- Chapitre 44 -

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Jeudi 29 octobre 2020, Parc national du Grand Bassin, Nevada, États-Unis d’Amérique.

Il n’y avait pas de fenêtre dans la pièce où Jim avait passé sa nuit presque blanche. Elle avait plutôt été grise : les appliques murales du couloir avaient jeté un rai de lumière opaque dans l’obscurité de la chambre, ses peurs et ses doutes s’étaient envolés en tornades sous son crâne, ses muscles étaient restés crispés toute la nuit comme s’ils voulaient transformer l’adolescent en statue. Puis, à ce qui devait être le petit matin, Jeremy avait fermé les yeux et somnolé quelques heures. À son réveil, un mal de tête gonflait l’arrière de sa tête et sa bouche pâteuse lui rappelait sévèrement qu’il n’avait rien bu depuis la veille.

Amorphe, il se tira des draps parfumés à la lavande – ça non plus, ça ne l’avait pas aidé à dormir – et déambula dans la chambre. Ce qui revint à effectuer cinq pas avant de tomber face au mur. Ce devait être une pièce d’étude en temps normal, car un bureau recouvert de casiers de rangements et de dossiers triés occupait la moitié de l’espace. Après un coup d’œil, Jim comprit qu’aucun document susceptible de l’informer clairement de sa situation n’avait été laissé à sa vue. N’y comprenant rien aux feuillets rangés dans les dossiers avec leur jardon juridique, militaire ou économique, quand ce n’était pas écrit en langue étrangère, il abandonna. Avachi sur la chaise à roulettes du bureau, il ne recouvra ses esprits que lorsque des pas et des voix emplirent le chalet. Oreille collée à la porte, impatient de découvrir qui étaient les nouveaux venus, Jim ferma les yeux pour se concentrer. Même s’ils ne parlaient pas anglais, leur idiome résonnait en l’adolescent. Du grec. Frustré, il retourna s’installer sur son lit. Petit, son père avait commencé à lui apprendre certaines bases, mais elles s’étaient envolées avec le temps et le manque de pratique.

Le silence revint dans la bâtisse. Agacé d’être laissé à l’écart, Jim se leva et donna quelques coups contre la porte.

— S’il vous plaît !

Il réitéra sa demande deux fois avant que le battant s’ouvre brusquement. Le visage de son oncle apparut, masque d’ombres et de plis. Sa mâchoire crispée et son regard irrité firent reculer Jim d’un pas.

— Je comptais te présenter après la réunion, mais tu viens de mettre tout le monde au courant. (L’homme observa l’allure débraillée de l’adolescent d’un air sévère.) J’aurais pu te trouver d’autres vêtements et t’aider à remettre tes cheveux en ordre, mais, puisque tu insistes… Tu vas rencontrer notre famille avec ton air de petit délinquant.

Un mélange de honte, de colère et d’appréhension étreignit Jeremy alors que son oncle le saisissait par le bras pour l’emmener dans le couloir. L’une des deux autres portes était ouverte et des voix s’en échappaient. Jim eut tout juste le temps de comprendre qu’il allait rencontrer sa famille – dont il ne savait rien – qu’Ed le projetait à moitié dans la pièce.

Le silence se fit. Bien plus grande que le bureau où il avait dormi, la salle accueillait une table en bois ronde chargée de paperasse, de bouteilles d’eau entamées, de petits pains et pâtisseries grecques. Les visages se tournèrent vers Edward et son neveu. Certains exprimaient leur mécontentement face à l’intrusion.

Avant que Jeremy ou Ed ne purent faire un geste, l’une des chaises râcla bruyamment le parquet. La femme qui s’était levée avait le milieu de soixantaine, des cheveux poivre et sel tirés en chignon bas et de féroces yeux noirs à peine masqués par des lunettes de vue.

— Edward, gronda-t-elle d’une voix cassante, pourrais-tu nous expliquer ce que tu trames depuis ce matin ?

Son regard avait à peine frôlé Jim, mais il n’avait pas eu besoin de plus pour la reconnaître. Son visage austère, son expression pincée et son port de tête affirmé l’avaient ramené des semaines en arrière, dans la salle d’attente de Ryan Scott. C’était la femme sur le portait. La fondatrice de S.U.I et de la A.A. La mère de son père.

