- Chapitre 4 -

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Lundi 7 septembre 2020, Seludage, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Tout en retraçant le chemin qu’il avait pris pour fuir Kurt Dert, Jim s’assurait que ce dernier ne le suivait pas. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer l’homme surgir droit devant lui, brandissant le poignard qui avait tué la pauvre fillette quelques heures plus tôt. Au souvenir de celle-ci, Jeremy se sentit pris de nausée et dut s’arrêter quelques secondes, la gorge brûlante. Même si le crime était plutôt habituel à Seludage, c’était la première fois de sa vie qu’il en avait été témoin d’aussi près.

Sans compter sur les deux mystérieux inconnus. Qui étaient-ils réellement ? Des agents de la A.A, comme Jim le soupçonnait ? Si oui, à quel point Kurt Dert était-il dangereux pour qu’ils interviennent ? L’interrogatoire forcé qu’avait subi Jim n’aidait pas à calmer ses nerfs ou son cœur. Son souffle restait rapide tandis qu’il marchait d’un pas pressé vers les pâtés de maisons qu’il connaissait mieux. Il avait hâte de retrouver Ryusuke. En toute logique, son ami devait être rentré chez lui. Ou attendait-il Jim avec Maria et Thalia ?

Avec un soupir agacé, Jeremy décida d’inspecter le logement de Ryu avant de se rendre chez lui. Et si son ami n’y était pas, il irait directement à son propre appartement. En priant pour que Ryusuke y soit.


Une vingtaine de minutes plus tard, il sonna enfin chez Ryu. Il habitait la quatrième étage d’un énième immeuble de logements sociaux aux façades décrépies et aux fenêtres ternes. Une odeur d’ordures et de renfermé avait envahi la cage d’escalier et Jim plaqua sa manche contre son nez en patientant. Pas un bruit ne provenait de l’appartement.

— Ryu ! lança-t-il d’une voix forte en toquant de nouveau contre la porte. M. Kimura ?

Ni son ami ni son oncle ne répondirent. De plus en plus angoissé, Jeremy jura tout bas. Akira et son neveu avaient-ils quitté les lieux dans l’espoir de retrouver Jim ? Ou s’étaient-ils rendus chez lui avec l’idée que Jeremy se soit réfugié là-bas ?

— Bordel, si on se court les uns après les autres… gronda-t-il à voix basse en se laissant aller contre la porte, exténué.

Lorsque Jim se sentit partir en arrière, il se retint in extremis au chambranle, son cœur battant à toute allure. Stupéfait, il fixa sans comprendre la porte d’entrée qui venait de s’ouvrir sous son poids. Avec hésitation, l’adolescent frappa quelques coups avant de demander :

— Excusez-moi ? Ryu ? M. Kimura ? La porte était ouverte, alors…

Il laissa sa phrase en suspens lorsque l’odeur de renfermé et d’ordure se fit plus forte. Avec un sursaut au cœur, il comprit que les relents provenaient du logement. Sourcils froncés, il s’avança prudemment dans l’appartement, notant avec surprise la pile de courrier déposée sur la console d’entrée et les magazines abandonnés au sol. Cela ne ressemblait ni à Ryu ni à son oncle. Le cœur compressé par l’appréhension, Jim poussa la porte qui donnait sur le salon et s’arrêta. La pièce était plongée dans le noir. L’odeur de renfermé mêlée à celle plus âcre des ordures provenait d’ici.

— Ryu ? lança de nouveau Jim dans un vain espoir.

Un silence assourdissant d’incompréhension et de peur lui répondit. L’appartement semblait inhabité. Si Ryusuke avait déménagé, il l’aurait dit à Jeremy. Alors pourquoi les lieux étaient-ils comme abandonnés ?

La poitrine écrasée par le poids de l’inquiétude, il retourna dans le hall d’entrée, où l’on avait accès à la chambre de Ryu. Il en poussa timidement la porte et se redressa de surprise. La pièce ne comportant pas de fenêtre, elle était tout aussi sombre, mais elle était rangée comme dans le souvenir de Jim. Malgré quelques vêtements jetés sur le lit ou roulés en boule, la chambre était propre et ne sentait rien de particulier. C’était donc que Ryu l’occupait encore.

