- Chapitre 56 -

11 minutes de lecture

Dimanche 4 juillet 2021, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Maria fit glisser les tasses de café devant chaque invité puis déposa au milieu de la table le gâteau au chocolat que Thalia et elle avaient cuisiné plus tôt. Michael avait accepté de les recevoir dans son trois-pièces en ce jour de fête nationale. Le soleil dardait ses rayons dans le salon, des images de feux d’artifice et de parades passaient à la télé, des cris retentissaient à l’extérieur de l’appartement.

Aucun d’entre eux ne souriait.

— Servez-vous, déclara mécaniquement Maria en tapotant la pelle à tarte posée sur le gâteau.

Bien décidé à réchauffer l’ambiance gelée, Mike entreprit de servir tout le monde. Ethan était installé à sa gauche, suivi de Thalia puis de Will. Maria fermait le cercle, la mine sombre.

— Alors c’est tout ce que tu nous proposes ?

Ethan observa la feuille qu’il avait mise à disposition de son ex-compagne. Il y était noté les informations cruciales qu’il avait obtenues sur la situation de leur fils. Peu de données, en somme, et qui ne leur permettaient pas d’établir un plan précis.

— Jane nous a communiqué tout ce qu’elle a pu voir ou entendre, expliqua Ethan en s’efforçant de ne pas paraître trop abattu devant Thalia. Elle a pas pu apprendre grand-chose.

Maria ne pipa mot, la bouche aplatie en une mince ligne. Elle avait compté sur Ethan, qui travaillait encore à la A.A, pour mener les recherches concernant leur fils. Face au peu d’informations que contenait la feuille de son ex-compagnon, elle ne pouvait qu’être déçue. Que pouvaient-ils faire concrètement à partir de si peu de pistes ?

— Pourquoi il veut en faire son héritier ? Il a pas déjà une fille ? grogna Will en observant le feuillet récapitulatif.

— Une histoire de famille et de société, comme toujours. D’après lui, la Ghost Society n’est pas assez ouverte à la parité. Elle n’offre pas suffisamment de postes à responsabilités pour les femmes. Il a peur que Rebecca finisse comme sa mère.

Comme le médecin haussait un sourcil inquisiteur, Maria précisa :

— Brooke, la compagne d’Edward, est morte sur le terrain, en mission. (Avec un rictus tordu, elle ajouta dans un murmure :) Comme Adrián.

Ethan lui adressa un regard compatissant. Il avait été à ses côtés quand Maria avait perdu son partenaire. Il se rappelait encore ses sanglots, ses cris, son impuissance. Leur impuissance.

Comme le silence s’installait, Ethan reprit lentement :

— En adoptant Jeremy, il conserve les faveurs de ses supérieurs à son égard. Il a un fils sur qui compter pour récupérer ses avantages une fois qu’il aura pris sa retraite.

— C’est vraiment un truc qui m’échappe, marmonna William en faisant tournoyer le café dans sa tasse. Ces avantages familiaux, ces questions d’héritage… à croire que le réseau de la Ghost a des siècles de retard.

— Toutes les sociétés-filles ne sont pas comme ça, le rassura Maria en posant le menton sur sa main. Il y a qu’à voir les Amazones.

— Tu parles d’un exemple.

Comme le visage de Maria se plissait, il posa une main sur la sienne.

— Désolé. C’est juste que… c’est le groupe le plus marginal du réseau.

Maria souleva sa main pour l’embrasser discrètement, lui signifiant au passage qu’il était pardonné. Will lui sourit en retour puis fronça les sourcils devant la moue déroutée d’Ethan.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je… ne savais pas que vous étiez ensemble.

— Tu n’étais pas au courant ? Thalia ne t’a rien dit ?

— Non, déclara Ethan dans un souffle. Je… tant mieux pour vous.

Alors que William ouvrait la bouche, Maria intervint abruptement :

— Ma relation avec Will n’est absolument pas la raison pour laquelle nous sommes là. (Elle lâcha la main de son compagnon pour agripper la feuille.) Ethan, concrètement, comment on arrache Jem des griffes de ton frère ?

— Ni toi ni moi ne pouvons mettre les pieds au siège de la Ghost. Ma famille nous en empêchera, ils refuseront nos demandes de visite. On peut aussi faire une croix sur Michael et Grace ; Edward les connaît.

