- Chapitre 59 -

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Samedi 3 mars 2022, Parc national du Grand Bassin, Nevada, États-Unis d’Amérique.

Yeux au plafond, Jim jonglait avec sa balle anti-stress en forme de cupcake. Quelques jours plus tôt, il s’était retrouvé tétanisé par une crise d’angoisse au milieu des couloirs. Rebecca, qui l’accompagnait sur le chemin du self, l’avait aussitôt emmené dans sa chambre. Elle avait récupéré une boîte d’anxiolytiques qu’elle conservait – au cas où – dans sa pharmacie et lui avait fait prendre une pilule. Pendant que Jeremy évacuait doucement, allongé dans le lit de sa cousine, Rebecca avait fouillé les recoins sombres de ses placards. Elle avait lancé la balle anti-stress directement sur le visage de son cousin, lui tirant une plainte indignée.

Toujours le nez levé vers la plafond, Jim sourit pour lui-même. Il n’y avait que Rebecca pour balancer une balle en forme de cupcake au visage d’un proche pour le soutenir.

Lassé de son petit jeu, il laissa la balle retomber sur sa poitrine et resta sans bouger. Sa chambre était plongée dans l’obscurité et le silence. C’était samedi et il pouvait en profiter pour s’octroyer quelques minutes de pause. Bientôt, les devoirs, les cours, les exercices, les leçons, les réunions reviendraient au grand galop.

Jeremy se tourna sur le flanc en grognant, perclus de douleur. Son dernier entraînement d’art martial avait été rude. Il avait des hématomes sur les côtes et les omoplates. Sans compter que ses genoux le lançaient régulièrement à cause de la poussée de croissance. Peut-être qu’il irait voir le Dr Mann pour lui demander des analgésiques.

Un livre de Stephen King à moitié entamé traînait sur sa table de chevet. Ryu aurait été fier de lui, fier de son étagère à présent bien remplie. La lecture avait toujours été son fort. Mais sans console ni ordinateur, Jim avait dû se rabattre sur d’autres passe-temps. Si la musique prenait la majorité de son temps libre, il aimait aussi grignoter quelques pages de roman noir avant de s’endormir.

Sa gorge se noua alors qu’il laissait ses doigts effleurer la couverture du livre. Est-ce que Ryusuke lisait toujours autant ? Et sa sœur ? Elle aussi dévorait des romans sur sa liseuse pendant des heures. Elle recevrait sûrement une pile de livres pour son anniversaire.

La pensée laissa Jim pantois. Dans deux mois, Thalia fêterait ses onze ans. Onze ans. Bientôt le collège. L’adolescent ramena les mains vers son oreiller pour l’écraser sur son visage. Ses larmes étaient plus faciles à retenir ainsi. Il n’arrivait même pas à imager à quoi pouvait ressembler Thalia maintenant. Un an et demi de séparation avait dû être significatif pour son changement physique. Et que dire du mental ? Était-elle épanouie malgré la situation ?

Le coussin sur la tête, Jeremy resta sans bouger pendant quelques secondes. Il se sentait déconnecté, déraciné. Où était sa maison ? L’appartement de Sludge avait été vidé alors qu’il était encore à l’École. Il avait à peine passé deux semaines chez son père, pas de quoi se sentir chez lui. Et le siège de la Ghost ne serait jamais son foyer ; il s’était fait cette promesse.

La pensée empoisonnée qu’il ne trouverait jamais de chez-lui grignotait ses maigres espoirs. Même s’il retournait un jour à Modros, que trouverait-il ? Et qui ?


Jeremy ne dégagea l’oreiller de sa tête que lorsqu’on frappa à sa porte. Il soupira d’être dérangé, grogna de douleur en posant les pieds sur le faux parquet et claudiqua sur le peu de mètres qu’il avait à parcourir.

— Salut, gros naze, déclara Rebecca en le lorgnant entre ses rangées de cils sombres. Ça pue toujours ici.

Jim dévisagea sa cousine d’un air mauvais. Même s’il la dépassait de quelques centimètres à présent, elle avait toujours cette faculté de le prendre de haut en toute circonstance. C’était évidemment un rituel moqueur entre eux, mais Jeremy ne manquait jamais de s’offusquer pour la forme.

