- Chapitre 14 -

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Mardi 8 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Ryusuke laissa tomber un sachet de biscuits dans le panier à son bras puis tourna à l’angle du rayon pour rejoindre Dimitri. Son recruteur comparait les prix de diverses marques de pâtes.

— Tu es sûr que ça ne vous dérange pas, Alex et toi, de nous payer les courses ?

L’agent lui adressa un sourire rassurant en déposant un paquet de macaronis dans le panier.

— Ce ne sont pas quelques courses qui vont nous endetter. Et il faut bien vous nourrir, en attendant la validation de vos dossiers.

Reconnaissant, Ryu hocha la tête puis emboîta le pas à son recruteur, qui se dirigeait vers les caisses. Alors qu’ils plaçaient la dizaine d’articles sur le tapis roulant, l’adolescent souffla :

— Sois honnête avec moi… On a nos chances, Jim et moi ? (Comme Dimitri lui jetait un regard en biais, l’air préoccupé, Ryusuke ajouta :) L’École est un établissement prestigieux. Même dans mes rêves, je n’y pensais pas. Je sais qu’il y a que les enfants des familles riches et les élèves doués entrés sur bourses au mérite qui y sont. Je… j’ai l’impression d’être une vieille chaussette, à côté.

La comparaison arracha une grimace attristée à l’homme. Il posa une main bienveillante sur l’épaule de Ryu et se pencha pour lui murmurer :

— C’est justement parce qu’il y a des élèves comme Jeremy et toi, qui n’ont pas forcément d’argent ni un dossier scolaire irréprochable, que les Recrues existent. Certains agents actuels de la A.A, aussi brillants soient-ils, étaient de vrais cancres à l’école. Mais l’établissement de S.U.I leur a donné une chance. J’espère qu’il en ira de même pour ton ami et toi.

Dimitri dut interrompre sa discussion car le caissier réclamait la note. L’agent paya rapidement, fourra les articles dans un sac en papier, puis se dirigea vers la sortie, Ryu sur les talons. Dehors, le soleil de fin d’été faisait gazouiller les oiseaux et luire les vitres des bâtiments alentours. Ryusuke inspira goulument l’air tiède avec soulagement. Même s’il aurait été incapable de s’affirmer détendu ou pleinement satisfait, il éprouvait parfois des bouffées d’enthousiasme ou de réconfort qui lui promettaient un bonheur sincère à venir. Son deuil était encore trop récent, l’arrivée de sa nouvelle vie trop brusque, pour qu’il s’autorise à être heureux. Il attendait que des sentiments positifs naissent en lui de manière spontanée ; il n’espérait pas se mentir à lui-même à propos de ce qu’il ressentait.


— Alors, reprit finalement l’adolescent en traversant la grande cour de l’École aux côtés de Dimitri. Je sais que la réputation de mon collège aide pas, mais mon dossier est assez satisfaisant, tu crois ?

— Il l’est, Ryu, reconnut l’homme lui adressant un clin d’œil. Tu es un garçon brillant et motivé, tu ne dois pas en douter. Tu es major de ta classe et tes résultats sont bons de partout, il n’y a pas une matière où tu flanches.

— En maths, Jim est meilleur que moi, crut bon de préciser Ryu, que les compliments de l’agent mettaient mal à l’aise.

— Enfin, tout ça pour dire qu’avec les appréciations très encourageantes de tes professeurs, il n’y a pas trop de soucis à se faire. (Dimitri attendit qu’ils aient atteint les portes d’entrées du Centre pour avouer :) Concernant ton ami… je suis un peu moins optimiste. Son dossier n’est pas brillant et il ne peut pas compter sur les remarques de vos profs. Il n’a pas franchement une attitude exemplaire.

Maussade, Ryusuke soupira, mais ne démentit pas. Il était le premier à grommeler après Jeremy pour lui faire prendre conscience de l’importance des cours. Autant parler à une pierre.

