- Chapitre 23 -

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Lundi 14 septembre 2020, Nevada, États-Unis d’Amérique.

Maria ouvrit les yeux en grimaçant lorsque Thalia lui asséna un petit coup dans la jambe au milieu de son sommeil agité. Avec un soupir, Maria se tourna sur le dos et contempla le plafond tout juste visible grâce aux rayons de lumière qui filtraient par la fenêtre aux stores baissés. Une semaine déjà qu’elles avaient été arrachées à leur vie. Cinq nuits passées dans cette petite chambre où elles se partageaient un lit double.

— Maman…

Le cœur pincé, elle tourna la tête vers la silhouette menue roulée en boule près d’elle. Thalia avait les paupières closes, le visage crispé, les poings serrés contre sa poitrine. Elle l’avait sûrement appelée dans son sommeil.

Les journées s’écoulaient au rythme de leurs angoisses fugaces ou prolongées. Si ce n’était un jeu de carte et une dizaine de romans empilés sur l’unique table de chevet, il n’y avait pas de distractions. Aucun outil électronique ou informatique pour éviter les tentatives de communication. L’unique fenêtre avait des barreaux et la porte était verrouillée de l’extérieur. Les seules fois où elle s’ouvrait, c’était quand les gardes au professionnalisme glaçant leur apportaient à manger. D’un autre côté, elles n’avaient pas les mains liées, avaient accès à une salle de bains attenante et trois repas par jour. Mais elles étaient impuissantes : leur geôlier n’attendait rien de Maria et de sa fille ; elles étaient de simples otages en attente de réponses.

Thalia fut de nouveau parcourue d’un spasme, qui la réveilla pour de bon cette fois-ci. Yeux papillonnant, il lui fallut quelques secondes avant de détendre ses muscles crispés par les cauchemars. La main tiède de Maria na tarda pas à chasser quelques mèches brunes de son front.

— Ça va, mon ange ?

En guise de réponse, la fillette la fixa de ses yeux verts éteints. Elle souriait à peine, mangeait tout juste, ne bredouillait que quelques phrases disparates et ponctuelles. Ses nuits de sommeil étaient agitées et son corps comme son esprit ne parvenaient plus à se reposer. Elle qui était d’habitude bourdonnante de curiosité, d’intérêt pour les autres et son environnement, elle se fanait à présent aussi vite qu’une fleur assoiffée.

Thalia n’avait que neuf ans ; comment avait-il pu lui faire ça ? Maria, passait encore, elle était adulte et la vie ne l’avait pas vraiment épargnée. Elle avait le cuir dur depuis son plus jeune âge, comme la plupart de ses proches. Mais Thalia… elle avait grandi dans l’insouciance de ce monde.

— Ça va aller, souffla Maria en souriant, laissant glisser ses doigts graciles sur la peau juvénile de la fillette.

Elle mentait, mais ce n’était pas le premier mensonge qu’elle chuchotait à l’oreille de sa fille. Ce n’était que l’une de ces énièmes paroles que ses lèvres murmuraient pour essayer de réconforter ses enfants. Pour tenter de les protéger, de leur épargner le monde dans lequel Maria avait grandi.

— Et Jeremy ?

Maria ne répondit pas tout de suite. Ses rares entretiens avec leur ravisseur n’avaient pas abouti sur des conclusions auxquelles elle pouvait se fier. Il lui en disait trop peu, mais la femme avait déjà établi des esquisses d’idées.

— Si nous sommes toujours là, c’est qu’il est en sécurité, finit par chuchoter Maria d’un ton qu’elle espérait confiant.

— Mais… reprit Thalia d’une voix tremblante, il est tout seul. Il va faire comment ?

— Il est plus débrouillard que tu le crois, la rassura Maria en passant une main réconfortante dans la chevelure presque noire de sa fille. J’espère qu’il a trouvé refuge chez l’oncle de Ryusuke.

Bouche plissée, Thalia hocha timidement la tête. Avec un rictus peiné, Maria l’attira dans ses bras et lui murmura quelques paroles douces en italien. Elle espérait qu’elle avait raison. Qu’on continuerait à les garder confinées sans leur faire de mal. Que son fils était en sécurité.


