- Chapitre 21 -

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Vendredi 11 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Jim s’autorisa enfin à se détendre. Il ferma les yeux, baissa les épaules et décontracta ses jambes. Mike n’allait pas tarder à arriver et il pourrait tout lui expliquer. Rechercher sa famille disparue serait beaucoup plus aisé.

— Ben ça alors… murmura Ryan Scott d’un air ébahi en reposant son téléphone.

Jeremy se retrancha sur lui-même face au regard à la fois surpris et curieux du directeur. Dans son dos, M. Cross marmonna quelques mots inintelligibles avant d’ouvrir soudainement la porte.

— Manuel ? l’arrêta M. Scott en se redressant sur son siège. Où tu vas ?

— Ranger les ballons que j’ai laissés sortis. Tu as encore besoin de moi ?

— Eh bien… je pensais que tu pourrais peut-être surveiller Jeremy en attendant Michael.

Le professeur afficha une mine dépitée en basculant son regard féroce sur Jim. Ce dernier se renfrogna aussitôt et se détourna. Il n’avait pas besoin d’un babysitteur.

— Je te l’ai ramené, j’ai déjà fait ma part du boulot, maugréa le prof d’un ton maussade.

— Tu peux revenir après avoir rangé les ballons ? insista Ryan Scott en se levant. J’ai eu une longue journée et je prendrais bien cinq minutes pour boire un café.

Visage fermé, le prof se retint de lui asséner que lui non plus n’avait pas chômé de la journée. Avant qu’il n’ait pu répondre quoi que ce soit, Ryan s’avança vers lui et, tout en indiquant Jim du menton, ajouta doucement :

— Sans compter que celui-là risque de nous réserver des surprises. Dès que tu seras revenu, j’irai me prendre un café et on verra ça ensemble.

— Tu me laisses pas trop le choix, conclut M. Cross d’un ton formel, quoique grinçant.

Un éclat de compassion luisit dans les prunelles bleutées de Ryan Scott, qui esquissa un rictus contrit et serra l’épaule de son collègue.

— Désolé, Manuel, je sais que j’en exige de toi plus qu’à d’autres.

Celui-ci soupira puis se décida à aller ranger les ballons. Bientôt quarante ans qu’il était professeur ici. Évidemment que le directeur pouvait lui faire confiance et lui confier des tâches annexes. Même si c’était rarement une partie de plaisir.


Jeremy observait le bout de ses baskets abîmées. Il avait laissé des empreintes humides sur le parquet et ne doutait pas que sa chaise portait la trace de son pantalon mouillé. Malgré ses deux épaisseurs de vêtements, il frissonnait et ne rêvait que d’un chocolat chaud.

— Qui est Michael pour toi ?

La voix du directeur lui fit lever la tête. Appuyé contre le chambranle de la porte, l’homme au visage affable le toisait avec intérêt. Intimidé et mal à l’aise, Jim baissa de nouveau les yeux avant de hausser les épaules.

— C’est… un proche. De ma mère.

Étonné de la réponse, Ryan Scott hocha la tête et ajouta :

— Tu sais qu’il travaille pour la A.A. Tu n’as pas estimé nécessaire de le dire à ton recruteur ?

Jeremy serra les poings tout en fixant les cadres photo installés dans un coin du bureau massif.

— Je pensais pas qu’ils pourraient se connaître, mentit-il en haussant les épaules avec indifférence.

— Les agents de la A.A ne sont pas nombreux, lui apprit Ryan Scott en faisant quelques pas vers lui. Une cinquantaine en tout.

Feignant l’inintérêt, Jim afficha une moue agacée en observant l’extérieur par la baie vitrée. Ryan Scott continua de l’observer, mains croisées dans le dos, et soupira. L’adolescent ne lui disait pas tout.

— Ce sera déjà plus simple pour nous de traiter avec les parents d’Emily si tu as un tuteur pour te représenter.

Bouche pincée, Jeremy garda pour lui ses réflexions. Maintenant qu’il comptait mettre Mike au courant, il n’était plus si certain de vouloir rester ici… surtout s’il devait fréquenter Emily et sa bande au quotidien.

— Je suis de retour ! lança la voix caverneuse de M. Cross quelques secondes avant qu’il n’apparaisse à l’entrée du bureau.

Avec un sourire aussi spontané que son retournement de talons, Ryan Scott s’élança vers le couloir qui donnait plus loin sur une salle de repos.

— Je vais chercher mon café ! J’en ai pour cinq minutes.

Dix plutôt, corrigea mentalement M. Cross en posant un regard las sur son élève.

— Wayne, bouge tes miches de la chaise du directeur. Tu fous de l’eau de partout.

— C’est maintenant que vous me dites ça ? grommela Jim en s’exécutant.

L’air maussade, il sortit du bureau et alla s’affaler sur l’un des canapés de la salle d’attente. Il dut croiser les bras sur sa poitrine pour se réchauffer quelque peu.

— Je peux pas retourner dans ma chambre me changer ? marmonna-t-il en jetant un regard implorant à son professeur.

