- Chapitre 6 -

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Lundi 7 septembre 2020, Seludage, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Avec des gestes machinaux malgré ses mains tremblantes, Jeremy récupéra un verre dans un placard pour se désaltérer. Il se versa une deuxième rasade puis reposa délicatement l’ustensile dans l’évier.

« Nettoie-le tout de suite, plutôt que de reporter à plus tard. »

Stupéfait, Jim releva la tête pour regarder derrière lui. Mais ce n’étaient que les échos de la voix de sa mère. Il pouvait presque sentir son regard agacé sur lui tandis qu’il se mettait à laver l’ustensile de mauvais grâce.

— Maman, chuchota-t-il d’un air atterré en faisant le tour du salon-cuisine.

Il observa sans comprendre les meubles renversés et les bibelots tombés au sol. Sa mère – et sa sœur ? – s’étaient débattues. Mais l’argent et les biens de valeurs n’avaient pas disparu. La sueur envahissait la nuque de Jim à mesure qu’il prenait conscience de la situation. Ils menaient une vie sans prétention, alors qui pouvait bien leur vouloir du mal ?

Elles sont pas mortes, juste disparues.

Son optimisme ne fut pas de longue durée. Alors qu’il redressait la chaise tombée au sol, il récupéra en même temps l’un des cadres photos qui ornaient le plan de travail. C’était celui de son anniversaire commun avec Thalia, pour leurs huit et douze ans, où ils posaient tout sourire. Le cœur serré d’angoisse, Jim le reposa à côté des autres, ne s’attardant pas plus que nécessaire sur celui qui lui faisait le plus mal. C’était la seule photo où on y voyait la famille au complet, en plus de quelques amis.

Comme son cœur ne baissait pas en rythme, Jeremy récupéra une boîte d’anxiolytiques que son médecin lui prescrivait depuis des années et avala une pilule. En attendant qu’elle fasse effet, il s’installa à la table de cuisine, où il extirpa de sa poche la carte de visite d’Alex. Légèrement cornée par son voyage dans le jeans de l’adolescent, elle conservait toutefois l’effet satiné sur le verso, là où l’emblème de la A.A était représenté. Machinalement, Jim la fit tourner entre ses doigts et se retrouva avec une image de l’homme aux yeux de fauve et aux cheveux indisciplinés. Même sur une photo institutionnelle, il parvenait à afficher un air narquois.

Quand Jim se rendit compte que son souffle s’était calmé, il inspira profondément avant de se lever. Il fourra de nouveau la carte dans sa poche, récupéra une veste en prévision de la fraîcheur à venir et sortit. Il claqua la porte derrière lui et se dirigea vers son voisin de palier. Personne.

Au premier étage, une mamie à l’accent prononcé voulut lui offrir des gâteaux espagnols, mais n’avait rien entendu de particulier. Dans l’appartement d’en face, un cinquantenaire au ventre proéminant et aux cheveux gras, les pupilles dilatées par la drogue, lui annonça qu’il avait perçu du bruit. Jeremy confirma les propos de l’homme en interrogeant le dernier voisin de l’étage : un adolescent d’une quinzaine d’années qui assurait avoir aussi distingué des raclements et des exclamations provenir d’au-dessus.

Au rez-de-chaussée, la jeune maman avec laquelle Maria s’entendait bien était absente. À court d’idées, Jim sortit sur le parvis de son immeuble et toisa les environs. Rien de particulier : les deux habituelles mamies qui se racontaient les ragots du quartier, des enfants qui jouaient au ballon, un trentenaire avec son chien, une nourrice qui faisait avancer et reculer une poussette pour calmer les pleurs de son contenu et la propriétaire du bar-tabac local avachie sur une chaise en plastique à quelques mètres de l’entrée de sa boutique.

Seludage se moquait bien qu’une mère et sa fille aient disparu.


Jeremy ne remarqua la femme au coin de son immeuble seulement car elle le dévisageait avec insistance. Sourcils froncés, l’adolescent lui rendit son regard en descendant les marches du parvis. Métisse, en tenue passe-partout, rien ne la différenciait des autres passants. Pourtant, son expression songeuse, sa posture raide et ses yeux perçants ne laissèrent pas Jim de marbre. Perturbé, il glissa le regard de l’inconnue jusqu’au groupe d’enfants qui jouaient et s’avança parmi eux. Ses cadets le laissèrent passer sans lui prêter attention. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, Jeremy chercha l’inconnue pour surveiller sa position. Elle avait quitté le coin de son immeuble pour le suivre à travers les enfants chahuteurs.