— Il est pas bête, tu sais, précisa tout de même Ryu en cherchant le regard sombre de l’agent pour avoir son attention. C’est juste que…

— Je sais qu’il n’est pas bête, Ryu, le réconforta Dimitri en commençant à grimper les escaliers qui menaient aux dortoirs. Même si nous vous fréquentons depuis hier, j’ai pu voir qu’il était plus malin qu’il le laisse penser. C’est simplement que… il se laisse guider par les émotions et les efforts ne lui sont familiers que s’il le décide. Il a un tempérament bien plus obtus et imprévisible que le tien et ceci entre en jeu dans vos candidatures.

Soudainement inquiet pour l’avenir de son ami, Ryusuke garda les lèvres closes le temps d’atteindre sa chambre. Dimitri était-il certain de ce qu’il avançait ? Comment pouvait-on juger l’avenir académique d’une personne à son caractère ?

— Je suis sûr qu’il peut faire des efforts, embraya l’adolescent en s’engouffrant dans sa chambre pour s’asseoir sur son lit. Tu devrais le voir quand il veut rendre le sourire à sa sœur ou aider sa mère. Il n’y réfléchit même pas, c’est instinctif. Il a bon fond et…

— Ryusuke, ce n’est pas le problème, le coupa doucement Dimitri en venant s’asseoir sur le lit d’en face. Jeremy ne pourra jamais travailler pour S.U.I s’il agit uniquement pour ses désirs personnels. Il ne pourra pas non plus s’il n’a pas des fondamentaux d’histoire, de droit ou d’informatique. Et cette théorie doit être acquise à force de travail et de persévérance. Des efforts que Jeremy ne semble pas impatient de mettre en place.

Accablé par la perspective d’être séparé de son compagnon d’enfance, Ryu secoua la tête en croisant les bras sur sa poitrine. Comment faire comprendre à Dimitri que Jim était capable et qu’il pouvait travailler ?

— Ses mauvaises notes… enchaîna Ryusuke d’un ton pressé. Ses mauvaises notes, c’est pas que de la mauvaise volonté et un manque d’efforts.

— Comment ça ? s’étonna Dimitri en vidant le contenu du sac à ses côtés pour trier les aliments.

— Il a un retard d’apprentissage, expliqua l’adolescent d’une petite voix en se tordant les mains. Il l’a dit hier, mais il en a pas vraiment parlé.

— Un retard d’apprentissage ? Il a intégré l’école un peu tard ?

Lèvres pincées, redoutant la colère de son ami s’il venait à divulguer son passé sans son accord, Ryu hésitait. En même temps, s’il ne disait rien, il ne pourrait pas plaider sa cause…

— Il a été hospitalisé de ses cinq à ses sept ans, annonça Ryu avec une grimace. Tous les jours pendant un an puis plusieurs fois par mois, l’année d’après. Il a suivi des cours à distance, mais il est arrivé à l’école à huit ans seulement. Quand je l’ai rencontré, Jimmy savait lire, écrire et compter, mais pas aussi bien que les autres élèves de notre classe. Il est en retard sur nous depuis qu’il est dans le système scolaire.

— Pourquoi on l’a pas fait redoubler ?

— Ça coûte trop cher à l’école, grimaça Ryusuke en baissant le nez.

Troublé par l’annonce de sa Recrue, Dimitri aligna distraitement les courses sur le bureau double des garçons puis reprit d’un ton rauque :

— Deux ans d’hospitalisation, c’est lourd. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Ryusuke se décida à tout avouer. De toute manière, il avait déjà soufflé des bouts de vérités ; à quoi bon s’arrêter en plein chemin ? Il préférait subir la colère de son ami que de ne jamais le revoir.

— Quand il était petit, sa maison a pris feu. Il est resté coincé à l’intérieur et a été brûlé. Gravement. C’est pour ça qu’il est resté si longtemps, à cause des greffes de peau, des rejets…

Dimitri, qui avait légèrement pâli, secoua doucement la tête en se laissant choir au bout du lit. Il resta un instant sans rien dire, les yeux dans le vide, puis murmura :

— Pauvre petit. Et sa petite sœur… elle a été blessée aussi ?