À une vingtaine de mètres, dans une autre pièce, Edward ne chercha pas à masquer son air irrité lorsque l’un de ses hommes lui fit son rapport. Il attrapa le stylo-bille qui traînait sur le dossier qu’il étudiait en ce moment et le fit glisser habilement entre ses doigts.

— L’agent Colms n’a pas été fichue de récupérer un gamin de treize ans ?

Loin de se laisser démonter par le ton cynique et le regard ennuyé de son supérieur, l’homme reprit d’une voix égale :

— L’agent Colms a apparemment été freinée par les forces de police locales, monsieur.

— C’est une plaisanterie ?

Cette fois, Edward avait sifflé en frappant du poing sur son bureau. Son agent fronça les sourcils, pinça brièvement les lèvres et déclara :

— La cible aurait trouvé refuge auprès d’officiers de police. En le suivant, l’agent Colms soupçonne également des agents de la A.A d’être restés auprès de lui tout au long de la filature.

— Des agents de la A.A ? Comment c’est possible ? Ils ne sont pourtant pas au courant de l’opération. (Les yeux ambrés d’Edward se rétrécirent d’un coup sous le coup d’une colère suspicieuse.) Seuls l’agent Colms, l’agent McRoy et vous-mêmes êtes au courant. Une taupe ?

Son interlocuteur déglutit en soutenant le regard acerbe de son supérieur.

— J’aime à penser que nous sommes tous loyaux, monsieur. (Comme Edward le toisait d’un air indifférent, sa mâchoire volontaire pourtant contractée, il reprit :) Je pense plutôt que l’agent Colms est tombée par hasard sur deux agents de la A.A.

— Elle a été repérée ?

— Pas à notre connaissance, monsieur. Le cas contraire, la A.A nous aurait contactés.

Un sourire de loup fleurit sur les lèvres d’Edward, qui se laissa aller en arrière sur sa chaise.

— Cette mission m’est toute personnelle, agent Weil. Même si la A.A nous contactait, le personnel responsable des relations inter-structures ne saurait que répondre. Même mes supérieurs à la Ghost ne sont au courant de rien.

Cette réponse ne détendit en rien les traits de l’agent Weil, qui restait debout les mains dans le dos.

— Enfin, dites à l’agent Colms de poursuivre ses recherches. Si possible, je voudrais éviter toute confrontation avec la A.A. Je ne tiens pas à ruiner nos relations diplomatiques.

— Bien, monsieur. L’agent Colms m’a précisé qu’elle avait trouvé une planque idéale pour la surveillance de l’appartement des Wayne, au cas où la cible reviendrait.

Songeur, Edward observa sans les voir les feuillets éparpillés sur son bureau, puis claqua la langue.

— Après une semaine, si Jeremy ne s’est pas montré chez lui, c’est qu’il y a des chances qu’il n’y revienne pas.

— Ça fait seulement trois jours que l’agent Colms surveille activement l’appartement. Il peut être passé avant.

L’agent Weil retint de nouveau une grimace lorsque son supérieur lui balança un regard courroucé. Le poing crispé sur son stylo-bille, Edward toisa l’homme pendant quelques secondes.

— Dites à l’agent Colms de surveiller encore quelques jours. Si elle n’a aucune piste d’ici le milieu de semaine, nous changerons de tactique.

Avec un hochement de tête discret, l’agent Weil acquiesça puis salua son supérieur avant de faire demi-tour. Edward le regarda partir du coin de l’œil puis jura tout bas en grec. L’agent Colms avait raté leur cible de près et cette dernière s’était à présent évanouie dans la nature. Edward n’avait plus qu’à espérer que l’adolescent soit en fuite. Car s’il avait trouvé refuge auprès de la A.A, ça compliquerait inévitablement les choses.

Un sourire pourtant satisfait étira les lèvres de l’homme. À vrai dire, même si le gamin s’était réfugié auprès d’agents de S.U.I, il avait toujours une carte maîtresse dans la manche. Ce n’était pas pour rien si Maria et Thalia Wayne étaient enfermées dans une chambre à quelques mètres.


Lundi 14 septembre 2020, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


Michael gardait les sourcils froncés et la bouche plissée tandis que l’ascenseur grimpait en chuintant la dizaine d’étages du siège administratif de S.U.I. Il n’avait pas beaucoup dormi du week-end et ses insomnies avaient creusé des poches sous ses yeux gris.