Sentant monter l’appréhension en flèche, Jim retourna sur ses pas et entreprit de fouiller la pile de courriers. Il se sentit honteux de son geste, mais poursuivit. Il y avait peut-être des indices au milieu des factures, publicités et autres enveloppes. Après avoir écarté les notes d’électricité, de chauffage et d’eau, il récupéra une lettre dont l’expéditeur, une clinique privée domiciliée dans le quartier, lui était inconnu. L’enveloppe était déjà ouverte, mais le contenu avait été laissé à l’intérieur. Une boule dans la gorge, Jeremy déplia la feuille et la lut.

C’était un acte de décès. Au nom d’Akira Kimura.


Jeremy posa une main sur la console pour se retenir du vertige qui l’avait brutalement saisi. Son autre bras se mit à trembler si fort que les mots sur l’acte en devinrent flous. Un goût de bile emplit sa bouche et il lâcha la feuille pour plaquer une main sur ses lèvres.

Oh merde, oh merde, merde, merde.

Son corps entier fut pris de tremblements. Inquiet à l’idée de s’effondrer sur place, il préféra se laisser choir sur les fesses. Mains plantées dans le tapis devant lui, il s’efforça à prendre de grandes goulées d’air pour éviter la crise de panique.

Akira est mort. L’oncle de Ryu est mort.

Les mots avaient à la fois trop de sens et pas assez. Ils exprimaient un fait, sans en exprimer les conséquences. Et celles-ci déferlaient sur Jeremy avec la violence d’un torrent gelé.

— Oh bordel, chuchota l’adolescent d’un ton rauque, plaintif, en récupérant la feuille.

La vision encore un peu trouble, il chercha la date d’expédition. Elle datait de fin août, presque deux semaines plus tôt. Une nouvelle vague de nausée, mêlée d’une douleur étouffante, s’empara de Jeremy. Deux semaines. Deux longues semaines durant lesquelles Ryusuke avait masqué sa souffrance, caché ses larmes, protégé son cœur à vif. Il avait menti, pour une raison qui échappait encore à Jim et avait porté seul un tel fardeau.

L’admiration et l’amour fraternel que Jeremy portait à Ryu explosèrent. Avec un geignement, il repoussa l’acte de décès et se prit le visage entre les mains. Il ne savait pas s’il voulait vomir ou pleurer. Jurer ou crier.

— Ça va, gamin ?

Un frisson glacé parcourut l’adolescent de la tête aux pieds. Cette voix…

Avec un cri de colère, Jim récupéra le couteau suisse enfoncé dans sa poche de jeans, déplia habilement la petite scie – il répétait ce geste depuis des années maintenant – et se jeta sur l’homme. L’agent qui l’avait assommé une heure plus tôt haussa des sourcils surpris en reculant avec souplesse. Sa taille n’aidait pas Jeremy, qui donnait des coups furieux dans sa direction, espérant au moins entailler son beau costume.

Alex le laissa faire quelques secondes puis profita d’un élan de l’adolescent pour le contourner, agripper sa main en pliant son coude dans le sens opposé à son articulation et l’immobilier. Le désarmer ne présenta aucune difficulté. Une vague de peur et de colère s’accrocha au cœur de Jeremy, qui remonta vivement le genou dans l’entrejambe de l’agent. Celui-ci se plia en geignant avant de lâcher le poignet du garçon.

— Sale enfoiré, s’exclama Jim en récupérant son couteau suisse tombé au sol. Mais vous me voulez quoi ? Pourquoi vous me suivez ?

Le visage légèrement rougi par la douleur, Alex redressa la tête. Ses traits s’étaient crispés et ses yeux noisette luisaient d’irritation. Constatant que Jeremy tenait son arme en tremblant, il esquissa un sourire de loup.

— Effrayé, gamin ?

Jim eut envie de lui cracher aux pieds. Évidemment qu’il avait la trouille. Il avait fui un tueur en série quelques heures plus tôt pour se retrouver ligoté dans un lit et interrogé par un mystérieux non-policer. Après quoi, il apprenait que son meilleur ami portait le décès de son oncle en silence depuis deux semaines.

Trop. C’était trop.

Cette prise de conscience arracha un gémissement à Jim, qui baissa les bras en même temps que la tête. Il savait parfaitement que l’homme en face de lui n’aurait aucun mal à le neutraliser ; il ne servait à rien de s’opposer à lui. Sans un mot, abattu, il rangea son arme de fortune, la glissa dans sa poche puis rentra de nouveau dans l’appartement.

Alex, étonné, se redressa puis le suivit. Mais avant qu’il ait pu franchir la porte d’entrée, Jeremy lui jeta un regard mordant de ses iris dépareillés. Il avait l’œil gauche d’une étonnante couleur ambrée et le droit d’un vert d’herbe tendre.