— Non, elle a pu être sortie à temps. Je connais pas bien les circonstances de l’accident et il a fallu des années pour que Jim me parle de ça. Mais, d’après ce que j’ai compris, il est resté bloqué et c’est pour ça qu’il a bien plus souffert de l’incendie.

Remarquant la mine défaite de l’agent et le vide de ses yeux, Ryusuke grimaça puis ajouta :

— Si je te dis ça, c’est pas pour qu’Alex et toi le preniez en pitié. Ça l’aidera pas à avancer, je le sais. Si je t’ai dit pour son retard scolaire et le reste… c’est pour que vous puissiez appuyer sa candidature, si les avis sont défavorables. (Ryusuke observa ses paumes avec une drôle de lourdeur au cœur.) Je n’ai pas envie de le voir en foyer d’accueil. J’aimerais l’avoir à mes côtés, en classe, en cours de sport… partout. Je lui fais confiance et je lui confierais ma vie sans hésiter. Il est têtu et insolent, je sais… mais il se démène comme un fou pour sa famille. Je sais qu’il ferait énormément pour moi et j’ai envie de faire pareil pour lui.

Le silence de Dimitri fit prendre conscience à Ryu de la mise à nu de ses sentiments qu’il venait d’opérer. Il ne connaissait l’agent que depuis deux jours, comment avait-il pu se confier ainsi… ?

Dimitri le dévisageait d’un air grave, un pli sur les lèvres.

— Ryusuke…

Sa voix était inhabituellement grave. Ses yeux d’un brun profond luisaient d’un mélange de surprise, d’approbation et de respect.

— Si tu as autant d’estime pour ce garçon, alors je te fais confiance. Car j’ai moi-même beaucoup d’estime pour toi.

Ryu, dont le visage était encore un peu rose de ses révélations, sentit ses joues le brûler. Il ouvrit la bouche pour remercier son recruteur, s’excuser de son impertinence, retourner le compliment, mais… il ne fit que bafouiller, perturbé par cet élan de reconnaissance brut et bienvenu.

— Merci, se contenta de lâcher l’adolescent dans un souffle haché.

Le visage de Dimitri se fendit d’un sourire sincère. Le garçon lui plaisait ; il aimait ses manières prudentes et compatissantes, complétées par un esprit attentif et une politesse spontanée. C’était un adolescent brillant et bien élevé ; sans compter que sa modestie et sa bonté le rendaient attachant. Si l’agent émettait plus de réserves sur le compagnon de sa Recrue, il savait pour sa part qu’il avait bien choisi.


La chambre était encore plongée dans le silence de la douce réflexion, de la prise en compte de la reconnaissance mutuelle, lorsqu’on toqua rapidement à la porte.

— Entrez ! lança Ryusuke en se levant, intrigué.

L’adolescent se sentit encore un peu plus léger en reconnaissant les mèches ébouriffées de son ami. Jim glissa rapidement son regard de Ryu à Dimitri, auquel il adressa un léger mouvement de tête en guise de salut.

— Alex n’est pas avec toi ? s’étonna Dimitri en fronçant les sourcils.

— Il m’a déposé devant l’École puis il a filé dans le centre pour son repas avec sa copine.

— Ah oui, soupira l’agent avant d’observer d’un œil critique les aliments disposés sur le bureau. Bon, qu’est-ce qu’on cuisine de bon, pour ce midi ?

Aucun des deux adolescents ne lui répondit, Jim étant occupé à se déchausser et Ryusuke à le dévisager. Il se sentait devenir morose. Jeremy l’avait brièvement regardé et Ryu avait détecté quelque chose d’étrange dans son regard fuyant.

— Des pâtes aux œufs et au fromage râpé, ça vous va ? marmonna Dimitri, dont les compétences en cuisine n’étaient pas fameuses.

— Ça me va, acquiesça Jim en allant se vautrer sur son lit. Y’a une cuisine commune, c’est ça ?