— Je vais aérer, grommela-t-il en traversant sa chambre pour ouvrir l’unique fenêtre.

Elle était en hauteur – le centre de formation était semi-enterré – et grillagée. Pas de quoi faire un point d’observation agréable. Mais cette ouverture se révéla fort utile pour dissiper l’odeur de renfermé – chacal affirmait Rebecca – qui polluait la pièce.

— Je vais peut-être pouvoir respirer, acquiesça-t-elle du bout des lèvres.

Elle jeta un coup d’œil désapprobateur aux tas de vêtements éparpillés, aux livres rangés de façon aléatoire sur l’étagère, aux draps défaits. Puis sourit en constatant que son ancienne guitare était glissée sur son pied et éloignée du bazar général.

— Tu devrais demander une nouvelle guitare, lança-t-elle en se laissant choir au bord du lit. Celle-ci finira par te limiter.

— Ça fait qu’un an que j’en joue, s’étonna son cousin en venant frôler le manche de l’instrument. Elle me convient très bien.

Rebecca l’observa en silence, s’amusant de ses cheveux en pétard et de la trace d’oreiller qu’il portait sur la joue. Avec sa silhouette élancée et finement musclée, il était à des kilomètres de l’ado malingre et intimidé qu’elle avait rencontré des mois plus tôt.

— Bon, tu sais quel jour on est.

Jim se tourna vers elle, les yeux plissés. À vrai dire, il avait tendance à perdre le décompte des jours. Il savait que mars venait de débuter, mais…

— Oh merde.

Une mimique narquoise étira les lèvres de Rebecca. Elle rabattit sa queue-de-cheval brune derrière son épaule et fouilla la poche de sa veste en jeans. Elle en sortit une simple enveloppe pliée en quatre.

— Qu’est-ce que tu m’as prévu, encore ? marmonna Jim en s’asseyant à côté d’elle.

— Un truc qui nous mettra tous les deux profondément dans la merde si on se fait chopper, souffla-t-elle en déposant la lettre pliée dans la paume de son cousin.

Méfiant, Jeremy ouvrit l’enveloppe en serrent les dents. Peut-être que ce n’était qu’une farce, qu’une multitude de confettis lui sauterait au visage d’une seconde à l’autre. Dans la lettre, il n’y avait pas trace de confettis. Mais une simple clé magnétique.

— C’est quoi ça ? chuchota Jim en sentant son ventre se nouer. Y’a que les profs et les Fantômes qui en ont sur eux.

— Je sais bien. C’est une clé d’accès aux salles informatiques du centre de formation.

— Hein ? lâcha Jeremy en écarquillant les yeux. Euh… OK. Je fais quoi avec ça, moi ?

— Laisse-moi finir, abruti. Salle 112. Sur l’ordi tout à droite quand tu rentres dans la pièce, j’ai associé ma session personnelle. Je t’ai écrit les codes d’accès à l’intérieur de l’enveloppe. Sur ta session, plein de trucs sont bloqués, comme la messagerie ou des sites de chat. Sur la mienne, j’ai pas non plus accès à tout, mais… déjà à plus de trucs. (Elle lui adressa un sourire en coin.) Comme les plateformes de téléchargement de films ou de jeux vidéo.

Jeremy rit doucement en observant la clé magnétique entre ses doigts.

— Bordel, j’ai pas vu de films ou de séries depuis un bail. Et je te parle même pas de jouer. (Il cessa de sourire pour demander prudemment :) J’imagine qu’essayer de contacter mes parents, c’est mort ?

— Essaie même pas, siffla Rebecca d’un ton cassant. Nos sessions sont publiques sur l’intranet du siège. Les systèmes de contrôle et de sécurité filtrent tous les messages. Faudrait avoir une session privée et de haut-gradé pour passer cette barrière.

— Fais chier, se contenta de répondre Jeremy.

Il s’efforça à ne pas paraître trop découragé face à sa cousine. Elle s’était déjà mise en danger pour lui offrir cette clé et des instants de divertissement vidéo-ludique.

— Et si tu pouvais éviter de nous mettre dans la merde tous les deux, ça m’arrangerait, insista Rebecca en lui saisissant le poignet.

