- Chapitre 48 -

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Mardi 1er décembre 2020, Parc national du Grand Bassin, Nevada, États-Unis d’Amérique.

Son gratin de pommes de terre refroidissant sous le nez, Jim inspectait sa main droite. Le Dr Mann avait retiré les derniers bandages de protection autour de ses doigts cassés un mois et demi plus tôt. Après une radio de vérification, le médecin lui avait assuré qu’il pouvait reprendre des activités physiques quotidiennes et des entraînements plus intenses. Jeremy suivait des cours d’exercices physiques depuis deux semaines déjà, mais on lui avait restreint certaines pratiques pour s’assurer de ne pas fragiliser les os fraîchement ressoudés. Même si l’adolescent savait que ses doigts étaient intacts, il ne pouvait s’empêcher de les plier, les tordre, les tendre, comme pour prouver que sa main était encore fragile. Elle ne fléchissait jamais, à son propre agacement.

Ça m’éviterait de faire trop de sport, songea-t-il avec découragement en dépliant pour la énième fois son majeur, son annulaire et son auriculaire.

Le centre de formation de la Ghost Society ne différait pas trop de l’École de S.U.I sur ce point : l’éducation physique était au cœur de l’enseignement. Après une semaine d’adaptation, Jim avait été confié aux mains et aux yeux calculateurs du Dr Mann. Tests d’aptitude physique, questionnaires et entretiens sur son moral et ses désirs, exercices de mémorisation… le médecin l’avait aussi bien observé de l’intérieur que de l’extérieur avant de déposer son bilan : Jim devait encore suivre des cours particuliers pour être mis à niveau avant de rejoindre un groupe. Si l’adolescent conservait son rythme de progression, il pourrait éventuellement rejoindre une classe d’ici le printemps. Il glisserait dans le groupe des 14-15 dès le 1er mai, date d’anniversaire de sa nouvelle identité. Ce système de classe selon l’âge et non pas un niveau scolaire avait laissé Jim perplexe, mais il n’avait pas vraiment cherché à comprendre. Il se sentait bien trop dépassé par la situation pour s’embarquer sur ce genre de raisonnements.

À quelques mètres, trois jeunes entre douze et treize ans discutaient bruyamment. Deux semaines plus tôt, Jim avait essayé de s’intégrer au groupe 12-13, après qu’Edward l’ait présenté à la classe. Il ne suivait pas de cours avec eux, mais il avait espéré partager quelques moments de convivialité pendant les repas. Peine perdue : ils l’avaient toisé du regard dès la première tentative de Jeremy et l’avaient incité à aller voir ailleurs. Foudroyé de honte, Jim s’était rabattu sur une table vide. Depuis, ses repas étaient aussi solitaires que silencieux.

Comme Jim n’avait pas encore le niveau de rejoindre le groupe 12-13, il passait souvent du temps seul ou en compagnie de ses profs particuliers. Il avait donc bien plus de temps libre que les 12-13 et ses camarades exprimaient leur frustration comme ils le pouvaient. Certains lui témoignaient un mépris aveugle digne des Intouchables de l’École. La plupart se contentait de l’ignorer froidement. Après tout, 33 n’était pas un simple élève : c’était le fils de M. Sybaris. Et le temps dont il pouvait profiter à sa guise était un privilège de plus en son nom.

Jeremy détestait l’image qu’on lui associait petit à petit, mais il s’était rendu compte qu’il ne pouvait pas réellement la contrôler. Ses rares tentatives de discussion avec des élèves des 12-13 s’étaient soldées en échecs ou humiliations. Quant aux profs, la déférence avec laquelle ils traitaient le garçon n’aidait pas à le rendre plus accessible à ses camarades.

Oiseau solitaire dans le brouhaha de rires et de ragots, Jeremy en avait l’estomac encore plus noué que d’habitude. Le Dr Mann l’avait incité à mieux se nourrir – plus de légumes et féculents, moins de bonbons – et à plus se nourrir. Il avait déjà connu une période où la prise des repas relevait plus de l’épreuve que du plaisir. Cette même période où il s’était laissé presque mourir dans un lit aseptisé. Sa courbe de croissance était inégale depuis son séjour à l’hôpital et sa minceur avait plus d’une fois frôlé la maigreur au rythme de son état émotionnel. Lui-même grimaçait devant ses côtes saillantes ou son abdomen creux quand il s’habillait. Depuis quelques mois, ça ne s’était pas vraiment arrangé. La disparition de sa mère et de sa sœur avait ébranlé ses habitudes alimentaires, l’EPSA de l’École grignoté ses rares couches de graisse et l’arrivée à la Ghost lui avait noué l’estomac pour de bon.

Un plateau claqua sur sa table. Étonné, Jim leva le nez vers la nouvelle-venue. Debout face à lui, elle l’observa en silence pendant de longues secondes. Les discussions s’apaisèrent au profit des chuchotis curieux et des regards inquisiteurs. Rouge de honte, autant d’être le centre de l’attention que de l’intervention de l’adolescente, Jim ne pipa mot et lorgna avec grand intérêt le fromage de son gratin.

— Tu devrais pas t’isoler comme ça, grommela Rebecca Sybaris en l’observant de biais.

