- Chapitre 42 -

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Mercredi 28 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Son cœur effréné emplissait son crâne d’échos douloureux. Front collé à la vitre, Jim s’efforçait d’ignorer le regard pesant de la femme qui le surveillait et la voix automatique qui donnait les consignes de sécurité. Le train prenait sa lancée ; d’ici quelques secondes, la gare de Modros serait derrière eux.

— Ça sert à rien de les chercher, elles sont descendues du train il y a quinze minutes, elles doivent déjà être loin.

L’adolescent s’arracha à la contemplation des voies ferrées pour fusiller la jeune femme du regard. Elle devait avoir l’âge d’Alex, sa nonchalance en moins. Ses cheveux tressées au ras du crâne et sa bouche pincée exagéraient le sérieux qu’elle s’efforçait de laisser paraître. Elle portait une veste de jogging assortie d’un pantalon et dissimulait son arme de service dans un petit sac en toile calé contre sa hanche.

Jim ne connaissait même pas son prénom, mais il l’avait déjà vue. C’était l’inconnue métisse qui l’avait poursuivi après l’enlèvement de sa mère et de sa sœur.

— On se dirige où ? Ce train va jusque dans le Nevada.

Sa question n’arracha même pas un clignement des yeux à l’agente. Agacé, Jim retourna à la contemplation du paysage semi-urbain. Son corps tremblait d’un mélange de peur, de regret et d’excitation. Alex était-il bien tombé sur sa mère et sa sœur comme il l’avait espéré ? Avaient-ils déjà contacté Michael ou son père ? Si oui, essaieraient-ils de récupérer Jim avant qu’il rejoigne Edward ?

Nerveux, Jeremy bascula de nouveau son regard troublé vers la femme au visage de marbre. Dire qu’elle avait essayé de lui tirer dessus…

— Vous vous appelez comment ? finit-il par murmurer, plus impressionné par l’aura sévère de l’inconnue qu’il ne voulait le laisser penser.

— Tu n’as pas besoin de le savoir, rétorqua-t-elle d’une voix égale en daignant le regarder dans les yeux. Si tu veux t’adresser à moi, appelle-moi agent Colms.

Intimidé par la posture rigide et les yeux perçants de l’agente, Jim baissa légèrement le nez et marmonna :

— Vous travaillez pour mon oncle ? À la Ghost Society ?

— Oui et oui.

— On vous appelle les Fantômes ?

— Oui.

L’agent Colms n’avait l’air ni agacée ni enthousiasmée par la curiosité nerveuse de l’adolescent. Elle lui répondait, car c’était dans ses obligations de lui accorder de l’attention, mais elle se fichait bien de ce que pouvait penser le garçon. Il était sa mission et elle s’apprêtait à la terminer.

— C’est vous qui avez enlevé ma mère et ma sœur ?

Jeremy avait dû puiser dans les restes de son courage compressé d’angoisse pour oser lever la voix. Les prunelles sombres du Fantôme glissèrent lentement vers lui, comme si elle réfléchissait à sa réponse. Puis, avec un infime haussement d’épaules, elle répondit :

— Non, ce sont mes collègues qui s’en sont chargés, McRoy et Weil.

Jim était bien avancé. Malgré tout, il se sentit légèrement moins hostile à la femme assise en face de lui. Certes, elle l’avait poursuivi dans l’espoir de le capturer directement – n’hésitant pas à ouvrir le feu sur lui dans cette optique – mais elle n’avait touché ni à Maria ni à Thalia.

— Vous m’emmenez voir mon oncle ?

Un muscle se crispa dans la joue de l’agente, mais sa bouche forma tout de même une réponse :

— Oui. (Comme Jim entrouvrait de nouveau les lèvres, elle le devança :) M. Sybaris nous a ordonnés de te traiter correctement et de répondre à tes interrogations, mais je ne peux évidemment pas tout te dire. Notamment la destination à laquelle nous nous arrêterons et les raisons pour lesquelles tu dois rejoindre ton oncle. N’essaie donc pas de poser de questions en ce sens.