— Jane ? proposa Maria d’un ton de plus en plus crispé.

— C’est le moins risqué. Mais elle était présente au siège de la Ghost quand j’ai appelé Edward, il a dû faire le rapprochement. Si on compte sur elle, faudra être prudent.

Maria reposa la feuille en jurant en italien. Thalia baissa le nez, consciente de la colère et de la peine de sa mère. Pour occuper ses mains tremblotantes, elle rassembla les miettes de sa part de gâteau dans un coin de son assiette. Quand elle releva le cou, Mike l’observait du coin de l’œil avec un petit sourire. Il était le seul à se rappeler son existence quand ses parents s’inquiétaient du sort de Jeremy.

— Alors quoi ? grommela William en vidant sa tasse de ses dernières gouttes de café. On attend un miracle ? Que ton frère décide de ne plus être la pire crevure de l’univers ?

— C’est pas la pire crevure de l’univers, crois-moi, rétorqua Ethan d’un air sombre. Et, non, on n’attend pas un miracle. On attend une opportunité, une ouverture.

L’air désabusé de Will fit grimacer l’agent. Il se redressa pour se donner contenance et expliqua :

— Edward ne peut pas garder Jeremy enfermé pendant des années et des années. Il faudra bien qu’il le fasse sortir du siège à un moment donné. Pour un entraînement, un voyage, un événement de la Ghost Society… n’importe quoi.

— Mais ça peut arriver quand, ce genre d’opportunité ? souffla Maria sans dissimuler sa nervosité croissante. Il peut s’écouler des mois, hein ?

Son ex-compagnon ne chercha pas à lui mentir. Il serra les dents en plongeant les yeux dans ceux brouillés de Maria. Puis il hocha la tête.

— Des mois, oui. Un an. Si Edward pousse le bouchon encore plus loin, deux, trois ans…

Les traits de Maria se figèrent pendant une seconde. Elle expira difficilement, carra les mâchoires, inspira de nouveau puis acquiesça. Si son port de tête était stable, son regard ferme, tout le reste de son corps tremblait.

— Alors on peut qu’attendre, résuma Michael en se resservant du gâteau. Attendre qu’Ed se décide à sortir notre p’tit gars de sa prison. Déterminer l’endroit où il l’emmènera, établir un plan et récupérer Jeremy.

— C’est ça, chuchota Ethan en se prenant le visage entre les mains.

Alors que le silence et le noir envahissaient son esprit, une petite tape sur la cuisse lui fit baisser les yeux. Thalia lui adressait un sourire incertain, sa cuillère toujours dans une main. Une bouffée d’amour enserra Ethan jusqu’au cou.

— Merci, ma puce, murmura-t-il en lui serrant la main en retour.

Elle était l’un des derniers rayons de soleil dans son ciel gris personnel.


Thalia observait la maison à étage par la fenêtre de la voiture. Elle était banale, ressemblait à ses voisines de banlieue familiale. Seule la plaque indiquant le cabinet de consultation de Will la différenciait du reste de la rue.

— C’est gentil de nous accueillir pour quelques jours, souffla Maria en serrant la bride de son sac d’affaires.

William lui adressa un mince sourire en coupant le moteur. Ce n’était pas le genre d’homme à être constamment affable ou blagueur. Thalia ne l’avait d’ailleurs jamais entendu rire. Après des mois passés chez Michael, la différence entre les deux hommes l’enveloppait d’appréhension.

— On te dérangera pas toute la semaine, ajouta sa mère en ouvrant la portière. C’est tes congés, on va te laisser respirer tranquillement.

Comme Will ouvrait la porte à Thalia pour la laisser sortir, elle perçut sans mal le soulagement dans la voix de l’homme :

— Mais non, Maria, vous me dérangez pas. Au contraire. Je vis tout seul, ça me fera du bien un peu de compagnie.

Thalia se rapprocha de sa mère tandis qu’ils remontaient l’allée de dalles. L’accès au cabinet se trouvait sur la droite, simple, formel. L’entrée de la maison n’était pas bien plus chaleureuse : pas de décorations, pas de fleurs, à peine le nom du médecin.