— Tout doux, souffla Alex en levant les mains en signe de paix. Dis-moi ce qui t’arrive. Tu habites ici ?

Les lèvres plissées en une mince ligne au milieu d’un visage plus pâle que le reste de son corps, Jim ne répondit rien. Puis, face au regard insistant d’Alex, il soupira avant de déclarer :

— C’est mon ami qui vit ici. On a fui ensemble le tueur, mais on a été séparés. Je pensais qu’il serait venu ici pour se mettre à l’abri, le temps que ça aille mieux. (Jim haussa les épaules d’impuissance, retenant visiblement ses larmes.) Mais il est pas là. Et il y a…

Il laissa sa phrase en suspens pour ramasser une feuille qui traînait par terre. Inquisiteur, Alex franchit de ses longues jambes les quelques mètres qui les séparaient puis lui prit la lettre des mains. Lorsqu’il l’abaissa de nouveau, il avait les sourcils froncés.

— Akira Kimura ? Le père de ton ami ?

— Son oncle, le corrigea Jeremy d’une voix rauque. Ryu est orphelin, il a perdu ses parents quand il était petit.

Une grimace étira les traits d’Alex, qui reposa la lettre d’un air désolé. Il avait sincèrement pitié du petit qui avait perdu sa dernière famille, même s’il ne pouvait pas se permettre de s’y attarder.

— Ils vivaient que tous les deux, reprit Jim en observant l’extérieur par la fenêtre. Ryu est tout seul maintenant.

Son air lointain et malheureux donna l’impression à Alex de l’avoir déjà vu, sans qu’il soit capable de dire où. Frustré, il resta planté dans l’entrée tandis que l’adolescent continuait à vider son sac d’une voix enrouée :

— Je sais pas ce qu’il va faire. Ryu m’a caché tout ça. Je sais même pas où il est passé. (Jeremy se tut un moment avant de darder des yeux méfiants vers Alex.) Et vous, vous voulez quoi ? Vous m’avez suivi, hein ? Je croyais que vous alliez me laisser tranquille.

Alex s’étonna de nouveau du drôle d’accent de l’adolescent, aux consonnances européennes et britanniques, avant de répondre sans fard :

— Je t’ai suivi, oui, car j’étais persuadé que tu nous cachais quelque chose.

— Je vous cache rien. Je veux juste retrouver Ryu et rentrer chez moi.

— Je vois, murmura Alex d’une voix blanche en plissant les yeux.

L’adolescent n’avait donc aucune autre information à lui apporter ? Il avait pourtant semblé à Alex déceler une lueur de réalisation, d’appréhension, dans les yeux vairons du garçon juste avant qu’il ne parte. Comme si quelque chose lui était revenu en tête, mais qu’il avait préféré le garder pour lui.

— Encore une fois, souffla l’agent en posant une main sur l’épaule de Jim, si tu as des infos à me confier, n’hésite pas.

Comme l’adolescent le toisait d’un air suspicieux, le nez légèrement retroussé, Alex soupira.

— On est pas les méchants, dans l’histoire. Nous, on veut juste la peau de Kurt Dert. Cet enfoiré a au moins cinq meurtres d’enfants au compteur et le triple de viols. À cause du manque de rigueur des forces de police locales et de l’absence globale de télésurveillance du quartier, on a du mal à trouver ses planques. On veut absolument les dénicher à temps, avant que cette ordure fasse plus de mal.

Le dégoût réel qui suintait de la voix d’Alex dérida quelque peu l’adolescent. Il se méfiait de l’homme, car son attitude nonchalante lui tapait sur les nerfs et que son interrogatoire avait eu lieu dans des circonstances à la légalité suspicieuse. Pour autant…

— OK, finit par acquiescer l’adolescent en se laissant aller contre la console. Si jamais je revois ce fils de chien, je… (Il adressa un regard désemparé à l’agent, ce qui le fit soudainement rajeunir.) Comment je fais pour vous contacter ?

Un sourire léger aux lèvres, Alex farfouilla dans la poche de son pantalon pour en extirper un portefeuille, duquel il tira une carte de visite. Noire et blanche, sobre et élégante, elle indiquait son identité, son matricule d’agent ainsi que son numéro de portable professionnel.

— Appelle ce numéro, lui indiqua Alex en tapotant la papier cartonné.

Jim se contenta de toiser la carte entre ses mains comme s’il s’agissait d’une bombe prête à exploser au moindre mouvement. Il releva des yeux craintifs vers l’homme avant de susurrer :

— Vous êtes bien de la A.A.