Un millier de questions fusèrent dans la tête de l’adolescent, qui se mit à accélérer le pas. Une femme à l’attitude étrange attendait en bas de son immeuble alors que sa mère et sa sœur avaient disparu. Jim ne s’estimait pas spécialement intelligent, mais il avait assez de jugeote pour comprendre qu’elle était sûrement liée à la disparition de sa famille. Devait-il prendre le risque de se laisser approcher ou valait-il mieux fuir ?

Ses pas le menèrent inconsciemment vers le hangar. Au souvenir ensanglanté de la fillette, il ralentit la cadence, avant de se rappeler de la présence des agents de la A.A. Alexander Maas et son coéquipier pourraient-ils lui être d’une quelconque aide ? Peut-être avaient-ils accès aux caméras de surveillance installées dans les environs ? Si oui, Jim pourrait leur demander de les visionner pour avoir un aperçu de ce qui s’était passé.

Il marchait à présent à grandes foulées énergiques au milieu des adultes qui rentraient du travail et des enfants à vélo ou en skate. La femme métisse le suivait toujours. Malgré l’anxiolytique pris plus tôt, une boule d’angoisse s’était logée dans la gorge de l’adolescent.

Des conjectures folles volaient sous son crâne. Les agents de la A.A étaient-ils réellement à la poursuite de Kurt Dert lorsqu’ils avaient interrogé Jim ? Était-ce seulement pour connaître l’emplacement du hangar qu’Alex avait suivi l’adolescent ou y avait-il autre chose ? Peut-être que la A.A avait un lien avec la disparition de Maria et de sa sœur. La femme métisse sur ses talons faisait-elle partie de la mystérieuse société ? Elle ne portait pourtant pas de tenue d’intervention armée ou de vêtements habillés comme Alexander et son partenaire.

Lorsqu’il entendit une chaussure déraper dans son dos, Jeremy cessa de réfléchir et commença à courir au petit trot. Si la femme derrière lui tenait à le rattraper et à l’interroger, elle avait le bon sens de rester discrète et d’attendre qu’ils soient dans un coin plus tranquille.


Cet instant se présenta enfin, quand Jim ne fut plus qu’à une minute à pied du hangar. Les habitations se raréfièrent au profit des usines et autres entrepôts. Bien déterminé à chercher de l’aide auprès des deux agents de la A.A – croisant les doigts pour que la police municipale ait été appelée et soit sur les lieux – l’adolescent se mit à courir pour de bon.

— Reviens ! cria finalement la femme derrière lui en adaptant son allure à la sienne.

Jim ne prit pas le peine de répondre. Elle lui voulait quelque chose, mais quoi ? Un simple interrogatoire ? Ou était-elle avec ceux qui avaient enlevé sa famille ? Dans ce cas-là, elle souhaitait sûrement l’emmener quelque part.

Pas question ! songea-t-il aussitôt avec une bouffée de colère.

Mais ce serait auprès de maman et Thalia, réalisa-t-il après coup en bifurquant à droite dans une rue qui débouchait sur l’arrière du hangar.

— Reviens ! insista l’inconnue d’un ton féroce en accélérant la cadence.

Jeremy grimaça en la voyant se rapprocher. Elle était bien plus grande que lui et avait donc une meilleure détente. Jim tira sur ses muscles déjà fatigués pour gagner quelques mètres et enfin atterrir derrière l’entrepôt. Il appréhendait de ne trouver personne près de l’entrée. Les poumons en feu, Jim piqua un sprint pour remonter le bâtiment.

— Je suis armée, je ne veux pas te blesser !

Elle avait l’air sincère. Jim tourna brièvement la tête, juste à temps pour la voir dégainer un petit modèle de pistolet, qu’elle braqua sur lui. Il inspira dans un hoquet de terreur et se jeta au coin du hangar au moment où elle tirait. La balle ricocha assez loin de lui avant d’aller se perdre dans les façades condamnées alentours. Avait-elle simplement raté son coup ou était-elle amatrice ?

Deux voitures de police étaient stationnées face à l’entrepôt, en plus d’une camionnette où évoluaient des silhouettes en combinaison blanche. Les deux agents de la A.A, reconnaissables à leurs costumes, observaient les vas-et-viens de la police, quelques mètres en retrait. Le coup de feu attira l’attention de toutes les personnes présentes sur Jeremy. L’adolescent ralentit sans savoir où aller, avant de se précipiter vers la première voiture de police à sa portée. Quand la femme débarqua à l’angle juste derrière lui, son arme au poing, Alex écarquilla les yeux, jeta sa cigarette et hurla :

— À terre !