Les bras de Maria et de Will se frôlèrent quand ils rentrèrent. Son sac serré contre la poitrine, Thalia les suivit sans un mot. Elle s’était habituée à vivre chez Mike. Elle partageait la chambre d’amis avec sa mère et retournait à l’école depuis quelques mois. Elle s’était même fait une amie. Pourquoi devait-elle déménager encore ?

— C’est assez simple, s’excusa Will en traversant le salon pour se rendre dans la cuisine. Vous voulez boire quelque chose ?

Tandis que Maria le rejoignait pour se servir un verre d’eau, Thalia resta campée près de l’entrée. C’était un salon sans fioritures, sans bibelots inutiles, sans vêtements oubliés. Si loin de l’appartement de Sludge ou de celui de Mike. L’estomac de la fillette se noua.

— Maman, l’appela-t-elle en traversant la pièce d’un pas nerveux.

Maria lui jeta un coup d’œil étonné puis fronça les sourcils.

— Tes chaussures. Tu vas tout salir.

Thalia bredouilla des excuses avant de se pencher pour retirer ses tennis. Quand elle se redressa, sa mère discutait de nouveau avec Will. Voilà, ils l’oubliaient encore. Elle aurait aimé que son frère soit là. Il parvenait à se faire discret comme à attirer l’attention. Plus d’une fois, il avait aidé Thalia à parler à leur mère lorsqu’elle n’avait pas eu le courage de la tirer d’une occupation ou d’une humeur sombre.

— Maman. Maman ?

Will baissa les yeux en premier sur la fillette, l’air inquisiteur.

— Je… on va rester longtemps ?

Sa question brute fit grimacer Maria. Elle tendit le bras pour se resservir un verre d’eau puis souffla :

— Quelques jours. Will a une chambre d’amis, lui aussi, alors tu auras ton propre lit, t’inquiète pas.

Ce n’était pas ce qui l’inquiétait.

— Et Mike ? On retourne pas chez lui ?

— Mon cœur, Michael peut pas nous héberger pour toujours. Il faut qu’on trouve notre propre maison.

Même si elle savait que l’inverse n’aurait jamais été possible, la fillette fit une moue déçue. Elle aimait Mike : il la soulevait dans ses bras pour la faire tournoyer, lui adressait des grimaces puériles quand Maria avait le dos tourné, racontait des blagues à chaque repas et lui servait des chocolats chauds sur le canapé. William n’avait pas l’air d’accepter les repas devant la télé ni les concours d’histoires drôles.

— Et puis, ajouta Maria avec un petit sourire, tu sais que Will et moi on est ensemble maintenant. (Elle acquiesça brièvement du menton.) Eh bien… ça pourrait être sympa de vivre ici, non ? En plus, Will m’a dit que le fleuriste du quartier recherchait de l’aide. Je pourrai travailler rapidement.

Comme Thalia se mettait à mâchouiller sa lèvre inférieure, sa mère tendit le bras pour lui caresser la joue. La fillette se fit violence pour ne pas reculer. Elle ne voulait pas que Maria perçoive son trouble.

— On peut essayer, dans un premier temps ? Passer la semaine chez Mike pour que tu puisses aller à l’école et retourner chez Will le week-end ?

Thalia considéra la proposition en serrant plus fort son sac contre elle. Ça lui semblait plutôt honnête comme essai. Elle s’apprêtait à hocher la tête quand elle réalisa à voix haute :

— Et papa ?

Maria se redressa légèrement, étonnée. Quant à William, il ne masqua pas son exaspération.

— Je vais plus aller chez lui ?

— Mon cœur… si tu veux allez chez ton pè…

— Oui, la coupa abruptement Thalia, le visage tiré de colère. Je veux le voir le week-end.

Songeuse, sa mère échangea une œillade rapide avec Will avant de hausser les épaules.

— On peut continuer à faire une semaine sur deux ?

— OK.

Maria acquiesça en souriant, soulagée d’avoir trouvé une solution qui convenait à sa fille. Elle s’avança pour la serrer dans ses bras, mais Thalia se déroba et fila dans le salon.

— Elle risque de bouder un peu, soupira Maria en se tournant vers son compagnon. Le temps qu’elle s’adapte.

— Pas de soucis. Je comprends qu’elle soit chamboulée.

— Merci encore, Will. Mike a été adorable avec nous, mais il me faisait même pas payer une partie du loyer. Je me sentais trop coupable et ça me bouffait.