— Maman, souffla Edward avec une pointe amusée dans sa voix doucereuse, j’avais des affaires à régler. Je voulais vous en parler après la réunion, mais… (Ed baissa les yeux vers Jim, dont le teint était devenu cireux.) Les affaires en question sont plus bruyantes que prévu.

Un rire désabusé franchit les lèvres de l’autre femme installée à la table. Ses cheveux noirs lustrés ondulaient jusque dans son dos et, si son visage était ouvert, curieux, ses yeux luisaient de malice. Quelque chose chez elle lui rappelait Mike. Jim se sentit brusquement moins hostile à l’inconnue. Il fallait dire que c’était la seule à ne pas le toiser d’un air mauvais. Le reste des visages, celui de sa grand-mère et des trois autres hommes – à la ressemblance indéniable – étaient crispés.

— J’ai une annonce à vous faire, reprit Edward en forçant son neveu à avancer jusqu’au bord de la table. Je comptais sur cette réunion familiale pour me lancer.

— Edward, lança un homme d’un âge sensiblement proche à celui d’Ed. Est-ce que ça ne peut pas attendre ? Nous devons être au siège en fin de journée.

— Je serai rapide, Nikos, lui assura Edward avec un clin d’œil narquois.

Alors qu’il se tournait vers Jim, un autre homme plus âgé prit la parole d’un ton péremptoire :

— Tu as deux minutes, pas une seconde plus.

Jim sentit son oncle se crisper à côté de lui, mais il ne chercha pas à parlementer. Il acquiesça sombrement en plissant les yeux.

— Bien sûr, Akos. (De ses doigts glaçants, Ed agrippa l’épaule de Jim et annonça sobrement :) Je vous présente Elias, mon fils.

Un silence éloquent tomba sur la famille. La femme aux yeux brillants haussa des sourcils finement dessinés tandis que les deux hommes qui avaient pris la voix se décomposaient. Ce fut finalement Alexia Sybaris qui brisa la stupeur d’un ton vibrant de colère :

— Qu’est-ce que tu racontes encore, Edward ? Tu n’as jamais eu de fils.

— Quelle douleur de me le rappeler, répliqua l’intéressé d’un ton léger avant de reprendre son sérieux : ce garçon était perdu dans la nature, je ne l’ai retrouvé qu’il y a deux mois.

Sa mère s’assombrit en plantant deux iris implacables sur Jeremy. Il voulut reculer, mais la poigne de son oncle l’en empêcha. Après de nouvelles secondes d’observation, les traits de sa grand-mère s’affaissèrent, sa peau halée tourna à la cendre.

— Edward, reprit-elle d’une voix étonnamment tremblante. Ce garçon… ce n’est pas ton fils.

— Il lui ressemble beaucoup, pourtant, fit remarquer la deuxième femme avec une moue étonnée. Bienvenue dans la famille, Elias. (Elle posa une main sur sa poitrine en se penchant, l’air complice.) Je suis Myrina, la cousine de ton père.

À la fois intimidé et rassuré par l’air avenant de la trentenaire, Jim hocha la tête. Dans son impression de se tenir au milieu d’une toile d’araignée, la seule créature qui n’avait pas l’air de vouloir le dévorer vivant était cette femme à l’expression amusée.

— Edward, reprit Alexia en basculant les yeux de son petit-fils à son fils. Tu… depuis combien de temps sais-tu ?

— Mmh, deux mois, je viens de le dire…

— Mensonge ! beugla-t-elle en faisant rouler sa bouteille d’eau sur la table.

Le troisième homme qui n’avait pas encore pris la parole – ni même ouvert les yeux – s’agita lentement sur son siège. Son visage creusé de rides et mangé de barbe grise s’anima trait après trait tandis qu’il se tournait vers Alexia.

— Ma fille, cesse de hurler, tu sais bien que tu n’obtiendras jamais rien en braillant comme un animal.

Alexia pâlit un peu plus en plissant les lèvres. Pourtant loin de se laisser démonter, elle réaccorda son attention à son fils.

— Edward, ce garçon n’est pas ton fils. En tout cas, ce n’est pas à ta propre famille que tu feras avaler ce mensonge.

Un soupir théâtral affaissa la poitrine d’Ed, qui posa les mains sur la table dans un mouvement de lassitude. Un air faussement peiné lui plissait le visage lorsqu’il leva les yeux vers sa mère.

— Maman, je ne peux rien te cacher.