Alors qu’il se frottait le visage pour y chasser les brumes du sommeil, l’ascenseur s’arrêta et les portes s’ouvrirent. Une odeur de café, de bacon grillé et de pain chaud envahit l’espace autour de lui. La cafétaria. Avec un grognement, il se retint à temps d’aller se prendre un café. Il en avait déjà bu deux ce matin, un troisième et l’amertume allait lui sortir par les pores.

Les deux agents qui entrèrent dans l’ascenseur le saluèrent et Mike leur rendit la pareille par pure politesse. En temps normal, il aurait pris des nouvelles de la fille de l’un et du chat de l’autre, mais il n’avait pas le cœur à ça.

— Quel étage ? demanda-t-il d’une voix absente en levant le doigt vers les boutons lumineux.

— Attendez !

Agacé, Mike baissa le bras en même temps que les yeux puis patienta le temps que le retardataire atteigne la cage de l’ascenseur. À vrai dire, ils étaient deux. Les agents qui étaient entrés plus tôt s’esclaffèrent à propos de la promiscuité qu’ils allaient partager le temps d’un voyage puis tout le monde se serra.

— Salut, Mike !

Étonné par le ton enthousiaste malgré l’heure matinale, Mike leva le nez vers le jeune homme qui lui adressait un large sourire en dévoilant ses dents.

— Archer, soupira Michael en finissant par se dérider quelque peu. Même pas un mois que t’es là et déjà fourré à la cafet’ ? Ça promet…

— J’accompagnais juste mon recruteur, répliqua-t-il d’un ton faussement boudeur.

L’annonce envoya comme une décharge électrique dans le corps de Michael. La nuque soudain raide, il passa de l’expression légère d’Archer au visage plus pensif et renfermé de son partenaire.

— Ethan, souffla Michael avec une légère appréhension.

L’interpelé leva les yeux du dossier qu’il examinait puis sourit en reconnaissant son ami.

— Mike, je t’avais même pas vu. Tu as passé un bon week-end ?

Un bon week-end ?

Devant le regard inquisiteur de son partenaire, Michael s’efforça à prendre une petite inspiration pour garder le contrôle de sa voix. Alors qu’il appuyait sur le nombre qui correspondait à l’étage où il se rendait, il répondit d’un ton badin :

— Ouais, j’ai rien fait de folichon. Télé, repassage, ménage.

— Moi aussi, ça peut te rassurer, soupira Ethan en refermant son dossier d’un air distrait. J’ai cuisiné à l’avance pour la semaine.

Avant que Mike puisse relancer la conversation, Archer – qui était pourtant plus petit qu’eux deux – leur passa un bras autour du cou.

— Eh, les deux pré-quarantenaires, vous êtes vieux avant l’heure.

— Quel insolent, grinça Mike en agrippant affectueusement la nuque du jeune homme pour lui faire baisser le cou. Tu lui as pas appris les bonnes manières, Eth’ ?

— Si seulement j’avais pu, répondit celui-ci avec un sourire désolé. Archie, tu vas être en retard.

— T’avais promis de plus m’appeler Archie après ma majorité…

Alors que les portes s’ouvraient à un étage intermédiaire pour laisser passer les deux autres agents, l’homme grimaça d’un air contrit.

— Oui, désolé. Allez, file.

Après une dernière œillade moqueuse aux deux adultes, Archer bondit de l’ascenseur puis partit accomplir ses propres tâches. Une fois les portes fermées et l’élévateur de nouveau en mouvement, Ethan baissa le bras puis murmura :

— Mike, ça va ?

Celui-ci tressaillit puis ferma brièvement les yeux. C’était difficile de faire oublier à l’homme qu’il considérait comme son frère leurs vingt-cinq ans d’amitié. Avec un soupir, Michael se passa une main sur la nuque, la détendit du mieux qu’il put puis souffla :

— Ce mois-ci, ça va faire neuf ans que Karen m’a quitté.

C’était vrai. Mais c’était un mensonge. Ce n’était pas la réponse qu’il aurait dû donner à son ami. Mais il avait fait une promesse et il ne comptait pas la briser au bout de deux jours.

C’est bien pour toi, Jem.

— Déjà ? répondit Ethan au bout de quelques secondes. Et… ça te tracasse ? On dirait que tu n’as rien dormi de la nuit.