— C’est marqué dessus, oui, le railla Alex avec un sourire narquois.

Silencieux, Jim retourna la carte, pour ne voir qu’une icône de papillon noir avec une tête de mort simplifiée en son centre, blanche quant à elle. Le même symbole sur le nœud de cravate de l’homme. Le même symbole que dans ses souvenirs brumeux.

— Alexander Maas, déclara l’adolescent en tournant la carte du côté des coordonnées. Agent de la A.A, unité traque et neutralisation de cibles prioritaires. Rien que ça.

— Tu as fini ton inspection ? maugréa Alex en croisant les bras avec impatience. D’ailleurs, puisque tu as mon identité, tu pourrais me confier la tienne, non ? Un échange équivalent, quoi.

L’adolescent le dévisagea en silence un instant, avant de ranger la carte de visite dans sa poche. Alex s’attendit à ce lui révèle tout, mais Jim se contenta de lui tourner le dos pour regagner la cade d’escalier.

— Eh ! lança Alexander en se précipitant à sa suite. Ton nom, gamin ?

Jeremy esquissa une grimace puis lui adressa un doigt d’honneur.

— Je vous l’ai dit, c’est Jim !

Et, sans attendre plus longtemps, il se mit à dévaler les escaliers.

— Je déteste les mômes.

Alex inspecta la maison livrée à la poussière et l’amoncellement d’ordures, reposa l’acte de décès sur la console puis claqua la porte d’entrée. D’un pas rapide, il sortit de l’immeuble et s’arrêta au pied de celui-ci, le temps d’allumer une cigarette. La silhouette renfrognée de Jim se tenait à l’angle d’une intersection, quelques mètres plus loin. Sourire en coin, l’agent tira une bouffée de nicotine avant de tourner la tête dans sa direction. Il prétendait fuir la présence d’Alex, mais le garçon devait être intrigué par son travail. Ce n’était pas tous les jours que la A.A mettait les pieds à Seludage.

— Eh, gamin. Tout à l’heure, quand tu as surpris Kurt Dert avec ton ami, vous étiez dans un endroit particulier. Tu as mentionné un hangar. Mais tu saurais me dire précisément où c’est ?

La silhouette de l’adolescent finit par sortir de l’angle. L’air penaud, il s’approcha d’Alex avant de hausser les épaules, le regard perdu au loin.

— On… Ryu et moi, on était dans un hangar où on va souvent. Il est abandonné.

— Oh. Donc tu saurais m’y emmener.

Les yeux de l’adolescent se plissèrent avant même qu’Alex finisse sa phrase. L’agent réprima un sourire moqueur : Jim semblait déjà calculer la décision qu’il allait prendre.

— Je peux vous y emmener, acquiesça-t-il d’un ton rauque. À une condition.

Dur en affaire, soupira Alex en formant un rond avec la fumée qui sortait de sa gorge.

— Je t’écoute, p’tit punk.

Si l’adolescent s’indigna de se faire traiter de punk, il n’en montra rien. Il faut dire qu’avec ses boucles d’oreille noires, la chaîne métallique reliée à deux passants de son jeans et son t-shirt à l’effigie de Green Day, il ne cachait pas ses goûts.

— Je veux que vous m’aidiez à retrouver Ryu, annonça l’adolescent en dressant le menton pour se donner plus de contenance. S’il est pas chez moi, je veux être sûr que vous allez m’aider.

Un rire incrédule chatouilla les lèvres d’Alexander. Le gamin n’avait vraiment pas froid aux yeux. Toutefois, il semblait avoir oublié face à qui il se tenait.

— Je crois que t’as pas trop compris à qui tu t’adressais, grinça Alex en se penchant vers Jim. Je suis un agent de la A.A. Pas un pote à qui tu peux demander de l’aide.

Un éclat d’appréhension étincela dans les iris dépareillés de l’adolescent qui déglutit péniblement, mais resta planté face à l’agent. Puis, avec une grimace narquoise, il siffla :

— Très bien, démerdez-vous pour trouver votre hangar.

Avant qu’il ne fasse demi-tour, Alex lui agrippa le bras, le replia sans douceur dans son dos afin de le coincer et se pencha à l’oreille de l’adolescent.

— En fait, je crois que t’as absolument rien compris, morveux. T’as vraiment pas le choix.

Sur ces mots, Jim blêmit en sentant un canon froid et dur s’enfoncer entre ses reins.

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