Myrina et les deux hommes suivaient la conversation d’un œil attentif. Ils ne comprenaient pas les accusations muettes que se jetaient la mère et le fils, mais la tension était assez évidente pour les maintenir alertes.

— Elias n’est effectivement pas de moi, avoua Ed d’une voix posée. Mais, génétiquement parlant, c’est tout comme.

Alexia se durcit un peu plus. Poings serrés, elle toisa son fils avec raideur, ravalant sa rage tant bien que mal. Edward lui avait menti, avait caché la vérité pendant... combien de temps ? Il affirmait depuis deux mois, mais ça pouvait remonter à des années.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? le relança Myrina avec un froncement de sourcils.

— C’est son neveu, répondit Alexia à la place de l’homme. Le fils de son frère jumeau. C’est normal, s’ils se ressemblent tant.

Cette fois-ci, tous les visages se tendirent autour de la table. Un silence lourd, chargé de tension, couvrit Edward et Jeremy face au reste de la famille. Comme pour lui donner contenance – et se donner contenance – Ed plaça une main entre les omoplates de Jim.

— C’est bien l’enfant d’Ethan. Mais, à partir de maintenant, c’est mon fils retrouvé. Un garçon que j’ai engendré lors d’une mission à l’étranger et que je ne retrouve que maintenant.

Myrina fut la plus rapide à sortir de sa torpeur.

— Mais, Ed, tu nous mets dans une position extrêmement délicate. Ethan travaille encore à la A.A et tu viens de lui enlever son enfant. On risque les tensions diplomatiques.

— J’en ai conscience, acquiesça Edward d’un air grave. Mais j’ai aussi conscience qu’Ethan a moins de pouvoir sur la A.A que maman n’en avait à son époque. Il a beau être son fils, ce n’est pas la fondatrice. Il n’est pas en mesure de faire appel aux ressources de S.U.I pour des motivations personnelles. Et, si je peux impliquer le moins possible la Ghost dans mes histoires, je le ferai.

Sceptique, Myrina plongea dans la réflexion. Akos et Nikos, qui étaient vraisemblablement père et fils, conservèrent une expression amère.

— Pourquoi avoir kidnappé cet enfant ? finit par demander le premier d’un ton rauque. Tu as déjà une fille, Edward, et extrêmement brillante qui plus est.

L’intéressé s’assombrit en perdant sa moue nonchalante. Sa paume se fit plus insistante dans le dos de Jim.

— Rebecca est et sera toujours ma plus grande fierté. Elle est à mes yeux la plus à même de prendre ma place quand je serai à la retraite. Toutefois… (Son regard se fit luisant, son rictus provoquant.) Regardez cette table. Seulement deux femmes. On peut déjà s’estimer heureux de ce ratio. Vous savez comme moi que la Ghost Society n’est pas assez vieille pour que ses grandes pompes machistes aient dégagé. Rebecca pourra faire toutes ses preuves, elle ne parviendra jamais à la tête d’une société aussi puissante.

— Alors tu comptes sur ce gamin pour la remplacer ? s’enquit Nikos d’un air dérouté. Edward, cet Elias t’accompagnera jusqu’à quand ? Tu comptes le surveiller toute sa vie, pour t’assurer qu’il ne retourne pas auprès de ses vrais parents ?

Edward semblait de plus en plus agacé, mais aussi de plus en plus déterminé.

— Je garderai Elias au moins jusqu’à sa majorité. J’espère mettre Rebecca et lui en opposition sous le nez de nos chefs. Pour qu’ils s’aperçoivent à quel point ma fille est brillante et capable d’avoir des responsabilités sérieuses.

Et de comprendre à quel point je suis un raté, comprit Jim avec un étrange élan de lucidité.

— Elias sera ma garantie auprès de nos collègues et supérieurs, ajouta Edward d’un air songeur, je l’agiterai sous leurs yeux pour leur prouver qu’un garçon de la génération suivante est dans ma branche.

Akos et Nikos se tournèrent l’un vers l’autre pour discuter vivement à voix basse. Myrina ne quittait pas Jim des yeux, inquisitrice, pas plus qu’Alexia. Celle-ci faisait vibrer l’air de toute sa colère refoulée, son corps en angle droit sur la chaise en bois.

Alors qu’Edward s’apprêtait à souffler à Jim de retourner dans sa chambre, la voix pincée de sa mère s’éleva dans la salle :

— Depuis combien sais-tu que l’incendie n’a pas fonctionné ?