— Ça me tracasse, affirma Michael – qui avait pourtant fait le deuil de sa relation ratée avec la femme en question.

Mike évitait du mieux qu’il pouvait le regard songeur de son ami. Avec un soupir, Ethan décida finalement de laisser tomber le sujet puis tendit le dossier à son partenaire.

— Tu pourras y jeter un coup d’œil ? C’est le brief de la mission que Dimitri et Alexander aimeraient mettre en place dans la semaine. Ils comptent saisir la planque du tueur en série qu’ils suivent depuis le début du mois et l’arrêter. Ils ont sollicité notre avis et celui de notre responsable d’unité.

— Kurt Dert ? souffla aussitôt Mike – se rappelant sans mal le nom qu’avaient répété son filleul et son ami lorsqu’ils lui avaient raconté leur mésaventure.

Surpris, Ethan dressa le nez pour le dévisager un instant de ses yeux dorés.

— Tu as déjà pris connaissance du dossier ?

Oups, jura intérieurement Mike en faisant mine de réfléchir.

— Alexander a dû m’en parler lors d’une pause-café.

— Il boit du café ? Il a toujours refusé quand je lui en proposais.

Soudainement irrité par la perspicacité de son ami, Mike fronça le nez.

— Je dis pause-café, mais il devait être en train de fumer, tu le connais.

Un petit sourire dépité étira faiblement les lèvres d’Ethan. Tout en remettant le dossier à Mike, il hocha doucement la tête.

— Oui…

Michael s’assombrit face au ton de son ami. Il y avait parfois cette lancinante lassitude dans la voix posée d’Ethan. La fatigue d’un homme qui avait trop subi et qui s’était finalement résigné. Face à son air lointain, mélancolique, Michael dut résister à la brûlante tentation de tout avouer. Il savait qu’il finirait par le faire – c’était terriblement contre-productif de le maintenir dans le secret – mais c’était encore un peu tôt. Ethan se dévouerait corps et âme pour retrouver sa famille, peut-être au mépris de sa propre santé. Quant à Jim… il en voudrait horriblement à son parrain de l’avoir trahi.

Mike devait préparer le terrain, et des deux côtés.


Lorsqu’ils atteignirent l’étage de la haute administration de la A.A, Michael manqua percuter Alexander en sortant vivement de l’ascenseur.

— Désolé, Alexou, s’esclaffa-t-il en se déportant sur le côté.

Les yeux noisette de son cadet luisirent d’agacement à la mention du surnom, mais il se retint de faire la moindre remarque. Mike et son partenaire faisaient partie des agents les plus expérimentés ; il ne comptait pas leur manquer de respect pour le regretter plus tard.

— J’ai lu votre brief. J’approuve la stratégie de vous avez mise en place. Michael va jeter un coup d’œil lui aussi, mais il ne devrait pas y avoir de problème. (Ethan se tut un instant puis reprit d’une voix moins grave :) Au fait, j’ai entendu dire que Dimitri et toi aviez trouvé vos Recrues. Félicitations.

Alexander, qui était de resté de marbre, tressaillit puis baissa les yeux. Il ne se sentait pas fier ou satisfait de quoi que ce soit. C’était Dimitri qui avait abattu tout le boulot : lui n’avait fait que suivre les directives et les conseils de son partenaire.

— Ouais, c’est tout récent, acquiesça Alexander d’un air embarrassé. Deux gamins de Seludage. On attend les signatures du responsable du département.

Ça ne devrait pas poser souci, songea Mike pour lui-même, qui avait prévu depuis trois jours d’aller en toucher un mot à la personne concernée.

— Courage pour tout, alors, conclut Ethan avec un mince sourire. Ma propre Recrue m’en a fait voir des vertes et des pas mûres. J’espère que tout se passera bien pour toi.

Michael, qui était le seul à connaître les liens qui unissaient ses deux interlocuteurs et les Recrues en question, se mordit les joues pour ne pas pouffer. Il fallait qu’il mette au moins Alexander au courant de la situation, avant qu’une bourde soit commise involontairement.

Tandis qu’Ethan partait vers les bureaux administratifs, Michael posa une lourde paluche sur l’épaule d’Alexander. Alex fronça les sourcils, perturbé par l’air à la fois crispé et taquin qu’affichait son aîné.

— Faut qu’on discute, Alexou.

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