— Oui, t’inquiète pas, la rassura l’adolescent en glissant la clé dans son enveloppe. Je contacterai pas mes parents. Je veux pas risquer de… de me retrouver encore plus isolé en me faisant choper. (Il adressa un petit sourire embarrassé à sa cousine.) Ni te mettre dans la mouise.

— T’as intérêt, gronda Rebecca en lui assénant une taloche à l’arrière du crâne. Bon anniversaire, gros naze.

— Tu peux pas t’empêcher d’être violente, hein, se plaignit-il en frottant sa tête.

— Et non, sombre demeuré.

— De pire en pire, marmonna Jim en se laissant tomber dans son lit.

Il profita d’avoir laissé la balle cupcake à proximité pour la lancer sur sa cousine. Elle l’atteignit à l’arrière du crâne et retomba sur le lit. Les yeux de Rebecca ressemblaient à de l’or glacé quand elle se tourna vers lui.

— Simple vengeance, expliqua Jim en levant les mains pour se dédouaner.

— Tu vas le regretter, chacal, s’exclama Rebecca en bondissant sur le lit.


Edward toqua à la porte, attendit, puis fronça les sourcils. Alors que le couloir était plongé dans le silence, des cris et grognements s’échappaient de la pièce. Inquiet, il finit par utiliser sa clé magnétique pour déverrouiller le battant. Il entra d’un pas rapide, la main sur la crosse de son Glock 23 qui ne quittait jamais sa ceinture. La vue de sa fille et de son neveu en train de se mordre et de se tirer les cheveux le laissa médusé. Passé la surprise, il hésita entre un rire nerveux et un tir de sommation pour mettre fin à leur dispute puérile. Mais il ne voulait pas perdre de balle inutilement ni approuver leur petite bataille.

Il se contenta de donner trois coups secs contre la porte, la mâchoire tendue. Rebecca pâlit en le voyant, lâcha les cheveux de son cousin et se redressa. Jim vira quant à lui au cramoisi.

— Papa, lança Rebecca d’une voix blanche.

— Ma fille, soupira Ed en s’avançant dans la pièce. Je pensais qu’à presque dix-sept ans, ce genre de comportement te serait passé. (Il glissa les yeux vers son neveu, qui observait un pan de mur avec insistance.) Il en va de même pour toi, Elias. Quinze ans, c’est pas cinq. Si tu pouvais éviter de mordre ta sœur à l’avenir.

Jeremy quitta son point de repère des yeux pour dévisager son oncle. L’anniversaire d’Elias Sybaris était en mai, pas en mars. Edward avait-il fait cette erreur volontairement ?

— Je sais très bien quel jour on est, précisa son oncle avec un rictus devant son air perplexe.

Sans plus d’explications, il s’avança près du lit. Il avait remarqué l’enveloppe pliée qui s’y trouvait. Jim fit un pas, ouvrit la bouche, mais Rebecca le devança :

— C’est à moi, c’est la clé que Mme Ladrian m’avait donnée pendant mon stage.

— Et qu’est-ce que ça fiche ici ? s’enquit son père d’un ton lourd de menaces en récupérant la lettre. Tu n’es plus en stage depuis des mois.

— Je l’avais mise de côté et j’ai oublié, expliqua sa fille avec une grimace contrite. Je me rendais justement dans la section administrative pour la rendre. Je suis passée devant la chambre d’Elias et je me suis rappelé que c’était son annivers… que c’était un jour spécial pour lui.

Edward rendit l’enveloppe à sa fille avec un pincement sévère des lèvres. Il savait parfaitement ce que ce genre de clé pouvait octroyer comme droits. Se rendre au cœur du siège, se connecter à un ordinateur et, avec les bons identifiants, contacter des personnes extérieures.

La clé en question n’était pas celle de Mme Ladrian, mais une simple clé d’accès aux salles informatiques. Rebecca n’aurait jamais pris le risque de piquer une clé plus importante. Mais même un accès à une salle d’ordinateurs lui aurait valu une sacrée punition si son père avait appris son vol.

— Va rendre la clé, ordonna Ed d’un ton las en faisant un signe de la tête vers la porte. Je dois discuter avec ton frère.