L’effet fut immédiat : les agents de police, scientifique ou pas, se positionnèrent derrière leurs véhicules tandis que Dimitri et Alexander brandissaient leurs propres armes. Prenant conscience du guet-apens dans lequel elle venait de se fourrer, la femme grimaça, détourna son pistolet puis prit la fuite.

Deux policiers se levèrent pour la courser. En même temps, Alex trottina vers Jim, lui agrippa le bras et le tira en sécurité derrière un véhicule de police plus éloigné. Blême et en sueur, l’adolescent respirait bruyamment en se tenant le bras.

— T’es blessé ?

— Non, le rassura l’adolescent en secouant la tête.

Alex le dévisagea puis lâcha un rire légèrement étranglé.

— T’aimes te foutre dans les emmerdes. C’est pour quoi, cette fois, qu’on en attentait à ta vie ?

Encore tremblant de peur, Jeremy lui jeta un regard noir avant de répondre :

— Je sais pas… je sais même pas qui c’est. Elle était en bas de mon immeuble et, quand je suis parti, elle m’a suivi.

— Elle t’a dit quelque chose ?

— Juste de revenir. Et qu’elle voulait pas me blesser.

— Elle avait pourtant l’air assez déterminée à te récupérer pour te coller une balle dans les fesses, marmonna l’agent d’un air sombre en rangeant son pistolet. Alors, je croyais que tu devais retrouver ton pote chez toi ?

Jim prit quelques respirations profondes, se laissa glisser au sol puis répondit :

— Il y était pas. (Jeremy essuya sa paume égratignée sur son jeans avant de remonter les jambes contre sa poitrine.) En fait, y’avait personne.

L’agent haussa un sourcil inquisiteur tout en adressant un geste discret de la main à son partenaire. Dimitri hocha la tête et entreprit de les rejoindre.

— Et cette histoire de nana qui te poursuivait ? reprit Alexander en récupérant son paquet de cigarettes à l’intérieur de sa veste.

— Je vous ai dit, je sais pas qui c’est. Elle était en bas de chez moi quand je suis ressorti et…

— Elle s’est mise à te poursuivre, OK. (Alex observa l’adolescent avec insistance quelque secondes puis souffla :) T’as rien volé ? T’as pas fait de conneries ?

Jim lui adressa un regard assassin. Dimitri se planta juste à côté d’eux avant qu’Alex reprenne la parole. Il tendit une bouteille d’eau à Jim avec un sourire encourageant.

— Tu as soif ?

— Un peu, reconnut l’adolescent en acceptant la bouteille.

Alexander en profita pour se redresser et s’éloigner de quelques mètres avec son partenaire.

— Il s’est foutu dans une sacrée merde, le môme, maugréa-t-il en zieutant tour à tour Jim et la direction qu’avait pris l’inconnue en fuyant.

— Tu crois que ça pourrait être une connaissance de Kurt Dert ? Qui venait terminer le travail ?

— Franchement ? Je crois pas. D’après l’enquête, Dert bosse seul. Et il prend soin d’utiliser seulement des armes blanches, surtout pas des flingues. Puis… je sais pas, j’ai le sentiment que cette nana n’a rien à voir avec notre tueur.

Dimitri eut l’air songeur en caressant sa barbe taillée.

— Pourquoi une femme visiblement entraînée et armée s’en prendrait à un gosse de Seludage ?

— C’est ce que j’aimerais savoir, acquiesça sombrement Alex en coinçant une cigarette entre ses lèvres.


Jim observait la danse de l’eau dans son contenant. Fixer son attention sur quelque chose d’aussi simple lui permettait d’oublier momentanément sa course-poursuite avec Kurt Dert, la disparition de sa famille, la mort de l’oncle de Ryu et la femme au pistolet.

Distraitement, il jeta un coup d’œil aux agents de la A.A. Ils discutaient à voix basse, à peine quelques mètres plus loin. Jim comprenait que les deux hommes aient des doutes le concernant ; lui-même n’en revenait pas d’avoir vécu tant choses en une après-midi. Et il était parfaitement incapable d’expliquer la raison pour laquelle la femme métisse s’était mise à le poursuivre.

— Gamin.

Le nez plongé sur ses pieds, l’adolescent n’avait pas entendu arriver l’homme. Il portait l’uniforme de la police municipale. Jim déglutit péniblement en dévisageant l’officier.