Brutalement refroidi par le ton cassant du Fantôme et son expression lasse, Jim referma la bouche et ne pipa plus mot. Par-delà la fenêtre, la banlieue urbaine avait laissé place à la campagne de la Vallée Centrale. Quand reverrait-il sa ville natale ?


Jim comptait les trous dans la toile de ses chaussures lorsque le train ralentit en gare. Il redressa le nez et interrogea du regard l’agent Colms. Comme pour les trois stations précédentes où ils avaient fait escale, elle l’ignora. Après cet arrêt, c’était le Nevada. Perplexe, l’adolescent retourna à la contemplation de ses baskets. Le siège de la Ghost Society se trouvait-il là-bas ? À vrai dire, l’emmenaient-ils au moins au siège ?

— Agent Colms.

Jeremy sursauta et se cogna le coude contre la paroi du train au son de la voix formelle. Un homme au crâne rasé et aux lunettes élégantes était planté devant eux. Il avait dû monter parmi les passants qui patientaient sur le quai. L’inconnu ne se gêna pas pour dévisager intensément Jim, qui finit par se détourner d’embarras.

— M. Sybaris devrait être satisfait, déclara-t-il avec un semblant de sourire avant de s’installer à côté du garçon dans un mouvement fluide. Tout s’est bien passé ?

— Oui, répondit laconiquement sa collègue de son ton égal.

— Parfait. (Il se tourna vers Jim, qui l’avait observé tout du long à la dérobée.) Je ne me suis même pas présenté. Je suis l’agent McRoy, spécialement rattaché à la section de M. Sybaris aux côtés des agents Weil et Colms.

— Je, je, bredouilla Jim en baissant les yeux, intimidé par l’intensité des prunelles brunes du nouvel arrivé. Je m’appelle Jer…

— On sait comment tu t’appelles, on cherche à t’obtenir depuis bientôt deux mois, le coupa l’agent McRoy avec un sourire.

L’obtenir ? Une boule d’écœurement bloqua le souffle de l’adolescent. Alors il n’était qu’un objet, un but, à leurs yeux ? Ces Fantômes avaient-ils au moins une once de compassion ?

C’est l’homme qui a enlevé maman et Thalia, réalisa Jim après coup. Le froid envahit sa poitrine en même temps que l’effroi et la colère. Cet agent McRoy devait approcher la quarantaine et faire le double du poids de sa mère. Avait-il malmené une femme deux fois plus menue que lui et une fillette de neuf ans ? Pourrait-il user de la force sur Jeremy s’il avait le malheur de ne pas répondre à leurs exigences ?

— Tu as soif ?

Coupé au milieu de son cheminement morose, Jim tourna un regard craintif vers l’agent McRoy. Il ressemblait à une parodie de Hitman avec une myopie et une chemise de touriste en voyage. Mais Jeremy ne doutait pas une seconde qu’il avait la même efficacité à tuer. Comme il tardait à répondre, le Fantôme haussa ses fins sourcils bruns en lui secouant la bouteille sous le nez.

Sans un mot, Jim prit l’eau et en avala quelques gorgées. Il n’avait pas bu une seule goutte depuis son départ de chez son père des heures plus tôt et la peur constante ne l’aidait pas à garder la bouche humide. L’agent Colms l’observa avec attention lorsqu’il revissa la bouteille pour la poser sur la tablette qui les séparait.

— Bien, nous voilà partis pour un délicieux petit trajet, souffla l’agent McRoy en se laissant aller dans son siège, les paupières mi-closes.

Quant à Jim, il fut incapable de se détendre, écrasé par la menace silencieuse que représentaient les deux Fantômes. Puis, tandis que le train repartait et que le paysage défilait à toute allure, sa vue se brouilla et ses sens s’amollirent. Avant qu’il ait pu comprendre qu’il avait été drogué, sa tête s’alourdit et bascula contre la vitre.