— Si tu veux absolument participer aux dépenses, tu pourras, la rassura William en passant une main dans ses cheveux. On va y aller doucement pour la transition. Si Thalia peut être à la maison en semaine d’ici la rentrée, ce serait super. En plus, j’ai repéré son école à Down-Town. Je pourrais l’y emmener.

La culpabilité était moins brûlante dans la gorge de Maria. Elle ferma les yeux et laissa les caresses de Will la détendre jusqu’aux os.

— Et Jeremy ? On fera comment une fois qu’il sera revenu ?

Les gestes tendres de Will ralentirent puis cessèrent complètement. Surprise par la rigidité de ses bras, Maria se décolla de son épaule pour le dévisager.

— Tu as qu’une chambre d’amis et elle est pas bien grande, expliqua la femme d’un air soucieux.

— Il… tu veux vraiment qu’il vienne à la maison ?

L’étonnement de Maria vira à la perplexité méfiante.

— Pourquoi pas ?

— Maria… aussi dur que ce soit à entendre… Tu crois pas que Jeremy ferait aussi bien de rester auprès d’Edward et sa famille ?

Brutalement refroidie, elle recula d’un pas et croisa les bras. Ses yeux plissés toisaient Will avec irritation.

— Tu me parlais jamais de lui, chuchota la femme en secouant la tête. Je comprends mieux. C’est mon fils, Will. Je l’abandonnerai pas.

— Je dis pas ça, soupira le médecin en repoussant ses mèches noires en arrière. Simplement… j’ai peur qu’il amène le danger avec lui s’il revient. Les Sybaris le veulent de leur côté. S’il retourne à Modros, les emmerdes suivront.

Ahurie par les propos de son compagnon, Maria déglutit péniblement avant de siffler :

— William, j’ai passé huit ans dans le mensonge et la crainte que cette tarée d’Alexia Sybaris découvre le pot aux roses. Je peux le refaire de nouveau.

La placidité des traits de Will se fissura d’un coup. Ses yeux bleus étincelaient de colère libérée.

— Tu ferais ça pour un gosse qui a déjà foutu ta vie en l’air ?

— Jeremy est absolument pas responsable de ça, asséna-t-elle en retour d’un ton sec.

— Ah oui ? Pour un gamin que tu voulais même pas, il aura quand même bouffé un bon paquet des réussites de ta vie.

Maria ne répondit rien, les lèvres écrasées l’une contre l’autre. Elle avait peur de se mettre à l’insulter copieusement si elle entrouvrait la bouche. Elle garda les bras fermement croisés sur la poitrine – là aussi, elle craignait de le gifler – et susurra :

— William, tu étais à mes côtés quand j’étais enceinte de Jeremy, alors, oui, tu sais que ça m’a foutu dans un état pas possible. Pourtant, tu sais aussi que…

— Maria, je te rappelle que tu es venue me voir pour avorter, répliqua l’homme avec sidération.

Elle haussa les sourcils, le dévisagea dans un silence glacé puis sourit.

— Tu veux jouer aux connards ? Très bien. J’en ai eu ma pelle, un de plus, un de moins…

Avec des gestes furieux, elle ramassa son sac et retourna dans le salon. William la rattrapa par le bras avant de déclarer avec hâte :

— Je suis désolé, Maria. (Elle lui adressa un sourire acide en réponse.) Vraiment, je… Je sais que tu le désirais, finalement. C’est juste que…

— Will, j’ai besoin de soutien, d’encouragement, d’affection. Je veux pas d’un homme donneur de leçon. Mes décisions concernant mes enfants ne regardent que leur père et moi. Je veux que ce soit clair.

— C’est clair, murmura Will après quelques secondes de silence. Je suis désolé.

Maria soupira en constatant combien ça lui avait coûté de dire ces trois mots.

— J’espère que tu cuisines bien, marmonna-t-elle du bout des lèvres. Pour te faire pardonner.

— Je vais faire de mon mieux, lui promit-il. Sur tous les plans.

Peinée, Maria soupira puis hocha la tête. Elle était sincèrement soulagée que William soit rapidement revenu sur ses déclarations. Elle n’aurait pas eu la force de subir une énième déception.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Co "louji" Lazulys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0