— Y’a quelqu’un qui dit te connaître et voudrait te parler.

L’étonnement précéda la méfiance sur le visage de Jeremy. Sourcils froncés, il se leva puis observa les alentours. À une dizaine de mètres, un autre policier retenait par le bras un adolescent aux cheveux noirs. Le cœur de Jim se mit à battre si fort que sa vision en devint floue.

— Ryu ! (Il bondit dans la direction de son ami et avala les quelques mètres qui les séparaient en souriant béatement.) Ryusuke !

Son ami dressa la tête vers lui. Le soulagement qui se déversa en lui remplit ses yeux de larmes. Alors que Jeremy parvenait à sa hauteur, Ryu éclata en sanglots dans les bras du policier.

— Eh, petit, souffla ce dernier d’un air hésitant en l’empêchant de s’écrouler sous l’assaut brutal de ses émotions.

Ryusuke s’efforça de reprendre contenance en sentant la main de son ami sur son bras. Le visage de Jim était flou à travers les larmes, mais il le voyait tout de même sourire. C’était si rare que Ryu eut un peu plus envie de pleurer.

Il resta encore quelques secondes dans les bras du policier avant de se redresser. Avec des gestes tremblants, mais maîtrisés, il essuya ses joues humides en reniflant, sourire dépité aux lèvres.

— J’ai cru que le taré t’avait attrapé, avoua-t-il à Jeremy en jetant les bras autour de son cou.

Comme à chaque fois qu’on le touchait, son ami se crispa, mais il accepta l’étreinte de Ryu. Les deux amis se lâchèrent finalement, pour se dévisager dans un silence stupéfait. Quelques heures seulement les séparaient, mais aussi beaucoup de choses à s’avouer mutuellement.

— Ryu… murmura Jim dont le visage venait de se décomposer, je… Quand je suis rentré chez moi, ma mère et Thalia étaient pas là.

— Elles sont parties où ?

— C’est bien ça, la question, s’étrangla Jim en plongeant les mains dans ses poches pour se donner contenance. Mon appartement est dans un état pas possible, mais rien a été volé.

— Elles… ont été enlevées ? supposa Ryu en écarquillant les yeux.

— Enlevées ?

Ryusuke recula instinctivement d’un pas en apercevant les deux silhouettes imposantes qui venaient de surgir derrière Jeremy. Celui-ci se retourna avant de grimacer quand la fumée de la cigarette d’Alex s’attarda près de son visage.

— Alors voilà le fameux ami orphelin ? s’enquit Alexander en observant l’adolescent d’un air intrigué.

Ne sachant comment réagir, Ryu dévisagea tour à tour les deux hommes. Jeremy vint se positionner près de son ami, les traits crispés.

— Vous vous retrouvez enfin, ajouta Alex avec un sourire narquois. Alors, toi aussi, on va pouvoir t’interroger.

— M’interroger ? répéta Ryusuke d’un air stupéfait en cherchant le regard de son ami pour avoir son soutien.

— À propos de Kurt Dert, précisa Dimitri en lui adressant un mince sourire. Il s’agit de l’homme que vous avez surpris dans ce hangar.

— Oh…

Ryusuke fixait ses pieds, mal à l’aise. L’assurance tranquille que dégageaient les deux hommes lui indiquait qu’ils étaient maîtres de la situation et dans leur élément. Étaient-ils de police ?

— On va discuter de tout ça dans un endroit plus calme, ajouta Dimitri en notant les visages blêmes des adolescents. Il y a un café dans le coin qui ne serve pas de point de rencontre entre dealers ou que sais-je encore ?

Les deux amis échangèrent un regard. Puis Jeremy s’avança d’un pas en faisant cliqueter les clefs dans sa poche de jeans.

— Vous voulez venir chez moi ? j’habite à dix minutes à peine. (Il fit la grimace avant de souffler :) En échange, vous pouvez m’aider à retrouver ma mère et ma sœur ?

— C’est d’elles dont vous parliez plus tôt, comprit Alex en perdant son expression nonchalante. Elles ont été enlevées, d’après toi ?

— Oui… Si vous pouvez vérifier mon appartement ou… n’importe, je… vous serais reconnaissant. (En voyant les deux hommes se consulter du regard, Jim ajouta :) Je peux payer.

Sa mère laissait toujours une réserve de plusieurs centaines de dollars dans un meuble de sa commode, « au cas où ».

— Pas la peine, petit, soupira Alexander en écrasant son mégot contre sa semelle. Emmène-nous à ton appartement, histoire qu’on mette tout ça au clair.

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