- Chapitre 22 -

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Vendredi 11 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Ryu observait le ciel gris qui crachait ses larmes, assis sur le lit de Jim – celui le plus proche de la fenêtre. Après avoir appris que son ami était recherché par l’administration de l’École, l’adolescent s’était réfugié dans sa chambre, abasourdi. Pourquoi Jeremy avait-il agressé l’une de leurs camarades ? Est-ce que l’incident aurait de grosses répercussions sur sa candidature ?

Jimmy, bon sang…

L’adolescent sursauta brutalement quand la porte s’ouvrit dans son dos. Le cœur serré d’appréhension, il se retourna et plissa les yeux dans la pénombre – il n’avait pas allumé les lumières, même lorsque le soir était tombé. Il dut fermer brièvement les paupières quand l’interrupteur inonda finalement la pièce de clarté.

— Ryu ?

Celui-ci dut réprimer en vitesse ses larmes lorsqu’il reconnut la voix de son ami. Alors qu’il gardait les yeux entrouverts à cause de la soudaine luminosité, Ryu aperçut l’imposante silhouette qui se tenait aux côtés de son ami. Un agent de la sécurité… ? Avait-il laissé Jeremy saluer son ami avant d’être interrogé à propos de l’agression ?

— Oh, Ryu ! s’exclama l’homme en s’avançant dans la chambre.

Le garçon ouvrit légèrement la bouche de surprise puis se leva en vitesse, manquant trébucher sur un tas de vêtements que Jim avait laissé traîner par terre.

— M-Monsieur Lohan, bredouilla Ryusuke de stupéfaction. Qu’est-ce que vous…

— Ça va ? le coupa Michael en fronçant les sourcils. Tu es tout pâle, mon garçon.

Avec une moue préoccupée, l’agent s’approcha de Ryu puis pressa la paume contre le front blafard de l’adolescent. Puis, avec un rictus d’incompréhension, Michael haussa les épaules.

— Tu as pas de fièvre, pourtant…

Mike se tut lorsqu’il remarqua l’air éberlué de Ryusuke. L’agent lui adressa un sourire complice, passa une main affectueuse dans ses mèches brunes puis souffla :

— Toi aussi, tu as l’air bien bousculé par les événements.

Michael contourna le lit pour se caler contre le bureau des adolescents. Jim s’était déchaussé et approchait timidement de son ami. Ils échangèrent un long regard, chargé d’inquiétude commune et de questions brûlantes.

— Écoutez, souffla Mike en les observant tour à tour, on va faire un point sur la situation. M. Scott m’a raconté dans les grandes lignes ce qui s’est passé, mais j’aimerais que vous m’expliquiez en détails.

Épuisés d’avance par leur tâche, les deux amis soupirèrent avant d’échanger un bref regard dépité. Face à leur humeur maussade, Michael se frotta la nuque d’un air pensif puis déclara :

— OK, j’ai envie de sushis. Je vais aller en acheter en ville, je fais au plus vite. Soyez prêts à tout m’expliquer à mon retour.

Mike se redressa, avala de ses grandes jambes les quelques mètres qui le séparaient de la sortie, puis se figea. L’air solennel, il capta le regard las de Jim et déclara :

— Jeremy, il faudrait que je mette ton père au cour…

— Non !

Le cri de l’adolescent arracha un soupir irrité à Mike. Ryu observa son ami d’un air pincé. Il avait refusé la proposition avant même d’y songer.

— Je laisse pas tomber, mon p’tit gars, rétorqua Michael d’une voix moqueuse. Je finirai par te faire craquer. Ou tu finiras par te rendre compte que c’est nécessaire. Dans tous les cas, j’espère que tu as conscience de l’aide que pourrait nous apporter Ethan pour retrouver ta mère et Thalia.

— Rien du tout, voilà ce qu’il pourrait nous apporter, siffla l’adolescent avec véhémence.

Lassé par l’entêtement revêche de son filleul, Michael soupira puis ouvrit la porte de la chambre. Il adressa un signe de main aux adolescents.

— Je reviens vite !

Dès que le battant se referma derrière Mike, Ryu s’approcha de son ami et, avant qu’il puisse se soustraire, l’empoigna entre ses bras. Il sentait la pluie et le cuir, la morosité et l’épuisement.

— Jimmy, gémit Ryusuke en fermant les yeux, le nez dans le cou de son ami. Bon sang, mais t’as fait quoi… ? J’ai eu tellement la trouille pour toi.