Lorsqu’elle s’installa en face de lui, Jim regretta presque sa tranquillité. Rebecca ressemblait à son père : iris ambrés à l’éclat distant, bouche plissée de mécontentement, mâchoire volontaire contractée. Même ses longs cheveux bruns noués en queue-de-cheval étaient ceux des Sybaris. Son visage était plus fin que celui d’Edward, mais il y avait quelque chose de masculin dans ses traits si semblables à ceux de son père. Plus que tout, elle détenait son regard implacable, cassant, jaugeur. Les mêmes yeux féroces qu’Alexia Sybaris.

Jeremy n’en pouvait plus d’être dévisagé ainsi. Les pupilles brillantes de Ryu lui manquaient. Les émeraudes curieuses de Thalia, le regard acéré de Maria, les iris malicieuses de Mike, celles agacées d’Alexander. Même les yeux songeurs de son père lui manquaient.

— Je me suis fait jeter la dernière fois que j’ai essayé, maugréa Jim en touillant nerveusement son plat.

— Suffit d’être plus convaincant, gros naze.

Vexé, Jeremy s’empourpra un peu plus et malmena avec acharnement ses pommes de terre.

— Et comment je fais ça, hein ? Quand je suis pas en cours avec les profs, je suis avec le Dr Mann. Ou avec ton père. Ou avec le psychologue. Alors je vois jamais personne.

— Tu devrais dire « notre père », tu sais, le coupa-t-elle d’un air songeur.

— Je-je sais, bredouilla-t-il en se rembrunissant, inquiet d’avoir alarmé sa cousine.

Rebecca se contenta de l’observer de son air éternellement las avant d’attaquer son risotto.

— Rien de prévu pour Noël ?

— Comment ça ?

— Papa t’a pas dit qu’on faisait un truc ?

— Pourquoi il le dirait à moi ? grommela Jim en fronçant les sourcils.

Le visage de l’adolescente se froissa brièvement avant de retrouver son masque impassible.

— On se parle moins qu’avant, expliqua-t-elle du bout des lèvres. Je suis pas mal occupée depuis que je suis dans le groupe 14-15. Et ça va être pire l’année prochaine, quand j’intégrerai les 16-18.

Angoissé d’avance pour les attentes de plus en plus ardues des groupes d’âges, Jim avala de travers un morceau de pomme de terre. Rebecca avait deux ans de plus et était née en avril. Ils n’auraient donc jamais l’occasion de se croiser en classe. Comme Jim n’était parvenu à faire connaissance avec personne parmi les 12-13, il avait un temps espéré trouver du réconfort auprès de sa cousine. Mais c’était un espoir vain s’ils n’avaient jamais cours ensemble.

— Ta famille te manque ?

Jim touillait faiblement son yaourt quand la question – plutôt un murmure prudent – de Rebecca l’arrêta dans son geste. Troublé, le garçon dévisagea brièvement sa cousine.

— Je croyais que…

— Je sais qui tu es vraiment, soupira-t-elle en posant le menton sur sa main. Si on suit la logique de ta naissance, mon père aurait dû tromper ma mère pour te concevoir. (Elle haussa mollement les épaules.) Mon père est un abruti sur bien des points, mais… je crois qu’il aimait vraiment ma mère. Je le vois mal la tromper en mission à l’étranger.

— O-OK, bégaya Jim sans trop savoir comment réagir. Euh… tu… tu parles au passé.

Une lueur lointaine dansa dans les iris dorés de la jeune fille. Sa bouche se plissa plus sévèrement, la faisant vieillir de quelques années.

— Ma mère est morte en mission quand j’avais cinq ans. C’était une Fantôme.

— Je suis désolé.

Jeremy s’en voulut de ne pas avoir d’autres mots à disposition, mais il n’était pas certain qu’il en existe vraiment. Que Rebecca lui dise qu’elle était « désolée » de sa situation actuelle l’aurait sûrement agacé par ailleurs. Sa culpabilité s’accrût un peu plus.

— Fais pas cette tête, souffla Rebecca avec ce qui devait être un sourire. Je me rappelle à peine d’elle. Et, quand tu es avec moi… tu as pas besoin de prétendre être Elias. Tu peux être Jeremy.

C’était si étrange d’entendre son prénom dans la bouche de quelqu’un d’autre que l’adolescent en resta un moment coi. Il n’avait jamais aimé son nom – et c’est pourquoi il avait demandé à ses proches de l’appeler Jim après l’incendie – mais il en était étrangement fier à présent. Tout ce qui pouvait le rattacher à sa vie d’avant prenait une valeur précieuse.

— Quand on sera dans des situation officielles, on devra agir comme un frère et une sœur, ajouta Rebecca d’une voix lasse. Mais le reste du temps… on peut sortir de nos rôles.

Soulagé, Jim la remercia à voix basse avant de l’observer discrètement. Il y avait une drôle de lourdeur autour de sa cousine. Elle conservait un air distant en toute circonstance, comme si elle éloignait volontairement les gens d’elle. Était-ce un rôle qu’elle tenait là ? Elle avait bel et bien utilisé le pronom « nous » et pas simplement « ton ».

Quand son masque tombait-il, alors ? Rebecca Sybaris n’était-elle qu’une façade ?

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