Une main le tenait fermement par le bras pour lui indiquer le chemin. Il manqua s’étaler dans des petites marches, mais on le retint de justesse. Quand ils quittèrent le toit roulant, ils ressortirent sous un autre toit, frais et noir. Dans l’obscurité, il entrevoyait vaguement le béton sous ses pieds, percevait difficilement les éclats de voix qui explosaient en tous sens, sentait parfois l’odeur et la fraîcheur du soir tombant.

Jim voyait les trous dans la toile de ses baskets et ses lacets défaits. Lorsqu’il marcha dessus, il partit brusquement vers l’avant, à peine conscient qu’il perdait l’équilibre, mais la main ferme l’agrippa de nouveau. Une exclamation titilla ses tympans assourdis, mais il ne la comprit pas.

L’asphalte laissa place à de la terre meuble. On le fit arrêter au bruit d’un claquement puis on le poussa dans un habitacle sombre qui fit hurler son semblant de conscience. On l’enferma, on le priva de lumière et de son, de sensations et d’explications.


Jeremy était allongé, les yeux entrouverts, son corps recroquevillé tressautant au rythme des aspérités sous les pneus de la voiture. La vitre teintée qui le séparait des sièges avant étouffait aussi la conversation entre les deux Fantômes. La drogue avait faibli et l’adolescent s’éveillait peu à peu. Son angoisse en profitait pour l’étreindre de minute en minute, le faisant rapetisser sur la banquette arrière et disparaître dans un brouillard confus.

Lorsque son cerveau cessa de tanguer dans sa boîte crânienne, Jim se redressa prudemment et observa l’habitacle. On lui avait mis de l’eau et un paquet de biscuits à disposition, mais il n’osa pas les toucher après l’épisode de la bouteille piégée. Les deux fenêtres comme la plage arrière étaient masquées par des vitres teintées. Il n’y avait que le bruit distant du moteur et le travail des amortisseurs pour lui indiquer que la voiture était en marche.

Comme Jeremy avait laissé son portable chez son père, il n’avait aucun moyen de connaître l’heure. Il laissa les irrégularités de la route le bercer et égrener les secondes, son esprit envahi de regrets apeurés, de questions sans réponse et d’espoir écrasé. Sa mère et sa sœur étaient en sécurité, c’était le plus important. Elles étaient en sécurité. En sécurité.

En sécurité.


Mercredi 28 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


Ils s’étaient réfugiés dans le café le plus proche pour éviter l’orage naissant. Maria discutait à voix basse avec Michael, aussi désemparés l’un que l’autre par la tournure des événements. Quant à Alex, incapable de savoir quoi faire des larmes de la femme et du désarroi de l’homme, il observait la fillette. Thalia n’avait pas pipé mot depuis sa descente du train si ce n’était pour remercier Mike lorsqu’il avait glissé un chocolat chaud sous son nez. Elle n’y avait pas touché.

Ses prunelles vertes étaient cachées par sa frange de cheveux bruns. Alexander ne voyait de son visage qu’un bout de nez rougi par des larmes silencieuses et un menton tremblotant de peur refreinée. Dans la tristesse et l’anxiété, elle ressemblait à son frère.

— Alex ? lança Mike en se tournant vers lui. Tu peux nous redire ce que Jeremy t’avait demandé par rapport à la gare ?

Avec un soupir, l’agent s’exécuta. Il comprenait à présent que sa Recrue l’avait piégé, qu’il n’avait jamais eu l’intention de repartir avec Alexander, qu’il ne l’avait appelé que pour retrouver Maria et sa fille sur place. En toute sincérité, Alex ne l’aurait jamais cru capable d’un tel plan.

— Ce que je comprends pas, marmonna Michael qui avait de nouveau vieilli de quelques années, c’est comment il a pu entrer en contact avec Edward pour organiser l’échange. Ethan m’avait prévenu qu’il avait craqué et informé Jeremy de la situation, mais ça n’explique pas comment il a obtenu le numéro de son oncle.