Gêné par leur proximité, Jim ouvrit la bouche pour lui demander de s’écarter, mais laissa mourir ses reproches. Pétrifié, il dévisagea Ryusuke tandis que celui-ci sanglotait contre son épaule. Est-ce que c’était vraiment pour la disparition momentanée de Jim qu’il pleurait ?

— Ryu… désolé.

Mais les larmes de Ryusuke n’en finissaient plus. D’une voix tremblotante, celui-ci croassa :

— J’aurais jamais dû te crier dessus, tout à l’heure. Je suis tellement désolé, Jimmy. C’est ma faute. Si je t’avais pas fait de reproches, tu serais resté avec nous. Tu aurais pas croisé Emily.

— Mais non ! s’exclama aussitôt Jeremy d’un ton catégorique. J’avais besoin d’être seul un moment. Et… je suis tombé sur Emily par hasard. Ça s’est pas bien passé et…

Il haussa les épaules pour résumer la suite des événements.

Quant à Ryu, il sanglotait toujours contre son ami, incapable de redresser son cœur écrabouillé ou ses pensées dévissées. Il avait l’impression de tomber, d’être incapable de retrouver son chemin. Jeremy était à la fois son ancre et sa lumière. Agrippé à ce dernier à lui en faire mal, Ryu le suppliait mentalement de lui rendre son étreinte.

Mais, embarrassé par la situation, Jim le repoussa gentiment en esquissant un sourire qui se voulait réconfortant.

— Allez, Ryu, ça va le faire. Mike va revenir, on va manger un bout ensemble puis on va tout lui raconter. (Jim laissa ses épaules tomber tandis que ses traits se détendaient quelque peu.) Maintenant qu’il est là… ça change la donne. On est plus tout seuls.

Dépité par le manque de considération de son ami, mais trop honteux pour lui faire remarquer, Ryusuke se contenta de le dévisager. Lui aussi était évidemment soulagé et heureux de l’aide Mike, mais il ne s’était pas estimé seul jusqu’ici. Sans mentionner Jim, il avait aussi Dimitri.

— Désolé, finit par lâcher Ryu d’une voix blanche en allant s’asseoir sur son lit. J’ai eu peur.

Jeremy le dévisagea de ses prunelles dépareillées, d’un air à la fois soucieux et interdit.

Il comprend pas, réalisa Ryusuke avec accablement. Il comprend pas à quel point je m’inquiète pour lui.

À court de solutions immédiates, Ryu adressa un sourire tordu à son ami. Jim détourna les yeux en pinçant les lèvres. Il avait du mal à saisir toutes les expressions de son compagnon depuis leur arrivée à l’École. Ce n’était pas un changement à proprement parler, mais des instants fugaces, des regards troublés, des rictus crispés, qui commençaient à marquer le décalage qui s’opérait inexorablement entre eux.


Au milieu de leurs bouchées de sushis, les deux garçons contèrent à Michael les événements de la semaine. L’agent de la A.A avait perdu son habituel air mutin et son sens de la répartie. Ses yeux gris dansaient dans le vide, au rythme des plans mentaux qu’il établissait. Sa mâchoire puissante se contractait en même temps que ses poings. Il n’était pas si inquiet pour l’avenir des deux adolescents : il préférait les savoir à l’abri à l’École sous la tutelle de deux collègues plutôt que déambulant dans les rues de Seludage. Son appréhension se tournait vers Maria et Thalia : les propos de Jim l’avaient plongé dans des affres de réflexions moroses. Le mieux était que Mike vérifie par lui-même l’appartement de Sludge pour se faire une idée de ce qui s’y était déroulé, mais…

— Mike ? marmonna Jim en lui attrapant la manche.

Sorti de ses pensées par le geste de son filleul, Michael dévisagea l’adolescent d’un air encore contrarié. Face à la moue peinée qui commença à gagner les traits de Jim, l’homme se détendit aussitôt et lui ébouriffa les cheveux.

— Désolé, p’tit gars ! Tu disais ?

— Pour maman et Thalia… Tu peux te renseigner ? (Avant que Mike puisse répondre, Jim serra les dents puis grommela :) J’ai demandé à Alex, mais il a pas réussi à avoir l’autorisation de la A.A pour chercher des infos.

Michael le dévisagea quelques instants avant d’appuyer son menton sur sa main avec un sourire en coin.

— Ça ne me posera pas de problème, à moi, le rassura-t-il en retrouvant peu à peu son air taquin. Tu ressembles à ton père, Jemmy.

Comme l’adolescent le fusillait du regard en prenant un air outré, son parrain s’esclaffa :

— Et là, à ta mère.