— Nope, tu bouges pas.

Le garçon maugréa quelque chose à voix basse, mais son prof était trop loin pour l’entendre. Il pouvait bien râler, ça ne changerait rien.


M. Scott se prit effectivement dix bonnes minutes de pause. Lorsqu’il revint, son visage affichait un air plus détendu. Presque jovial, il retourna s’installer à son bureau et entreprit de lire l’actualité sur son smartphone en attendant la venue de Michael.

— Dis-moi, Wayne…

À moitié endormi, Jeremy jeta un coup d’œil inquisiteur à M. Cross, assis en face de lui dans un fauteuil.

— Michael Lohan… tu le connais d’où ?

De plus en plus fatigué et irrité, Jim ne prit cette fois pas la peine de masquer son agacement :

— Vous aussi, vous comptez me faire passer un interrogatoire ?

Le prof haussa un sourcil étonné face à la colère de son élève. Puis, avec un rictus moqueur, il secoua négligemment la main.

— Calmos, ma colombe, j’insiste pas.

Soulagé, Jim soupira, s’enfonça dans le confortable canapé puis ferma les paupières. Il rêvait d’une bonne douche chaude, d’un bon repas copieux et d’un bon lit douillet. Il rêvait de retrouver sa mère pour s’excuser de s’être absenté pendant qu’elle se faisait enlever. Il rêvait de revoir sa sœur pour la serrer dans ses bras.

Ça, oui, il rêvait.

— Jeremy ?

À moitié assoupi, l’adolescent ne réagit pas tout de suite. Une main large lui entoura l’épaule pour le secouer doucement.

— Jem, réveille-toi, mon p’tit gars.

Cette fois, l’adolescent rouvrit brusquement les yeux et leva le nez vers l’homme qui était penché au-dessus de lui. Les iris argentés de son parrain s’éclairèrent de malice tandis qu’un grand sourire découvrait ses dents blanches.

— Mike, geignit Jim en bondissant du canapé.

Le presque-quarantenaire glissa un bras dans le dos encore humide du garçon pour l’attirer contre lui. Plus grand que M. Cross et tout aussi costaud – quoiqu’un peu plus large de ceinture – Michael ne rencontra aucune résistance de la part de son filleul.

— Wow, t’as encore grandi, marmonna-t-il en tapotant le sommet du crâne de l’adolescent. Mais ça fait que quatre mois qu’on s’est pas vus…

— Que dalle, tu le sais bien, rétorqua Jeremy avec amertume. Foutue croissance.

Amusé par la colère aveugle de son filleul, Mike le repoussa doucement en l’inspectant du regard. Ses yeux fatigués, mornes, sa bouche plissée et ses traits crispés ne lui échappèrent pas.

— Tu finiras par grandir, Jemmy, souffla l’homme d’un ton réconfortant en lui repoussant les cheveux en arrière. T’as le visage tout égratigné, qu’est-ce t’as fichu ?

— J’me suis mangé le sol, marmonna l’adolescent en se renfrognant.

Il en profita pour jeter un regard noir à son professeur, responsable des éraflures qui couvraient son menton et son nez. Ayant intercepté le mouvement des yeux de son filleul, Mike esquissa un sourire mi-figue mi-raisin.

— Lohan…

L’agent de la A.A, qui était encore en costume de travail, se retourna vers M. Cross. Il avait suivi l’échange entre parrain et filleul d’un air intrigué.

— Bonjour M. Cross, le salua finalement Mike avec un sourire sincère. J’espère que les caramels de votre femme vous rendent un peu moins aigri chaque jour. Mais, vu la tête que vous faites, je ne crois pas que ce soit le cas.

— Fanfaron, grinça le professeur en retour. T’as pas changé, Lohan, toujours des conneries qui te chatouillent les lèvres. Ton partenaire n’est pas avec toi ?

— Pas aujourd’hui, répondit simplement Michael avec un sourire en coin. Ryan est là ?

Le directeur se présenta à la porte de son bureau à la mention de son nom.

— Désolé de te déranger en fin de journée, souffla Ryan Scott avec une grimace.

— Tu n’y es pour rien, le rassura Mike avant de se tourner vers l’adolescent. Jem, viens m’expliquer ce qui se passe.

Tandis que Michael faisait avancer son filleul dans le bureau, M. Cross se leva à son tour et referma derrière eux. Ryan Scott les invita à s’asseoir avant de faire basculer son regard de son ancien à l’actuel élève.

— Je crois qu’on a pas mal de choses à se dire.


Jeremy était plus concentré sur le profil de son parrain que sur les mots qui franchissaient les lèvres du directeur. Mike ne s’était toujours pas rasé – il piquait désagréablement quand on s’approchait trop de ses joues – mais au moins sa barbe était taillée. Ses cheveux châtain sombre étaient bien coiffés et il dégageait de l’assurance malgré sa posture quelque peu avachie.

— … est à présent une Recrue. Jeremy ?