Les yeux dans le vague, la bouche morne, Maria ne répondit rien. Elle avait l’impression d’avoir été vidée, chassée de son propre corps, bousculée au plus profond de son âme. Puis un prénom lui fit lever le nez et cligner des yeux.

— Ethan ?

Une grimace furtive plissa les traits graves de Michael.

— Jem dormait chez lui depuis quelques temps. Il a dû prendre son portable pendant qu’il avait le nez ailleurs et récupérer le numéro d’Edward.

Ébahie, son amie ne répondit pas tout de suite. Elle était déjà livide depuis qu’elle avait appris que son fils avait servi de monnaie d’échange, mais elle parvint à blêmir encore plus.

— Ethan a pas été foutu de retenir Jeremy ? susurra-t-elle brusquement en se penchant par-dessus la table. C’est lui qui le gardait et il l’a laissé filer ?

La colère avait jeté du rouge sur les joues creusées de Maria et des étincelles brûlantes dans ses yeux gonflés. Mike comprit avec amertume qu’il ne pourrait pas complètement la convaincre de l’innocence d’Ethan.

— Maria, il était au travail ce matin avec moi. Si tu l’accuses d’avoir laissé filer Jeremy, alors il faut m’accuser aussi. Jem a été assez malin pour nous duper tous.

— Tu m’as dit que Jeremy avait fini à l’École ! s’exclama Maria avec véhémence. Pourquoi il n’y était pas ce matin ? Ethan a bien dû l’emmener ? Il n’a pas vérifié qu’il se rendait en cours ?

— Le matin, ils ont cours d’EPSA et Jem était suspendu à cause de ses doigts cassés, expliqua Mke avec une moue défaite. Il devait être chez son père ce matin et il a profité de son absence pour appeler Alex et procéder à l’échange.

Un mélange de colère aveugle, de désarroi écœuré et de culpabilité sauvage ravageait les traits de Maria. Mike savait qu’elle s’en voulait autant qu’elle en voulait à Ethan et à lui. Par besoin d’extérioriser, elle jetait son dévolu sur son plus proche interlocuteur. Ce n’était pas agréable, mais Michael ne lui reprochait pas. Comment aurait-il pu, alors qu’elle avait passé deux mois enfermée dans un deux-pièces à se ronger les sangs pour ses enfants ?

— Ethan et moi étions en train de monter une opération pour vous sauver sans sacrifier Jem, expliqua Michael d’une voix sombre après quelques secondes de silence.

Encore bouillonnante de colère et d’angoisse, Maria se contenta de le dévisager avec intensité.

— On avançait peu, car on n’était même pas sûrs de l’emplacement où Edward vous retenait prisonnières. Sans compter qu’on ne pouvait même pas faire appel à la A.A pour nous épauler. (Maria se mordillait la lèvre en pianotant sur la table, attentive aux dires de son ami, mais incapable d’ouvrir la bouche sans se mettre à gronder d’impuissance.) Peut-être que Jeremy a été le plus lucide et le plus courageux d’entre nous tous, en fin de compte. Il a été capable de contacter son oncle pour accepter son marché. Il a préféré remettre sa vie entre les mains d’un inconnu que de vous abandonner. Ethan et moi avons été aveuglés par notre lâcheté. On s’est crus à la hauteur de tout ça. Mais on a rien fait du tout. On a pas levé le petit doigt. C’est lui qui vous a sauvées. C’est mon p’tit gars.

Mike avait conclu sans pouvoir retenir une larme solitaire, la mâchoire contractée sous sa barbe taillée. Ce fut comme un signe d’approbation pour Maria : elle relâcha les épaules, écrasa les bras sur la table pour enfouir sa tête dedans et poussa un brève plainte gutturale. Elle avait l’air d’un animal blessé. Thalia se recroquevilla à ses côtés, ses yeux agrandis de crainte dans l’ovale de son visage pâle. Pétrifié par les sanglots hachés de la femme, Alex resta avachi sur place à dévisager ses interlocuteurs.

Ce n’étaient pas seulement Ethan et Michael qui avaient échoué. Ils avaient tous échoué.

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