde la tête haute, soupira Edward en libérant l’une de ses mains de sa coupe de champagne pour lui faire redresser le menton. Si tu baisses les yeux tout le temps, les autres vont te dévorer. Je n’arrête pas de te le répéter.

Rebecca jeta un coup d’œil à son cousin. Même si les conseils de son père se voulaient encourageants, son comportement moralisateur pouvait être épuisant.

— J’ai de beaux projets pour vous deux. Vous êtes encore jeunes, mais presque adultes… Quand vous serez des Fantômes, la nouvelle génération, vous serez un grand honneur pour notre famille.

Pendant que son oncle déblatérait à propos de l’héritage et de l’importance des Sybaris au sein de la Ghost Society, Jim remarqua que Lazos approchait des buffets. L’adolescent lorgna ses cousins sans masquer sa moue pincée d’exaspération. C’était le plus jeune membre de la fête et l’ignorance des adultes à son égard lui avait fait monter le rouge aux joues.

— Salut, lança Jeremy au garçon en profitant d’une pause dans le discours pompeux d’Ed.

Lazos tressaillit comme s’il venait de se faire insulter puis fronça le nez. Edward se tourna vers lui et tendit la main pour l’inviter à s’approcher. Le garçon obéit en dressant le menton.

— Tu as encore bien grandi ! Tu as un an de moins qu’Elias, mais tu es aussi grand. Nikos ne veut toujours pas te laisser intégrer le centre de formation ?

Lazos, qui avait commencé à sourire comme un paon, se rembrunit aussitôt.

— Non, il dit que je suis trop jeune. (Il balança un regard acerbe à Jeremy, comme s’il était responsable de la situation.) Elias avait mon âge quand il a intégré le centre, lui. S’il peut, moi aussi je peux.

— Je suis bien d’accord, soupira Edward en lui adressant un clin d’œil. J’en parlerai à ton père.

Reconnaissant, Lazos remercia l’homme d’un sourire éclatant puis fit demi-tour.

— C’est tout ce qu’il voulait ? ronchonna Jim en le suivant des yeux.

— Une sangsue, confirma sa cousine en pinçant les lèvres. Il est comme ça depuis que je le connais. Dès qu’on lui accorde pas assez d’attention, il vient te coller pour montrer à quel point il est génial. Alors que c’est qu’un gamin pourri-gâté qui…

— Rebecca, la coupa son père avec une œillade noire. C’est de ton cousin dont tu parles. Un peu de respect. Et je te rappelle qu’il a que treize ans, il a le temps de grandir.

Frustrée de n’avoir pu aller au bout de sa pensée, l’adolescente s’éloigna de quelques pas. Jim s’engagea pour la rejoindre, mais Ed lui saisit le bras. Les prunelles ambrées de l’homme le figèrent sur place. Leur lueur glacée fit courir des frissons sur sa nuque.

— Elias, je compte sur toi. C’est ta première apparition officielle au sein des Sybaris. Je ne te demande pas de faire des exploits. Tu ne connais pas encore vraiment notre famille, alors contente-toi de dire bonjour à ceux qui te saluent et d’être poli. Ce sera un bon début.

Même s’il était soulagé que son oncle n’attende rien de plus de lui, Jim garda un visage neutre. Aux côtés d’Edward et Rebecca, il s’efforçait d’apprendre l’impassibilité. C’est ce qu’il ferait si des curieux venaient le saluer. Un bonjour, un sourire, une plaisanterie. Neutres.

Edward lui adressa un regard entendu puis fit demi-tour. Jeremy resta planté seul près des buffets tandis que son oncle rejoignait la foule. Ils avaient l’air aussi solitaires l’un que l’autre. L’un immobile au milieu des tables, visage rigide et poitrine glacée. L’autre ondulant au rythme des conversations, sans jamais s’arrêter plus de quelques minutes. Et, dans son sourire parfait, aucune chaleur.

Jim détaillait les mouvements de son oncle. Deviendrait-il comme lui à force ? Une enveloppe vidée, un esprit embrouillé, un cœur esseulé ? Un oiseau drapant ses plumes blanches de satin noir, craignant qu’un jour les vautours découvrent la mascarade ?

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