Penché vers Jeremy, Ed eut tout le temps de voir son neveu s’affaisser sur place, les traits défaits. L’homme carra les mâchoires, redressa les épaules et affronta sa mère.

— Depuis quelques années seulement. (Comme l’expression d’Alexia tournait à l’orage, il ajouta promptement :) J’ai été envoyé à la A.A il y a cinq ans pour renouveler des contrats et j’ai surpris une discussion entre Michael Lohan – tu te souviens de lui ? – et l’un de ses collègues. Il parlait de Thalia et Jeremy. C’est seulement à ce moment-là que j’ai su qu’ils avaient survécu et qu’on t’avait menti.

Sidérée par la trahison de son fils – car c’en était une – Alexia avala difficilement sa salive, regroupa les feuilles étalées devant elle avec nervosité puis déclara :

— Cinq ans.

Jim sentait le sol tanguer sous ses pieds. Alors c’était vrai, son père ne s’était pas trompé, sa propre grand-mère avait tenté de les assassiner, Thalia et lui. Un frisson glacé lui remonta l’échine quand la voix d’Alexia ajouta durement :

— Tu sais le nombre de fois où j’aurais pu corriger le tir en cinq ans ?

— J’ai protégé mon frère et sa famille, j’en suis conscient, répondit Edward sans détour. Je n’ai jamais approuvé cet incendie, tu le sais. Des enfants… les enfants de notre famille ne sont pas nos ennemis.

— Oh si, ils le sont, gronda Alexia en écarquillant les yeux. Les enfants d’un enfant que je n’ai jamais voulu dans ma vie ne sont pas une opportunité, Edward.

Une grimace tira le visage de ce dernier. Si Ethan n’avait pas été désiré, alors lui non plus.

— Je ne pouvais pas me résoudre à être complice du meurtre de mon neveu et de ma nièce. Ethan me déteste assez comme ça pour que je sois en plus responsable de l’assassinat de ses enfants.

— Ses bâtards, tu veux dire, cracha sa mère en plissant les yeux comme un chat furieux.

Les épaules de son fils se tendirent tandis qu’il refermait la main autour du poignet de Jim comme pour l’empêcher de fuir face à la violence des mots. Il le sentit trembler sous sa poigne.

— Utiliser ce mot n’a aucun sens de nos jours, maman, soupira-t-il avant de jeter un coup d’œil à l’ensemble de ses interlocuteurs. Je suis désolé pour le dérangement occasionné. Elias n’est pas encore prêt pour participer à nos réunions familiales et encore moins pour être présenté au réseau de la Ghost Society.

Akos et Nikos hochèrent la tête, en acceptation des excuses et en approbation des paroles d’Ed. Myrina quitta enfin Jeremy des yeux pour avaler un petit pain, l’air ennuyé.

— Que vas-tu faire de lui ? siffla Alexia alors que Jim et son oncle quittaient la pièce.

— L’inscrire au centre de formation des Fantômes. Il avait commencé à étudier à l’école de S.U.I avant que je le récupère, il connaît déjà le processus.

— Devenir Fantôme est bien plus ardu, marmonna Alexia en plantant des yeux méprisants sur Jeremy. Es-tu au moins certain qu’il a le niveau pour intégrer le centre ?

Un sourire tordu gagna les lèvres d’Edward, qui tenait toujours Jim par le poignet.

— C’est bien ce qu’on verra. S’il n’est pas assez bon, je trouverai bien un moyen de l’exploiter pour parvenir à mes fins.

Quand Jeremy et son oncle se retrouvèrent dans le couloir, l’adolescent trébucha et retint de justesse un haut-le-cœur. Il ne savait pas qui de sa grand-mère, aux yeux brûlants de haine, ou de son oncle, à la pensée opportuniste, l’écœurait le plus.

Avec un juron exaspéré, Ed le redressa par le bras et le traîna à moitié jusqu’au bureau, où il le fit entrer sans ménagement. Jeremy se rattrapa de justesse au montant de lit de camp, la vue trouble, la gorge brûlée par la bile. Sa main blessée lui envoyait des vagues de douleur jusque dans l’omoplate.

— Repose-toi, lui intima Edward d’une voix lasse. Toi et moi, on a pas mal de boulot qui nous attend.

En se fermant, la porte plongea la pièce dans l’obscurité. Le silence se fit plus ardent.

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