Agacé d’être tourné en dérision par l’agent, Jeremy se renfrogna et ne pipa plus mot.

— Pour être honnête avec toi, Jem, tout ça me dit rien de bon. Ni Ethan ni moi n’avons reçu de nouvelles de Maria ni de demande de rançon. La piste de l’enlèvement est donc étonnante. Pourquoi enlever une femme et sa fille si on ne contacte pas les proches derrière ? (Le regard de l’homme se fit plus dur.) Quant à la femme qui t’a pris en chasse… tu pourrais me la décrire ?

Jeremy s’y efforça du mieux qu’il put, mais ses souvenirs s’étaient envolés sans qu’il s’en rende compte. Malgré la description physique qu’il révéla à Mike, ce dernier conserva un air dérouté.

— Je ne vois aucun membre de S.U.I qui correspond à ces caractéristiques. Bien évidemment, je ne connais pas entièrement le personnel, mais cette femme doit être un agent de terrain d’après son comportement. Or, j’ai déjà vu au moins une fois chaque agent de terrain de S.U.I ou de la A.A. Bon sang, je ne sais même pas par où commencer…

Guère rassuré par l’air abattu de son parrain, Jim sentit son ventre se tordre d’angoisse. Si même Michael, l’adulte le plus proche de lui en l’absence de sa mère, était incompétent, alors que faire ?

— Prends pas cet air de chien battu, Jemmy, souffla Mike en lui serrant l’épaule. On va procéder par étapes. La première chose…

Michael enfourna le dernier sushi de son assiette, mâcha consciencieusement quelques secondes puis déglutit. Quand il posa les yeux sur son filleul, il ne souriait plus.

— Faut qu’on règle cette histoire avec la jeune Hobs.


Jeremy s’en sortit avec un rappel à l’ordre – un de plus et c’était l’exclusion temporaire – ainsi qu’un mois de travaux d’intendance pour l’École. Mike avait rencontré le représentant d’Emily – Jim n’était pas certain d’avoir bien compris qui il était – et réussi à négocier auprès de M. Scott.

Quand l’adolescent questionna son parrain à propos de la situation, Mike resta évasif :

— Je n’allais quand même pas laisser les Hobs te foutre à la porte de l’École alors que tu viens tout juste d’y entrer. Même si tu as clairement cherché les ennuis en agissant aussi impulsivement.

Adossé contre le mur de l’un des couloirs de l’administration, Jim se fit plus petit en essuyant la remarque sèche de son parrain. Puis il plissa les yeux en observant le dos large de Michael qui se payait à un café au distributeur.

— Les Hobs… tu parles d’eux comme si tu les connaissais. Et comment t’as fait pour les convaincre ? Emily me détestait déjà avant que je la frappe. Alors maintenant…

Tout en touillant distraitement son café, Mike se retourna vers lui avec une moue pincée.

— Je suis plus tout jeune à la A.A, Jem. Déjà vingt ans que j’y travaille. On finit par savoir quelles sont les puissances, tout en haut. Il y a des familles, tu sais. En plus de nos deux dirigeants.

— Des… familles ?

— Oui, des particuliers qui ont investi de l’argent dans la société. En échange de leur investissement, ils obtiennent des droits d’intervention, d’influence… Ils finissent par avoir leur petite autorisation implicite à diriger deux-trois trucs.

Crispé par la nouvelle, Jim ne répondit pas tout de suite. Valentina lui avait déjà fait un topo sur la situation… mais il avait estimé que c’étaient des exagérations, des messes basses d’adolescents qui couraient dans les couloirs. Que les rumeurs étaient la principale source de pouvoirs des Réguliers.

— Mais… alors… Emily est la fille de gars qui ont investi dans la A.A ? C’est pour ça qu’on dit qu’elle est « intouchable » ?

— T’as compris, soupira Michael d’un air las en inspirant une goulée brûlante de café.

Sourcils froncés – Mike se retint de lui dire que c’était avec cette moue renfrognée qu’il ressemblait le plus à son père – Jim observa la porte du directeur au loin.

— Comment t’as fait, alors ? Je vous ai entendus discuter, avec M. Scott. Le représentant d’Emily voulait mon renvoi immédiat et définitif.

Michael pouffa, manquant s’éclabousser avec son café. Il fit la grimace, s’assura que sa boisson était stable, puis répondit d’un ton tranquille :

— J’suis pas un bleu, Jemmy, j’ai de l’expérience derrière moi. Je travaillais pour la A.A avant que les Hobs n’y investissent. Alors, disons que… j’ai joué avec les mêmes cartes qu’eux, même si c’est pas très bien. Malheureusement, j’avais pas vraiment d’autres solutions.