L’appel du directeur arracha l’adolescent à sa contemplation. Sa fatigue mêlée d’impatience et d’appréhension l’empêchait de se concentrer pleinement. D’un regard appuyé, Mike l’incita à se focaliser sur ce qu’on lui demandait.

— Pardon ? bredouilla l’adolescent en rougissant légèrement.

Le directeur soupira, mais lui adressa un mince sourire affable.

— J’expliquais à Michael que l’agent Maas t’avait recruté et que tu étais à l’École depuis lundi dernier.

Jim hocha la tête tout en observant de biais son parrain. Michael fronçait les sourcils, la mine préoccupée. Ça ne lui ressemblait tellement pas que Jeremy en eut le cœur serré. Sentant le regard du garçon peser sur lui, Mike se tourna. Mais ne lui sourit pas.

— Jeremy, où sont Maria et Thalia ?

La question jeta un froid morose dans la pièce. M. Cross se redressa en fronçant les sourcils tandis que Ryan Scott écarquillait soudainement les yeux.

— Maria Wayne, souffla-t-il pour lui-même en dévisageant son élève.

— Elles ont été enlevées, répondit aussitôt l’adolescent d’une voix cassée. Mike, j’suis désolé. J’aurais pas dû partir, j’aurais dû rester, je sais. J’suis vraiment désolé… maman… Thallie… Le hangar, le tueur…

En apercevant les larmes gonfler les yeux de Jim, Michael lui agrippa les épaules pour le saisir fermement. Il connaissait son filleul : Jeremy était en train de se laisser emporter par la vague de ses émotions et risquait d’être submergé.

— Jeremy, reprends-toi, ordonna-t-il d’un ton ferme, mais sans brusquerie. J’ai besoin que tu m’expliques les choses calmement et distinctement.

Alors que l’adolescent prenait une grande goulée d’air, M. Scott se passa une main dans les cheveux en marmonnant d’un air consterné :

— Tu es le fils de Maria et Ethan.

La déclaration fit lever les yeux à Mike, qui hocha la tête en signe d’assentiment. Jeremy ignora délibérément le directeur, serra les poings, insuffla une deuxième fois puis reprit :

— Maman et Thalia ont disparu de l’appartement. Je suis parti avec Ryu pendant quelques heures et, quand je suis revenu, elles étaient plus là. On a rien volé, mais y’avait des meubles renversés. Alors j’imagine qu’elles ont été enlevées.

Stupéfait, Michael ne réagit pas tout de suite. Il lâcha les épaules de son filleul pour l’attirer contre lui et le serrer doucement dans ses bras. Son visage exprimait la confusion que les révélations de Jim avaient jetée en lui.

— T’es pas censé être mort ?

La question de son ancien professeur froissa les traits crispés de Mike. Il ne se gêna pour le considérer d’un air sombre.

— M. Cross, avec le respect que je vous dois maintenant pour rattraper l’insolence de mes jeunes années, par pitié, taisez-vous.

Le prof soupira, croisa les bras sur sa poitrine et observa la silhouette malingre de Jim appuyée contre l’homme. Il paraissait inoffensif entre ses bras, bien loin de l’ado impertinent et désespéré qu’il avait affronté une quarantaine de minutes plus tôt.

— Michael, dit le directeur d’une voix posée, va souffler un moment avec Jeremy. On reparlera de tout ça plus tard. Je… je crois qu’il y a pas mal d’éléments à encaisser chacun de notre côté.

— On va faire ça, acquiesça-t-il avec un hochement de tête reconnaissant. On se retrouve plus tard.

Avec précaution, Mike se leva en entraînant son filleul avec lui. La vue brouillée par la fatigue et les larmes qu’il s’efforçait de retenir, Jim se laissa guider jusqu’à la sortie du bureau, où il s’appuya contre son parrain comme s’il tanguait.

— Sois fort, mon p’tit gars, chuchota Michael en glissant un bras dans son dos. J’ai besoin de que tu assures, Jem.

— J’peux plus assurer, Mike, répliqua Jeremy d’une voix étouffée de sanglots comprimés. Je tiens plus. J’en peux plus. J’veux juste maman. Thallie. Et toi.

Michael n’eut pas le cœur de lui reprocher son comportement. Il avait treize ans et venait de perdre sa mère et sa sœur. Mike lui-même n’aurait peut-être pas été aussi courageux.

— Je sais, désolé, chuchota-t-il en saisissant son filleul par les épaules pour le tourner face à lui. Jeremy… allez, pleure pas, je suis là, OK ?

Comme les larmes de l’adolescent dévalaient enfin ses joues, Mike les essuya doucement avec son pouce. Jim tressaillit puis baissa le nez en serrant les dents.

— Tu veux retourner dans ta chambre, le temps que ça aille mieux ?

Bien trop déstabilisé pour infirmer, Jeremy hocha la tête et se laissa mener par son parrain. Il n’avait pas encore l’impression d’avoir touché terre ferme, mais se sentait déjà rattaché à une ancre solide. Il avait sûrement évité la noyade de près.

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