Rebecca acquiesça promptement, jeta un coup d’œil désolé à son cousin puis disparut dans le couloir.

Le cœur de Jeremy frappait ses côtes avant tant d’acharnement qu’il en avait mal. Sa pâleur et ses traits tirés arrachèrent un froncement des sourcils à son oncle.

— Tout va bien ? Tu as encore mal aux genoux ?

— O-Oui, bredouilla Jim en se redressant tant bien que mal. Je vais aller voir le Dr Mann.

Ed acquiesça du menton en silence, songeur. Jeremy avait beau avoir grandi en lui ressemblant encore plus, l’homme ne voyait que leurs différences. Toutes ces petites choses qui lui rappelaient qu’il n’était pas de son sang. La forme de ses yeux et de ses lèvres, la pointe de son nez, sa tignasse rebelle… il tenait tout ça de Maria. Même certaines de ses mimiques semblaient être des copié-collé de celles de ses parents.

— Je pense qu’il est temps de te présenter à mes supérieurs, déclara Edward de tac-au-tac. Tu travailles bien, tu te tiens de mieux en mieux pendant les réunions familiales… (Il considéra l’air débraillé de l’adolescent d’un air las.) … et je vais prétendre n’avoir rien vu de ta petite bataille avec Rebecca.

Soulagé, Jim déglutit puis hocha la tête. Il s’était attendu à essuyer un savon plus sévère. Après tout, son oncle était entré dans sa chambre avec la main sur son arme et des yeux féroces.

— Je vais commencer à t’amener aux rencontres avec la haute-administration de la Ghost.

Jeremy encaissa la nouvelle en blêmissant, son cœur toujours plus furieux dans sa poitrine. Il regretta de ne pas avoir sa balle anti-stress à proximité pour l’écraser de ses doigts nerveux. Rebecca et lui l’avaient fait tomber pendant leur bataille.

— Tu seras toujours avec Rebecca, pas la peine de t’angoisser, ajouta Edward en s’approchant de lui. Le Dr Mann m’a dit que tu étais encore très stressé sur certaines choses. Tu as pris en confiance depuis que tu es arrivé, mais… (Il observa son neveu de la tête aux pieds, l’ombre d’un sourire aux lèvres.) On ne peut pas être parfaits, je sais. J’ai conscience que tu as fait beaucoup d’efforts depuis un an et…

Une boule se coinça en haut de la gorge d’Edward. Même à quarante ans, c’était si dur de prononcer des mots qu’on n’avait jamais reçus à son tour.

— Et je suis fier de toi.

La déclaration abaissa légèrement la muraille que l’adolescent érigeait perpétuellement en présence de l’homme. Ed devina au fond de ses yeux vairons un mélange de surprise, de méfiance et de reconnaissance. Il se sentit étrangement troublé par l’idée que Jim puisse ressentir autre chose que de la haine à son égard.

— Je te tiens au courant de la prochaine rencontre qui vaudra le coup, reprit Edward en redressant les épaules. Prépare-toi en attendant.

Avant de partir, Ed fit quelques pas vers son neveu. Jeremy redressa aussitôt sa barrière et se raidit de la tête aux pieds. Son oncle lui adressa un sourire espiègle.

— Et la prochaine fois que tu veux te raser, demande-moi de te montrer. Tu vas finir par te trancher la gorge, doué comme tu es.

Avant que Jim puisse dire quoi que ce soit, son oncle tourna les talons et s’en alla sans un regard en arrière. Vexé, l’adolescent se rendit d’un pas furieux dans la salle de bains. La dernière fois qu’il avait rasé les quelques poils solitaires qui poussaient sur son menton et au-dessus de sa lèvre, il avait été satisfait du résultat. Il ne s’était coupé que quatre fois. Bien mieux que sa première tentative, où il s’était carrément entaillé la narine et avait saigné pendant une demi-journée.

Dans le miroir, les minuscules coupures – récentes comme anciennes – constellaient le bas de son visage. Ce n’était effectivement pas bien beau à voir.

— Fais chier, marmonna Jim en jetant un regard noir au miroir. C’est toi qui es naze, pas moi.

Son reflet lui affirma exactement la même chose.

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