— Oui, il y a des ustensiles et de la vaisselle à disposition, ainsi qu’un frigo pour les aliments frais. Il est encore un peu tôt pour manger, je vais aller faire un tour à l’administration pour me renseigner concernant l’avancée de vos candidatures. Reposez-vous, j’en ai pour une demi-heure grand maximum.

Sans attendre de réponse de la part des deux garçons, Dimitri sortit de la chambre après avoir adressé un sourire fugace à Ryu. Celui-ci ne recouvra toutefois pas sa bonne humeur. Ses yeux étaient rivés à Jeremy, lui-même accaparé par le plafond.

— Tu étais où, avec Alex ? C’est quoi, ce sac que tu as apporté ?

Avec un soupir, Jeremy tourna la tête vers Ryu. Celui-ci sentit son cœur accélérer face au regard déstabilisant de son ami, mais ne pipa mot.

— On est allés chez moi pour récupérer mes anxiolytiques. J’en ai profité pour prendre ma console… c’est ça, le sac.

— Oh, d’accord, bafouilla Ryusuke en se tordant de nouveau les mains.

Jim observait par la fenêtre, à présent. Il affichait un air décontracté, une jambe pliée par-dessus l’autre, les mains derrière la tête, mais Ryu n’était pas dupe. Il avait aperçu l’éclat vulnérable dans ses yeux lorsqu’il était entré dans la chambre. Jim avait l’air d’avoir laissé un morceau de lui-même dans son appartement.

Et Ryu n’était pas certain que ce soit récupérable.


Comme promis, Dimitri revint trente minutes plus tard, un petit sourire aux lèvres. Il n’affichait pas un air assez gai pour que cela concerne leur acceptation, mais il devait apporter de bonnes nouvelles. Et, en effet, il leur annonça qu’on leur avait dégoté des places dans une classe de 3ème année S.U.I et qu’ils pourraient assister aux cours dès le jeudi après-midi.

— La 3ème A, souffla Ryu en parcourant des yeux son nouvel emploi du temps. J’ai tellement hâte. De découvrir nos profs, la classe…

Dimitri ne répondit rien, guère désireux de lui rappeler qu’ils n’étaient pas encore admis officiellement. Il se contenta d’approuver d’un hochement de tête puis tapota le paquet de macaronis posé devant lui.

— Allez, je file cuisiner. Vous voulez venir ?

Sans attendre, Ryu déposa son emploi du temps près de son oreiller et bondit sur ses pieds. Moins enthousiaste, Jim lâcha sa feuille sur son lit et se décida à se lever uniquement pour ne pas se retrouver seul.

Ils remontèrent les dortoirs jusqu’au milieu du couloir, où se trouvaient la laverie automatique ainsi que la cuisine commune. Des plans de travail formaient un rectangle auquel il manquait le côté du bas. Les plaques de gaz, le four et le micro-ondes occupaient la partie haute. Un frigo était branché dans un coin de la salle et des chaises hautes ceignaient les plans de travail tout du long.

— On peut mettre à manger dans le frigo ? s’enquit Jeremy en s’approchant de l’appareil électroménager pour l’ouvrir.

Il y trouva diverses boîtes en plastique sur lesquelles étaient inscrits des noms d’élèves.

— Vous pouvez, mais je vous conseille de mettre un cadenas sur vos boîtes, s’esclaffa Dimitri en récupérant une poêle et une casserole dans un placard. Les seules règles ici, c’est de nettoyer ce qu’on salit et de faire la vaisselle de ce qu’on a utilisé. Mme Jekins, la responsable de votre étage, passe tous les matins et les soirs vérifier que les règles sont respectées.

L’agent fouilla quelques placards avant de trouver de l’huile neutre pour faire cuire les œufs.

— Quant aux condiments et épices, c’est l’École qui fournit. S’il vous manque quelque chose, n’hésitez pas à aller voir Mme Jekins.

Les deux amis hochèrent la tête puis s’approchèrent de Dimitri pour tenter de se rendre utile.

— Faire bouillir de l’eau et chauffer des œufs est encore à ma portée, soupira l’homme en leur adressant un regard amusé. Asseyez-vous, le temps que l’eau bout, on a le temps de discuter…

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