— Les mêmes cartes ?

— Les Hobs voulaient profiter de leur influence pour renvoyer une p’tite Recrue impétueuse comme toi. Je leur ai dit que tu étais la Recrue de mon collègue, que tu étais le fils de mes amis, et que je veillais sur toi. Bref, que s’ils voulaient pas d’ennuis, il fallait pas m’ennuyer moi.

Pas certain d’avoir saisi les sous-entendus de son parrain, Jeremy le fixa en silence d’un air songeur. Avec un sourire las, Mike lui fit signe d’approcher.

— Et il y a quelque chose dont le directeur a pris conscience depuis que je suis arrivé. Cet élément l’a définitivement convaincu d’accepter les termes que j’ai proposés.

Haussant un sourcil pour l’inviter à poursuivre, Jim croisa les bras sur sa poitrine. Il devait reconnaître que Mike avait un côté intimidant. Ce n’était pas seulement son physique d’ours des cavernes, mais aussi cette lueur de malice calculatrice au fond de ses yeux, ce sourire taquin au coin de sa lèvre quand il se savait en position de force.

— Approche, p’tit gars, souffla l’agent en se dirigeant vers la salle d’attente du directeur.

Aussi perplexe qu’impatient, Jeremy lui emboîta le pas et s’arrêta près de la table basse qui supportait une dizaine de vieux magazines donnés par le personnel qui n’en voulait plus. Michael considéra un tableau accroché au mur d’un air pensif avant de se tourner vers l’adolescent.

— Je sais que tu ne le portes pas, mais tu te rappelles le nom de famille de ton père ?

— Quand même, s’insurgea Jim en roulant des yeux.

— Eh bien… regarde.

Il lui indiquait le tableau au mur. Déconcerté, Jim suivit son regard, mais ne trouva pas de réponse dans le portrait de femme accroché. Avec un soupir, Mike le fit avancer d’une petite tape entre les omoplates.

— Va voir plus près.

Avec une moue agacée, Jim obéit. La femme peinte devait avoir la trentaine au moment de la pose, mais son air revêche, ses lèvres pincées et son regard noir perçant creusaient un visage sévère. Elle avait l’air âgée sans l’être réellement. Après avoir observé le portait, Jim remarqua une légende inscrite discrètement en-dessous :

Mme Alexia SYBARIS, fondatrice de la A.A, de S.U.I et de leurs composantes

Pour être sûr de ce que ses yeux voyaient, Jim relut plusieurs fois l’intitulé. Au bout de quelques secondes, il réalisa que les mots étaient réels, tout comme le serpent d’angoisse qui se réveilla brutalement au fond de son ventre.

Ébahi, il se tourna vers Mike, qui lui adressa un sourire contrit.

— Voilà la dernière carte que j’aurais abattue si j’y avais été contraint. Ça aurait été cocasse que le directeur renvoie le petit-fils de la femme qui est à l’origine de tout ça. (Il lâcha un éclat de rire désinvolte en donnant une tape entre les épaules de Jim.) Heureusement, le représentant des Hobs a cédé avant que j’en vienne à cette extrémité.

Tout en terminant son café d’une rasade, Mike se détourna et se dirigea vers la sortie. Planté devant le tableau, pâle et l’air défait, Jim ne le vit pas partir.

C’est une blague ? C’est une foutue blague ?

— Jem ? lança Michael en revenant sur ses pas lorsqu’il constata que le garçon ne le suivait pas.

Avec une sueur froide, Jeremy finit par s’arracher à la contemplation du tableau.

— Bordel, lâcha-t-il finalement d’un ton atone avant de se diriger vers son parrain. Bordel de merde. Oh merde merde merde.

— Ouais, on a tous plus ou moins la même réaction devant la tronche de ta grand-mère, acquiesça Michael d’un ton faussement grave. Si tu veux tout savoir, elle…

— Non, le coupa abruptement Jim en se figeant. Non, je veux pas. Mike, tu l’as dit toi-même, je porte pas le nom de mon père. (L’adolescent lui adressa un regard d’une sèche détermination avant de poursuivre :) C’est bien pour de foutues raisons.

Sans un mot de plus, l’adolescent reprit son chemin d’un pas raide, les épaules voûtées comme pour se protéger des révélations qui commençaient à lui pleuvoir dessus.

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